BIBLIOTHИQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
FONDЙE РАК FЙLIX ALCAN
LOGIQUE DU PIRE
Elйments pour une philosophie tragique
PAR
CLЙMENT ROSSET
Maоtre-Assistant а la Facultй des Lettres et Sciences humaines de Nice
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS 1971
f
Dйpфt lйgal. — lre йdition : 1er trimestre 1971 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
rйservйs pour tous pays © 1971, Presses Universitaires de France
PRЙFACE
Ce qui est dйcrit dans ce livre est une vision tragique, qu'on pourra considйrer comme une sorte d'envers de la vision plotinienne : а Vexlrйmilй opposйe de la « simplicitй du regard » — vision de Γ Un —, une diversitй du regard — vision du multiple qui; poussйe а ses limites, devient aveugle, aboutissant а une sorte d'extase devant le hasard (qui n'est, paradoxalement, pas sans rapports peut-кtre avec l'extase de Plotin). La philosophie tragique est l'histoire de cette vision impossible, vision de rien — d'un rien qui ne signifie pas l'instance mйtaphysique nommйe nйant, mais plutфt le fait de voir rien que ce soit dans l'ordre du pensable et du dйsignable. Discours en marge, donc, qui ne se propose de livrer aucune vйritй, mais seulement de dйcrire de la maniиre la plus prйcise possible — d'oщ l'expression de « logique du pire » — ce que peut кtre, au spectacle du tragique et du hasard, cette « antiextase » philosophique.
CHAPITRE PREMIER
DU TERRORISME EN PHILOSOPHIE
1 — POSSIBILITЙ D'UNE « PHILOSOPHIE » TRAGIQUE ?
L'histoire de la philosophie occidentale s'ouvre par un constat de deuil : la disparition des notions de hasard, de dйsordre, de chaos. En tйmoigne la parole d'Anaxagore : « Au commencement йtait le chaos ; puis vint l'intelligence, qui dйbrouilla tout. » Une des premiиres paroles d'importance а avoir rйsonnй dans la conscience philosophique de l'homme occidental fut donc pour dire que le hasard n'йtait plus : parole inaugurale, qui йvacue du champ philosophique l'idйe de hasard originel, constitutionnel, gйnйrateur d'existence. Sans doute le hasard devait-il, au sein de cette philosophie qui l'avait refusй, retrouver une certaine place ; mais il ne devait jamais, ou presque, s'agir que d'un second rang. Le hasard existait, mais seulement а partir, et dans le cadre, d'un ordre qui lui servait d'horizon : conception systйmatisйe par la cйlиbre thиse de Cournot. Ainsi devenait possible ce qui, au cours des siиcles, a йtй dйsignй sous le nom d'entreprise philosophique. Tous ceux pour lesquels l'expression de « tвche philosophique » a un sens — c'est-а-dire presque tous les philosophes — s'accorderont en effet а penser que cette tвche a pour objet propre la rйvйlation d'un certain ordre. Dйbrouiller le dйsordre apparent, faire apparaоtre des relations constantes et douйes d'intelligibilitй, se rendre maоtre des champs d'activitй ouverts par la dйcouverte de ces relations, assurant ainsi а l'humanitй et а soi-mкme l'octroi d'un mieux-кtre par rapport au malheur attachй а l'errance dans l'inintelligible — c'est lа un programme commun а toute philosophie rйputйe sйrieuse : commun, par exemple, а des entreprises aussi diffйrentes, et mкme aussi opposйes, que celles de Descartes et de Freud. Devenait йgalement possible le fantasme fondamental de ceux
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qu'а tort ou а raison on nomme pйjorativement des « intellectuels » : l'espoir secret qu'а force d'intelligence, de pйnйtration et de ruse il est possible de dissoudre le malheur et d'obtenir le bonheur. Fantasme dont l'optimisme est de nature а la fois ontologique et tйlйologique. Ontologique : on estime que l'ordre des pensйes est en prise sur Γ « ordre » des кtres, ce qui suppose en outre que l'кtre est, de certaine maniиre, ordonnй. Tйlйologique : la rйvйlation de cet ordre а la fois intellectuel et existentiel est susceptible d'aboutir а l'obtention d'un mieux-кtre. Dans ces perspectives, l'exercice de la philosophie recouvre une tвche sйrieuse et rassйrйnante : un acte а la fois constructeur et salvateur.
A l'opposй et en marge de cette philosophie, il s'est trouvй, de loin en loin, des penseurs qui s'assignиrent une tвche exactement inverse. Philosophes tragiques, dont le but йtait de dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos enterrй par Anaxagore ; d'autre part, de dissiper l'idйe de tout bonheur virtuel pour affirmer le malheur, et mкme, dans la mesure du gйnie philosophique dont ils disposaient, le pire des malheurs. Terrorisme philosophique, qui assimile l'exercice de la pensйe а une logique du pire : on part de l'ordre apparent et du bonheur virtuel pour aboutir, en passant par le nйcessaire corollaire de l'impossibilitй de tout bonheur, au dйsordre, au hasard, au silence, et, а la limite, а la nйgation de toute pensйe. La philosophie devient ainsi un acte destructeur et catastrophique : la pensйe ici en њuvre a pour propos de dйfaire, de dйtruire, de dissoudre — de maniиre gйnйrale, de priver l'homme de tout ce dont celui-ci s'est intellectuellement muni а titre de provision et de remиde en cas de malheur. Tout comme le vaisseau par lequel Antonin Artaud, au dйbut du Thйвtre et son double, symbolise le thйвtre, elle apporte aux hommes non la guйrison, mais la peste. Ainsi apparurent successivement а l'horizon de la culture occidentale des penseurs comme les Sophistes, comme Lucrиce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche — et d'autres. Penseurs terroristes et logiciens du pire : leur prйoccupation commune et paradoxale est de rйussir а penser et а affirmer le pire. L'inquiйtude ici a changй de bord : le souci n'est plus d'йviter ou de surmonter un naufrage philosophique, mais de rendre celui-ci certain et inйluctable en йliminant, l'une aprиs l'autre, toutes les possibilitйs d'йchappatoire. S'il est une angoisse chez le philosophe terroriste, c'est de passer sous silence tel aspect absurde du sens admis ou tel aspect^ dйrisoire du sйrieux en place, d'oublier une circonstance aggravante, bref de prйsenter
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du tragique un tableau incomplet et superficiel. Ainsi considйrй, l'acte de la philosophie est par nature destructeur et dйsastreux.
