Rien n'a de sens: si tout ce qui est, la gestuelle humaine y compris, semble relever d'un mécanisme aveugle, il est impossible de se dérober au déferlement de l'absurde, du sentiment de “l'absence de toute raison profonde de vivre” (Albert Camus) ; au lieu de vivre sur l'avenir (“demain, plus tard, quand tu auras une situation, avec l'âge du [tu?] comprendras”), on “se situe par rapport au temps”, c'est-à-dire par rapport à la “ certitude mathématique” de la mort. L'absurde, ce n'est donc ni le monde ni le moi, c'est le “divorce” entre les deux : “il naît de leur confrontation”.

L'œuvre d'art absurde, pour l'auteur du Mythe de Sisyphe, “naît du renoncement de l'intelligence à raisonner le concret. Elle marque le triomphe du charnel”. Elle “exige un artiste conscient de ces limites et un art où le concret ne signifie rien de plus que lui-même”. Ainsi, l'œuvre d'un Kafka n'est pas absurde : elle se soutient d'une inspiration religieuse qui l'ente sur l'universel ; on y trouve encore “des raisons de vivre, des raisons d'espérer” ; on n'y atteint pas à “la singulière grandeur que l'œuvre absurde exige”. Cette grandeur comment la cerner ? “Travailler et créer pour rien, sculpter dans l'argile, savoir que sa création n'a pas d'avenir, voir son œuvre détruite en un jour en étant conscient que, profondément, cela n'a pas plus d'importance que de bâtir pour des siècles, c'est la sagesse difficile que la pensée absurde autorise.” Mimer le non-sens, démultiplier les singularités, court-circuiter les illusions et les mensonges, cela requiert toute une ascèse. Le thème de l'absurde, par son caractère héroïque, renvoie sans doute à Pascal et à Kierkegaard, non moins qu'à Dostoïevski.

Sa teneur n'en est pas épuisée pour autant.

N'y a-t-il pas déjà de l'absurde, mais étrangement nimbé de jubilation, dans les farces de Plaute et les parades médiévales, dans les nursery rhymes et les intermèdes shakespeariens, dans le Livre de l'Absurde d'Edward Lear (1846) et A travers le miroir de Lewis Carroll (1871), pour ne rien dire des spectacles d'Apollinaire et Alfred Jarry? Au théâtre, Ionesco et Beckett, Arrabal et Pinter, n'ont pas seulement exploré les mille facettes de l'impossibilité de communiquer, ils ont ramené l'espace scénique a l'espace de jeu hic et nunc et dénudé la représentation avec une allègre désinvolture.

Et la musique ? Adam de Fulda la définissait, en 1490, comme une meditatio mortis ; formule austère, certes, dont l'écho résonne jusque dans Y Esthétique de Hegel. Mais songez a Erik Satie : on lui avait répété, dans sa jeunesse, qu'à 50 ans “il verrait” ; au jour de ses 50 ans, il n'a toujours “rien vu”. On peut parler de l'absurde avec la légèreté d'un Clément Rosset, montrant qu'une joie aérienne peut fort bien jaillir face au hasard, c'est-à-dire à un réel dépouillé de ses arrière-mondes ; face à un réel sans double, donc sans doublure : vécu “en direct”, parce que chacun y est acteur de sa propre vie.

Rien de surprenant, en somme, dans l'évolution de Camus — un Camus actif, acteur, et non point seulement spectateur. Selon le témoignage de son maître et confident Jean Grenier, “il se défendait de penser que son essai [Le mythe de Sisyphe] résumât tout : il avait voulu simplement tirer les conséquences logiques d'une "philosophie de la non-signification"... Malheureusement, il en résulte qu'aucun jugement de valeur ne peut être retenu et cela lui paraissait impossible, toutes nos actions comportant des jugements de valeur. On a beau se dire que tout est permis, il y a des actions qu'on ne fera pas, des paroles qu'on ne reniera pas... Et il concluait : il y a un mythe absurde, il n'y a pas de pensée absurde”.

• A. camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1943. — D.H. cope, New Directions in Music, Dubuque, lowa; Wm C. Brown Publishers, 1984 (4th Edition). —J. grenier, Albert Camus, Souvenirs, Paris, Gallimard, 1968. — C. rosset, Logique du pire, Paris, puf, 1971.