Rйussir а penser le pire — tel est donc le but le plus gйnйral de la philosophie terroriste, le souci commun а des penseurs aussi diffйrents que les quelques philosophes citйs plus haut. A de tels penseurs, cette tвche empoisonnйe est apparue comme non seulement tвche unique, mais encore tвche nйcessaire de la philosophie. Ce qu'il y a de commun aux Sophistes, а Lucrиce, а Pascal et а Nietzsche, c'est que le discours selon le pire est reconnu d'emblйe comme le discours nйcessaire — nйcessaire, et par consйquent aussi le seul possible, l'hypothиse du pire йtant exclusive de toute autre. Le discours de la convention chez les Sophistes, de la nature chez Lucrиce, de l'homme sans Dieu chez Pascal et de l'homme dionysien chez Nietzsche est ordonnй selon une problйmatique du pire considйrйe comme nйcessaire point de dйpart. A l'origine du discours, une mкme intention gйnйrale, un mкme prйsupposй mйthodologique : ce qui doit кtre recherchй et dit avant tout est le tragique. Et c'est prйcisйment а ce titre que la philosophie tragique constitue une « logique du pire » : s'il y a une « logique » dans l'entreprise de destruction qu'elle a en vue, c'est qu'elle considиre — au prйalable — la destruction comme une nйcessitй — mieux, comme l'unique et spйcifique nйcessitй de ce qu'elle admet а titre de philosophie.
L'objet de la prйsente Logique du pire est de s'interroger sur la nature de cette « nйcessitй ». Non pour la mettre en cause ; plutфt pour la mettre en scиne : la faire apparaоtre, en prйcisant les circonstances qui contribuent, dans l'esprit du philosophe tragique, а rendre cette nйcessitй « nйcessaire ». Entreprise qui peut, il est vrai, paraоtre ambiguл. Aucune pensйe, aucune philosophie n'est, il va de soi, nйcessaire en elle-mкme : et, sous ce rapport, la rйflexion par laquelle Bergson termine l'Introduction de La pensйe el le mouvant n'est pas sans gravitй (<( on n'est jamais tenu de faire un livre »). La nйcessitй de l'issue tragique n'a de sens, pour le logicien du pire, qu'une fois admise l'existence d'une pensйe : le postulat йtant que — s'il y a de la pensйe — celle-ci est nйcessairement d'ordre dйsastreux. Cette nйcessitй revкt, en outre, un caractиre йvidemment subjectif : il s'agira toujours des raisons que se donne le philosophe pour rendre compte de la nйcessitй de sa propre dйmarche. Mais peut-кtre ces raisons ont-elles intйrкt а кtre connues. Il s'agira toujours, en effet, d'une nйcessitй logique, appuyйe sur une suite ordonnйe de considйrations, et constituant ainsi une philosophie :
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affranchie, par consйquent, des considйrations d'ordre йmotif ou sentimental qui ont pu, chez tel ou tel penseur rйputй angoissй, tenir lieu de fondements а la mйditation tragique. S'il est une logique du pire, c'est-а-dire une certaine nйcessitй inhйrente а la philosophie tragique, celle-ci n'est йvidemment а rechercher ni dans l'angoisse attachйe а des incertitudes d'ordre moral ou religieux (tragique selon Kierkegaard), ni dans le dйsarroi devant la mort (tragique selon Ghestov ou Max Schйler), ni dans l'expйrience de la solitude et de l'agonie spirituelle (tragique selon Unamuno). C'est probablement а ce type de pensйe tragique que songe Jacques Maritain lorsqu'il dйclare а Louvain que « rien n'est plus facile pour une philosophie que d'кtre tragique, elle n'a qu'а s'abandonner а son poids humain » (1).
L'examen de ces essais sur le tragique, tels qu'on les trouve sous la plume d'auteurs comme Chestov ou Unamuno, conduit а une double considйration. L'une, accessoire, est que la pensйe tragique n'a guиre trouvй, depuis Nietzsche, d'interprиte philosophe. L'autre, que l'existence de tels essais (2) contribue а confirmer les philosophes dans leur rйsistance а admettre que la pensйe tragique puisse jamais se constituer en philosophie. Rien n'est plus facile que d'йcrire sur le tragique : aucune chose au monde n'йtant telle qu'on n'y puisse trouver aisйment matiиre а quelque suite de considйrations moroses. La philosophie admettra donc volontiers qu'il y a « du tragique » dans l'existence, dans la littйrature et l'art. Mais qu'une philosophie puisse кtre tragique elle-mкme, c'est ce qu'elle refusera gйnйralement d'admettre. Raison avouйe : la pensйe tragique est incapable de s'йriger en philosophie (voyez Ghestov et Unamuno). Raison inavouйe : une « philosophie tragique » serait inadmissible parce qu'elle signifierait la nйgation prйalable de toute autre philosophie. Aussi est-il prйfйrable d'abandonner le tragique а l'art et а la littйrature. D'oщ un contraste frйquent, assez peu remarquй semble-t-il, entre les productions littйraire et philosophique d'une mкme civilisation et d'une mкme йpoque : celle-lа brillant le plus souvent par son йclat tragique, celle-ci par son aptitude а mettre le tragique hors circuit. Ainsi le xvne siиcle franзais a-t-il lйguй а la postйritй, d'une part un ensemble d'йcrivains que caractйrise tous une vision du monde pessimiste et dйsespйrйe, d'autre part un certain nombre de philosophes una-
(1) Confйrence sur le Problиme de la philosophie chrйtienne.
(2) CHESTOV, Philosophie de la tragйdie ; SCHЙLER, Le phйnomиne du tragique ; UNAMUNO, Le sentiment tragique de la vie.
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nimes а louer la raison et l'ordre du monde — sauf Pascal ; mais, prйcisйment, « Pascal n'est pas un philosophe » (Brйhier) ; un mкme contraste serait aisй а mettre en йvidence dans la France contemporaine. Contraste qui recouvre un parallйlisme : la tвche de la philosophie йtant souvent de refaire ce que la littйrature a dйfait, de rйparer chaque grand thиme une fois mis hors d'usage. Mais, si la plupart des philosophes se firent ainsi logiciens de l'ordre, de la sagesse, de la raison, de la contradiction, de la synthиse ou du progrиs — logiciens de la rйparation —, certains autres furent des logiciens du pire, dont la tвche йtait de systйmatiser le tragique en њuvre dans telle ou telle littйrature, d'en rechercher la logique. Tels les quelques philosophes dйjа citйs, qui apportиrent, chacun а sa maniиre, la peste dans le discours philosophique, et dont il est а remarquer que leur office de bourreaux de la philosophie leur valut d'occuper une place а part, eminente parfois, mais dont l'йminence n'йtait reconnue qu'а la faveur d'une relйgation hors du champ proprement philosophique. Ainsi Lucrиce, par exemple, fut-il abandonnй aux latinistes et а un certain matйrialisme superficiel qui, tout en l'accueillant, et de par cet accueil mкme, dйnaturait sa pensйe ; ou Pascal, aux thйologiens et aux moralistes qui purent, et ce presque jusqu'aujourd'hui, dissimuler la prйsence d'une philosophie pascalienne sous d'interminables controverses portant sur le pari, la grвce et les miracles. Bref, ni Lucrиce ni Pascal ne sont vйritablement philosophes. Ce que l'arrкtй d'expulsion ne prйcise pas, c'est son principal reproche : non pas de ne pas кtre philosophes, mais d'кtre des philosophes tragiques.
C'est en effet la notion de « philosophie tragique » qui se trouve au centre du dйbat. Notion que conteste une rйciproque exclusive : le tragique n'йtant admis qu'а titre non philosophique, et le philosophique а titre non tragique. S'il y a, chez Montaigne et Pascal, place pour une certaine pensйe tragique, on prйcisera que ce n'est pas lа exactement de la philosophie ; inversement, si l'on admet qu'il y a, chez ces auteurs, de la « philosophie », on la recherchera dans certaines rйgions qui n'ont prйcisйment, а les considйrer isolйment, aucune rйsonance tragique : propos sur l'йducation ou l'art de bien vivre, fragments sur l'esprit de gйomйtrie et l'esprit de finesse. Bref, tantфt philosophes, tantфt tragiques : jamais philosophes tragiques. De quoi s'agit-il au juste, tout au long de ce processus d'exclusion rйciproque ? De la simple question de la reconnaissance, ou de la non-reconnaissance, des droits а l'existence d'une « philosophie tragique » : de savoir si l'exercice de la pensйe peut кtre habilitй а se disqua-
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lifоer lui-mкme. Auquel cas seul on pourra parler de philosophie tragique ; mais c'est lа prйcisйment le point non admis. Disqualifier la pensйe par la pensйe, selon un schйma par exemple pascalien (« rien de plus conforme а la raison que ce dйsaveu de la raison »), a йtй rйputй une entreprise non philosophique. Par quoi il faut entendre : entreprise qui n'est pas nйe des exigences de la raison, mais d'impйratifs autres (tels le « cњur » — chez Pascal —, l'affectivitй, l'angoisse). Dйsaveu de la pensйe tragique qui trouve а s'appuyer, d'une part sur le nombre йlevй des philo-sophies pseudo-tragiques nйes de telles exigences affectives, d'autre part, et plus profondйment, sur la disparition du hasard а l'horizon de la conscience philosophique — ou, pour кtre plus prйcis, de l'affectivitй philosophique.
S'il est, pourtant, une philosophie tragique, celle-ci n'est en rien plus illogique que toutes les autres formes de philosophies. D'oщ le titre de l'entreprise prйsente : Logique du pire, oщ le terme de « logique » vise а dйsigner le caractиre philosophique du discours tragique. Rien de plus : il ne s'agira aucunement de rechercher ici les liens logiquement nйcessaires qui permettraient, une fois posй un « mal » quelconque, de mener, de mal en pis, jusqu'а l'йvidence philosophique du pire. D'un tel enchaоnement йvйnementiel — utilisй par exemple par Zola, dont l'itinйraire romanesque est de composer la gйnйration d'un dйsastre а partir de la faille qui menace l'йdifice au dйbut de chaque volume — il ne sera pas question ici. Une telle logique du pire, qu'elle soit d'ordre philosophique ou romanesque, suppose, en effet, que soit dйjа donnйe l'existence d' « йvйnements » : existence que conteste la philosophie tragique, ou plutфt en deза de laquelle elle recherche le terrain spйcifique de son savoir. « Logique du pire » ne signifie donc rien d'autre que : de la philosophie tragique considйrйe comme possible.
2 — L'INTENTION TERRORISTE : SA NATURE
A l'origine de la. philosophie tragique, comme de toute philosophie, il y a un dйsir — quelque chose chez le philosophe « qui veut » le tragique, comme dirait Nietzsche. L'examen de cette « volontй tragique » inhйrente а l'intention terroriste prйcйdera nйcessairement l'exposй de la philosophie tragique elle-mкme. A certains йgards, et ce pour des raisons suffisamment analysйes par Nietzsche, elle est plus riche d'enseignement que les vues
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thйoriques auxquelles elle aboutit. En l'occurrence, l'intйrкt de cette psychanalyse prйalable est double : d'une part, de prйciser la nature de l'intention terroriste, en lavant celle-ci d'un certain nombre de soupзons inadйquats ; d'autre part, d'affirmer а l'origine du savoir tragique une intention d'ordre prйcisйment psychanalytique, ou cathartique : le vњu de faire passer le tragique de l'inconscience а la conscience (plus prйcisйment : du silence а la parole).
I. — On remarquera, en premier lieu, que ce souci d'expression tragique diverge fondamentalement de ce qui semble а premiиre vue constituer la forme la plus йlйmentaire et la plus radicale de logique du pire : le pessimisme. Telle qu'elle se manifeste chez Lucrиce, chez Montaigne, chez Pascal, l'intention terroriste n'est pas commandйe par une vision pessimiste du monde, mкme si la philosophie qui s'ensuit est, en un certain sens, plus pessimiste que tout pessimisme. Deux diffйrences majeures, l'une de « contenu », l'autre d'intention, distinguent de tels penseurs des philosophes proprement pessimistes, tel Schopenhauer. La premiиre consiste dans le fait mкme de la « vision du monde » : donnйe premiиre du pessimisme, elle est rйcusйe en tant que telle par les philosophes tragiques. Le pessimiste parle aprиs avoir vu ; le terroriste tragique parle pour dire Y impossibilitй de voir. Autrement dit : le pessimisme — en tant que doctrine philosophique, en њuvre par exemple chez Schopenhauer ou Edouard von Hartmann — suppose la reconnaissance d'un « quelque chose » (nature ou кtre) dont il affirme aprиs coup le caractиre constitutionnellement insatisfaisant. En ce sens le pessimisme constitue, bien йvidemment, une affirmation du pire. Mais prйcisйment : seulement en ce sens, c'est-а-dire а partir d'un certain sens, ou un certain ordre, dйjа donnйs, dont il sera loisible de montrer — ensuite — le caractиre insatisfaisant ou incohйrent. Le pire affirmй par la logique pessimiste prend donc son point de dйpart dans la considйration d'une existence donnйe (tout comme le pessimisme de Zola se donne d'emblйe un йdifice а dйtruire). Il est une des limites auxquelles peut aboutir la considйration du donnй : soit la pire des combinaisons compatibles avec l'existence. Mieux : il est la limite а laquelle peut aboutir — et aboutit en effet, si la pensйe est sans assises thйologiques — la considйration du dйjа ordonnй. Mauvaise ordonnance, mais ordonnance : le monde est assemblй (mal assemblй), il constitue une « nature » (mauvaise) ; et c'est prйcisйment dans la mesure oщ il est un systиme que le philosophe
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pessimiste pourra le dйclarer sombre in aeterno, non susceptible de modification ou d'amйlioration. Non seulement donc le pessimiste n'accиde-t-il pas au thиme du hasard, encore la nйgation du hasard est-elle la clef de voыte de tout pessimisme, comme Γ affirmation du hasard est celle de toute pensйe tragique. Le monde du pessimiste est constituй une fois pour toutes ; d'oщ le grand mot du pessimiste : « On n'en sort pas. » Le monde tragique n'a pas йtй constituй ; d'oщ la grande question tragique : « On n'y entrera jamais. » Le « pire » dont parle la logique pessimiste n'a pas de rapports avec le « pire » de la logique tragique : le premier dйsigne un donnй de fait, le second l'impossibilitй prйalable de tout donnй (en tant que nature constituйe). Ou encore : le pire pessimiste dйsigne une logique du monde, le pire tragique, une logique de la pensйe (se dйcouvrant incapable de penser un monde).
Aussi serait-il vain de rйcuser, comme on l'a fait, pessimisme (et optimisme) au nom de l'humeur et de l'affectivitй. La prйsence de thиmes pseudo-philosophiques dans une abondante littйrature pessimiste ne saurait faire oublier l'existence d'une philosophie pessimiste. Philosophie que la pensйe tragique ne rйcuse aucunement ; il se pourrait mкme que, si on le forзait а considйrer ce que considиre la philosophie pessimiste, c'est-а-dire le monde, la nature, la vie de /'homme, tel penseur tragique se dйcouvre en йgalitй d'humeur avec le pessimiste : ce serait probablement, par exemple, le cas de Pascal. Ce n'est pas l'humeur, mais l'objet de l'interrogation, qui sйpare penseurs tragiques et pessimistes. Le pessimisme est la grande philosophie du donnй. Plus prйcisйment : la philosophie du donnй en tant que dйjа ordonnй — c'est-а-dire la philosophie de Vabsurde. Telle est la philosophie de Schopenhauer, et telle serait la philosophie de Leibniz, principal inspirateur de la composante pessimiste du systиme scho-penhauerien, s'il n'y avait, chez Leibniz, Dieu pour donner le monde, et livrer du mкme coup la raison de son ordonnancement. On a dйjа remarquй — а la suite de la jadis cйlиbre Philosophie de Γ inconscient d'Edouard von Hartmann — que ce qui distingue ici Schopenhauer de Leibniz n'est pas l'humeur (pessimiste ou optimiste), mais le thиme thйologique : une fois reconnu que le monde est mauvais, ou du moins empreint de mal, rien de pire que la formule leibnizienne selon laquelle il n'en constitue pas moins le meilleur des mondes possibles ; le « pire » de Schopenhauer et le « meilleur » de Leibniz ont finalement la mкme signification. Dиs lors qu'il se donne — sans rйfйrences thйologiques ou tйlйologiques — une nature а penser, le pessimiste
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aboutit nйcessairement а une philosophie de l'absurde ; ceci en deux temps : 1) La logique du donnй est forcйment une logique de l'ordonnй ; 2) Rien ne lйgitimant cet ordonnancement, la logique de l'ordonnй est une logique de l'absurde. Cet itinйraire est particuliиrement net chez celui qui pensa le pessimisme de la maniиre la plus rigoureuse, Schopenhauer. On sait que Schopenhauer ne se donne qu'une pensйe а penser pour кtre en mesure de dйcrire le monde : la volontй. Encore cette volontй est-elle aveugle, illusoire, se rйpйtant mйcaniquement : la plus pauvre des pensйes, la plus maigre des « donnйes ». Pourtant, elle suffоt а faire passer du chaos au monde de l'ordonnancement : dans la mesure oщ elle constitue un йvйnement. L'йvйnement, qui signifie а la fois relief sur l'existence et йchec au hasard, permet а lui seul, et quel qu'il soit, de passer du chaos а la pensйe de l'ordre. Pour le penseur tragique, « ce qui existe » — qui n'est ni nature, ni кtre, ni objet adйquat de pensйe — ne donne jamais lieu а des йvйnements : « s'y passent » des rencontres, des occasions, qui ne supposent jamais le recours а quelque principe qui transcende les perspectives tragiques de l'inertie et du hasard. Car l'йvйnement est la transcendance mкme : le signe d'une impossibilitй fondamentale а rendre compte des pйripйties de « ce qui existe » а partir seulement de « ce qui existe », la marque d'une intervention nйcessaire pour « faire exister » ce qui existe. Or, Schopenhauer se reprйsente prйcisйment la volontй comme un tel йvйnement : la volontй est l'йvйnement а la faveur duquel il s'est trouvй du donnй а penser, l'acte par lequel un donnй — le monde — s'est constituй. Acte isolй et unique : aprиs lui, il n'y aura plus jamais d'йvйnements dans le monde, qui ne fera que se rйpйter aveuglйment sur le mode inerte (de maniиre gйnйrale, Schopenhauer fut le plus grand pessimiste parce qu'il fut celui qui se donna le moins d'йvйnements а penser : une fois « survenue » la volontй, tout le reste est silence). Mais l'йvйnement donnй livre un monde ordonnй : car Schopenhauer dispose dйsormais d'une « nature », d'un « monde ». « II existe » — de la volontй. Degrй zйro de l'ordonnancement, sans doute. Mais degrй essentiel : on est passй du hasard de « ce qui existe » au donnй d'un monde. Ainsi des ingrйdients йpars et contigus peuvent-ils parfois « se prendre » en certaines sauces : mais, pour que la sauce vienne а l'кtre, il y faut l'intervention d'un йvйnement transcendant, l'action du mixeur. Le lieu oщ l'on fabrique ainsi de l'кtre avec du hasard s'appelle, pour l'alimentation, la cuisine ; pour la philosophie, la mйtaphysique.
Logique du donnй, la philosophie pessimiste aboutit, dans un
C. ROSSET
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second temps, а une philosophie de l'absurde dont Schopenhauer demeure aujourd'hui а la fois l'inspirateur et le reprйsentant le plus original. De maniиre gйnйrale, le lien entre la philosophie du donnй et la philosophie de l'absurde est immйdiat, dиs lors que la pensйe du donnй se prive — comme c'est le cas chez Schopenhauer — de toute attache mйtaphysique ou thйologique. Qu'il y ait de l'ordonnй de donnй est l'absurditй majeure, dиs lors qu'il n'y a personne pour avoir donnй. L'ordre de la volontй schopenhauerienne est donc dйsordre, l'explication par la volontй muette, la constitution du monde absurde : causalitй sans cause, nйcessitй sans fondement nйcessaire, finalitй sans fin en sont les plus remarquables caractиres.
Cette philosophie de l'absurde n'est pas tant contraire а la pensйe tragique que sans rapports avec elle. Il s'agit lа, en effet, d'une absurditй seconde, conditionnйe, prenant ses assises dans le sens une fois constituй : on montre que les « sens » prйsentйs par le monde existant recouvrent autant de non-sens au regard de tout ce que l'homme peut se reprйsenter en matiиre de finalitй. Tout cela ne rime а rien, pense le philosophe pessimiste ; mais tout cela est : l'absurditй est lа, constituйe, installйe, logeant а la mкme enseigne que le « sens » qui ordonne l'кtre et se confondant ainsi avec elle. Or, autre chose est le non-sens (l'absurde), autre chose l'insignifiance que la perspective tragique a en vue. Le premier part d'un sens donnй dont il explore la minceur et l'insuffisance (du sens, dиs qu'il y en a, il n'y en a pas assez : sur ce point, les analyses de Pascal sont dйfinitives). Ce qu'il montre, c'est que l'ordre rйgnant est insensй. Mais l'ordre rйgnant rиgne, mкme s'il s'agit d'un dйsordre : ainsi le monde soumis а l'aveugle volontй schopenhauerienne. Rиgne dont la reconnaissance, quel que soit son mauvais grй, voue le « tragique de l'absurde » а une mкme superficialitй que le « comique du nonsense » : l'un et l'autre cйlйbrant, chacun а sa maniиre, un ordre йtabli. L'insignifiance tragique conteste l'existence d'un tel rиgne : aucun sens n'est donnй pour elle, fыt-il le plus absurde. Aussi, de toutes les idйes, celle de « non-sens » est-elle celle qui est prйcisйment la plus dйnuйe de sens dans une perspective tragique : elle s'y dйfinirait comme le contraire de riлh. Affirmation du hasard, la pensйe tragique est non seulement sans rapports avec la philosophie de l'absurde, encore est-elle incapable de reconnaоtre le moindre non-sens : le hasard йtant, par dйfinition, ce а quoi rien ne peut contrevenir.
Pensйe tragique et pessimisme diffиrent donc par leur contenu (plutфt : par le fait que le pessimisme se donne un contenu, а la diffйrence de la pensйe tragique). Ils diffиrent aussi par leur
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intention. Constat, rйsignation, sublimation plus ou moins compensatoire sont ici les mots de la sagesse pessimiste. L'intention tragique — l'intention proprement terroriste, telle qu'on la trouve chez Lucrиce, Montaigne, Pascal ou Nietzsche — diffиre sur tous ces points. Elle s'avиre incapable de dresser un constat (sauf de l'impossibilitй du constat : constat unique de la philosophie tragique, qui n'est pas sans importance) ; et elle ne recherche ni une sagesse а l'abri de l'illusion, ni un bonheur а l'abri de l'optimisme. Elle cherche tout autre chose : folie contrфlйe et jubilation. Ainsi Pascal ; d'un cфtй : « Nous sommes si nйcessairement fous que ce serait кtre fou par un autre tour de folie, de n'кtre pas fou » ; de l'autre : « Joie, joie, pleurs de joie. »
II. — Une autre forme de logique du pire, trиs йloignйe aussi de la pensйe tragique, est а rechercher dans les diffйrentes formes de masochisme : dans un plaisir d'ordre philosophique а faire apparaоtre le malheur. Logique du pire particuliиrement rigoureuse parce que psychologiquement motivйe : le malheur йtant ici а la source de la jubilation. Ainsi Pascal a-t-il pu кtre considйrй par beaucoup comme le tentateur-dйgoыteur, offrant а la rйprobation universelle toutes les occasions de rйjouissance humaine, tirant de la ruine systйmatique de toutes les formes de bonheur une sorte de dйlectation morose. Un tel masochisme philosophique, dont l'existence est indйniable en de nombreux cas, mais trиs douteuse en ce qui concerne Pascal, est riche d'une composante psychologique d'ordre agressif et compensatoire. L'incapacitй de supporter le malheur semble en кtre, ainsi que l'a pensй Nietzsche, la principale motivation : je ne supporterai de ne pas кtre heureux qu'а la condition de dйmontrer que personne ne peut l'кtre. Le plaisir masochiste de souffrir n'est ici qu'un reflet du plaisir plus profond — plus nйcessaire — d'imposer а l'autre la souffrance. Il est possible qu'en ce sens le masochisme soit une instance psychologiquement superficielle, ne pouvant s'interprйter qu'а partir d'un sadisme lui-mкme dйpendant d'un besoin compensatoire liй а la quкte fondamentale du bonheur : telle est sur ce point, en derniиre instance, l'opinion de Freud. L'йlйment dйmocratique du masochisme (« Si je souffre, ce ne peut кtre que comme tout le monde ; donc tout le monde souffre ») rйduit le plaisir de souffrir au plaisir tout court, c'est-а-dire au plaisir de savoir qu'on ne souffre pas plus qu'un autre, assimilant ainsi 1 йnigme masochiste а la trиs simple recherche du bonheur sur laquelle le masochisme ne fait qu'un relief apparent. Il est certes
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vrai que le masochisme n'est pas le simple envers de la jouissance sadique ; elle a son autonomie : Gilles Deleuze, dans une rйcente Prйsentation de Sacher Masoc/ι, a mis justement en garde contre une interprйtation simpliste de la thиse freudienne. Cependant, l'instance agressive et compensatoire du masochisme donne raison, а un niveau plus profond, au lien entre le sadisme et le masochisme tel que Γ affirme Freud : quelle que soit la diffйrence de leurs rйsonances psychologiques, l'un et l'autre trouvent dans un besoin йgalitaire et uniformisant une motivation commune.
La prйsence d'une telle composante masochiste n'entre pas dans la constitution d'une philosophie tragique. Elle ne serait а envisager que si le point de dйpart de celle-ci consistait dans la rйvйlation d'un malheur : dans un « accord en mineur », comme dit Schopenhauer, assimilant le point de dйpart de la philosophie (pessimiste) au dйbut de l'ouverture du Don Juan de Mozart. Or, ce а quoi tient la philosophie tragique n'est nullement une telle affirmation, mais, au contraire, une affirmation exactement opposйe.
Les liens entre l'intention terroriste propre а la pensйe tragique et les dispositions affectives relevant de l'univers mental de la paranoпa semblent toucher а un problиme plus fondamental ; ne serait-ce que dans la mesure oщ masochisme et sadisme dйrivent tous deux de cette mise en question de la souffrance dont la paranoпa, qui en affirme d'entrйe de jeu le caractиre irrecevable, reprйsente l'instance originelle. Mise en question qui ne signifie pas qu'on insiste sur le caractиre intolйrable de la souffrance, mais d'abord et surtout sur le fait mкme de l'existence de la souffrance ; ce qui permet — dans un second temps — de disserter sur elle. Ce qui importe au paranoпaque — comme au masochiste, au sadique, au pessimiste, qui en dйrivent — n'est pas que la souffrance soit intolйrable, mais que la souffrance « soit ». Creuset commun а la paranoпa, au masochisme, au sadisme, et а toutes les formes d'expйrience psychologique du malheur : l'affirmation, non tant que le malheur est intolйrable, mais d'abord que le malheur est. C'est prйcisйment le point qu'ignorй la pensйe tragique et sur lequel s'appuie l'expйrience du malheur pour se constituer en « pensйe », en « systиme », en « logique ». Le grand malheur du paranoпaque serait de considйrer que le malheur « n'est pas » : ce qui entraоnerait l'impossibilitй d'en parler, d'en devenir logicien. En d'autres termes : le bйnйfice de l'affirmation du malheur — que ce soit pour en jouir (masochisme), pour l'infliger aux autres (sadisme), ou pour s'en plaindre (paranoпa) — n'est pas dans la reprйsentation d'un malheur
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accidentel et йvitable, mais dans l'assignation d'un point d'existence sur lequel la pensйe pourra se reposer pour construire ses reprйsentations ; l'affirmation « qu'il y a » quelque chose importe beaucoup davantage que le fait que ce quelque chose soit « du malheur ». Bref, l'affirmation du malheur est surtout l'affirmation d'un « кtre ». Nietzsche dйclare, en terminant la Gйnйalogie de la morale, que « l'homme prйfиre encore avoir la volontй du nйant que de ne point vouloir du tout ». C'est-а-dire : il vaut mieux affirmer le malheur que de n'affirmer rien. C'est dans l'hйsitation entre ces deux modes de reprйsentation (le premier se reprйsentant, l'autre s'avйrant incapable de se rien reprйsenter), qu'oscillent pensйe tragique et pensйe pessimiste. Le pessimiste s'accorde un bйnйfice : en affirmant le malheur, il affirme toujours quelque chose. Bйnйfice que se refuse la pensйe tragique : pour elle l'кtre est impensable, mieux, aucun кtre n' « est ». En ce sens, on peut distinguer deux formes antithйtiques de logique du pire : l'une (paranoпaque) dont la logique est d'affirmer (le pire), l'autre (tragique) dont le « pire » est de ne rien affirmer.
Il est йvident qu'en un premier sens la reprйsentation paranoпaque se place d'emblйe sous le signe d'une logique du pire particuliиrement contraignante : tout йlйment йtant logiquement interprйtй au profit de l'interprйtation la plus meurtrissante pour la personne. Mais de quelle « logique » s'agit-il dans cette reprйsentation paranoпaque d'une logique de la persйcution ? Ainsi posйe, la question est trompeuse. Il n'est pas sыr, en effet, que la logique paranoпaque figure une forme particuliиre de logique, prise parmi d'autres. Il se pourrait que la logique paranoпaque soit toute la logique. Aux yeux d'une certaine tradition psychiatrique, le paranoпaque se caractйriserait par un usage morbide de la logique, le recours au « paralogisme ». Il y aurait, dit-on, une certaine logique « saine » et une certaine logique « dйlirante ». C'est lа peut-кtre innocenter un peu vite la logique ; au reste, aucun psychologue n'a rйussi jusqu'а prйsent а dйterminer un critиre permettant de reconnaоtre une frontiиre entre ces deux versants de la mкme logique. Aux yeux du penseur tragique, toute logique — dиs lors qu'elle ne se limite pas а la non-affirmation — est toujours et dйjа d'ordre paranoпaque : il n'y a pas de « dйlire d interprйtation » qui tienne, puisque toute interprйtation est dйlire. Ce qui diffйrencie, socialement parlant, le fou de l'homme normal est critиre purement quantitatif et proportionnel : non un usage sain ou malsain de la logique, mais la quantitй de temps, et l'ampleur du champ, qui sont attribuйs а l'interprйtation. Aoыt homme, en tant qu'il est logicien, est paranoпaque. Et tout
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homme est paranoпaque, en tant qu'il est constitutionnellement motivй а passer de l'idйe de relation а l'idйe d'кtre. L'ordre n'est, а la limite, qu'un prйtexte qui permet de passer а l'кtre (les recherches de Lacan sur l'origine delа paranoпa ont mis en relief le lien entre les tendances agressives propres а la paranoпa et l'impossibilitй de penser un кtre : en l'occurrence, son кtre propre, le moi). S'il est une logique non paranoпaque, c'est celle qui se pense comme n'affectant que l'ordre des pensйes : telle est, par exemple, la logique de David Hume, peut-кtre le philosophe non paranoпaque par excellence (parce que ayant alliй а un gйnie proprement philosophique une allergie absolue а toute idйe d'interprйtation). Autre chose est de constater qu'un parallйlisme peut кtre menй entre tel ordre de pensйes et tel ordre d' « objets » s'offrant а sa prйhension, autre chose de conclure а un ordre inhйrent aux « choses » : а des objets dont on oublie qu'ils sont objets de pensйe. Sitфt qu'elle tire de ses agencements une mise en cause du hasard objectif, la logique verse dans l'ordre paranoпaque ; elle constitue la paranoпa. La relative permanence d'un certain ordre assurera l'illusoire fixitй d'un certain кtre, permettra donc de penser l'кtre. L'кtre : c'est-а-dire quelque chose qui n'existe pas lа par hasard. L'affirmation de l'кtre est la nйgation du hasard. La ligne de dйmarcation entre la logique paranoпaque et la logique tragique n'est pas dans un usage sain ou perverti de la pensйe, mais dans la problйmatique du hasard. L'intention terroriste, chez le philosophe tragique, est de nature exactement opposйe а la logique paranoпaque : celle-ci se caractйrisant par le refus, celle-lа par l'affirmation du thиme du hasard. Logique du pire en apparence, la logique paranoпaque est une logique du meilleur : la nйcessitй qu'elle assigne au malheur ayant prйcisйment pour fonction d'йvacuer ce qui serait pour elle la pire des pensйes — le hasard.
Pensйe tragique et pensйe paranoпaque sont donc а la fois trиs proches et trиs йloignйes l'une de l'autre : elles constituent pour la mкme raison, mais inversйe, une mкme tentative de logique du pire. Seul diffиre le sens de la « logique » : la paranoпa utilisant celle-ci а titre de rйfutation du hasard, la pensйe tragique а titre d'affirmation prйalable du hasard. Le grand mot tragique est : « il se trouve que, etc. ». Le grand mot paranoпaque est justement (« il se trouve, justement, que, etc. »). Aussi la reprйsentation paranoпaque peut-elle constituer, а sa maniиre, une implacable logique du pire : l'aveu presque gai des calamitйs qui fondent sur elle йtant un prix lйger pour payer un bienfait plus grand que toute calamitй, le don de l'кtre, le donnй d'un monde, d'une
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personne. D'oщ le bonheur inhйrent а l'interprйtation paranoпaque, bien connu des psychanalystes : « Je souffre, donc j'existe. » Formule qui rйsume la logique du pire chez le paranoпaque et dans toutes les formes de pessimisme. Il est possible qu'en ce sens toute « logique du pire » oscille entre ces deux pфles opposйs : la logique tragique, qui n'affirme rien (d'oщ le hasard de « ce qui existe »), et la logique paranoпaque, qui affirme le malheur (d'oщ le non-hasard de « ce qui existe »). Peut-кtre mкme n'y a-t-il pas d'autre forme de logique que la paranoпa et la philosophie tragique. Tout homme dit « normal » se diffйrencie d'ailleurs du paranoпaque caractйrisй en ce qu'il est un composй de paranoпa et d'intuition tragique : tantфt interprйtateur, tantфt affirmateur du hasard.
III. — L'intention terroriste qui inspire les philosophies tragiques diffиre donc en nature а la fois de la disposition philosophique dйnommйe pessimisme et des dispositions psychologiques propres aux йtats paranoпaques. Plus proche de l'intention terroriste se trouve la notion de pitiй. Mais pas une pitiй de type schopenhauerien, d'ordre а la fois consolateur et apaisant. Tout au contraire : une pitiй d'ordre meurtrier et exterminateur, aisйment dйcelable dans tous les йcrits d'inspiration tragique (tant littйraires que philosophiques). Les grands discours terroristes tenus par la pensйe tragique laissent gйnйralement percevoir cet йlйment de pitiй assez singulier qui, loin d'apaiser les maux, entreprend de les exacerber jusqu'а la reconnaissance de l'intolйrable. Pitiй meurtriиre, que semble dйfinir son insensibilitй, son impermйabilitй а toute pitiй. En ce sens, la philosophie tragique est une « pharmacie », un art des poisons qui consiste а verser dans l'esprit de celui qui йcoute un poison plus violent que les maux dont il est prйsentement affligй. Ainsi Nietzsche prйtendait-il йvaluer hommes et philosophies а la mesure de la violence des poisons qu'ils sont susceptibles d'assimiler : le signe de la santй йtant la « bonne » rйceptivitй au poison. Ainsi Montaigne, ainsi Pascal. Mais le reprйsentant le plus caractйristique de cette pitiй meurtriиre inhйrente а la pensйe tragique demeure Lucrиce, dont l'њuvre pousse presque jusqu'а la caricature l'art de dissimuler les poisons en remиdes. L'intention mйdicale du De rerum natura йclate а chaque page du poиme : il s'agit d'arracher les hommes а leurs vaines angoisses, leurs craintes immotivйes, de leur rendre paix et sйrйnitй. Or, la rйponse а toute l'inquiйtude humaine est un livre qui, de l'invocation а Vйnus а la peste d'Athиnes, est le discours le plus terrifiant
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peut-кtre qui ait rйsonnй dans la mйmoire des hommes. Traitй rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum nalura offre gйnйreusement а la consolation et а la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inйluctablement l'espиce humaine — quoique ce sort nйcessaire soit lui-mкme privй de toute nйcessitй d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine « nйcessitй » а l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit а la pensйe religieuse et mйtaphysique — d'autres diraient plus brusquement : а la pensйe interprйtative, c'est-а-dire а la paranoпa ; Lucrиce le prйcise presque а chaque page. Il s'agit d'фter а l'homme toute pensйe consolante, а la faveur de la plus intraitable des pitiйs. La peste d'Athиnes, qui clфture l'њuvre, est la vйritй de la condition humaine : mais а la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un йvйnement fortuit, issu du hasard.
Ce que se propose ainsi le poиme de Lucrиce est cela mкme que se propose toute intention philosophiquement terroriste : faire passer le tragique de l'йtat inconscient а l'йtat conscient. Plus prйcisйment : faire passer le tragique du silence а la parole. Cette seconde formulation n'est pas seulement plus prйcise : elle est surtout assez diffйrente de la premiиre. Il y a loin, en effet, entre d'une part le silence et l'inconscient, d'autre part la conscience et la parole. L'assimilation hвtive entre le silence et l'inconscient est, comme certains psychanalystes le savent dйjа, un contresens assez rйpandu dans la philosophie contemporaine, particuliиrement dans son interprйtation de la psychanalyse comme de toute philosophie de type gйnйalogique (Marx et Freud). Se taire ne signifie aucunement qu'on ne sait pas. Et prйcisйment, ce qu'a en vue le terrorisme philosophique n'est pas tant l'accиs а la conscience que l'accиs а la parole : en ce sens, il a et a toujours eu — bien avant la naissance de Freud — un caractиre « psychanalytique ». Le penseur ou l'йcrivain tragiques estiment, en effet, que la conscience humaine est, de maniиre gйnйrale, suffisamment informйe ; ce qui manque aux hommes — et dont le manque leur vaut un surcroоt йvitable de malheur — est surtout la parole. Ainsi chez Lucrиce : le hasard du monde, la mort, la vanitй de l'amour sont dйjа connus des hommes, mais ne sont pas parlйs (diffйrence essentielle, chez Lucrиce, entre ce qui est pensй et ce qui est dit, qui fait de Lucrиce un des prйcurseurs les plus immйdiats, avec peut-кtre certains Sophistes, а la fois de Nietzsche et de la psychanalyse). Le propre de la « cure » tra-
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gique proposйe par Lucrиce et par tous les philosophes terroristes est de rendre aux hommes l'usage de la parole — tout comme la cure psychanalytique, et pour les mкmes fondamentales raisons. Une tradition ancienne attribue а Antiphon le Sophiste, outre son art d'interprиte des songes qui suffit dйjа а la dйsignera l'attention psychanalytique, l'art de guйrir les maux psychiques de l'humanitй par leur simple expression : « II composa, rapporte le pseudo-Plutarque dans ses Vies des dix orateurs (1), un Art de combattre la neurasthйnie, qui est comparable aux remиdes dont usent les mйdecins contre les maux physiques. A Corinthe, il ouvrit un cabinet donnant sur l'agora et fit circuler des prospectus indiquant qu'il йtait en possession de moyens permettant de guйrir les gens affligйs de douleurs en recourant au langage, et qu'il suffisait que les malades lui confient les causes de leurs maux pour qu'il les soulageвt. » Antiphon avait donc dйcouvert, tout comme Lucrиce, le postulat de base qui est le fondement commun а la psychanalyse et а la philosophie tragique : que le tragique parlй est prйfйrable au tragique silencieux. Postulat essentiel, dont la « raison » psychologique (le but) sera envisagй plus loin : on remarquera seulement ici qu'il est le seul postulat de la pensйe tragique et, en tant que tel, dйfinit assez prйcisйment la nature de l'intention terroriste. Le penseur tragique, que caractйrise une tolйrance absolue — qui permet d'ailleurs de le dйfinir d'emblйe, dans la mesure oщ il est le seul а pratiquer et а se recommander d'une telle tolйrance — peut кtre amenй а pratiquer occasionnellement (ces occasions s'appelant le De rerum natura de Lucrиce ou les Essais de Montaigne) une sorte d'intolйrance mйdicale а l'йgard du tragique non parlй : il lui arrive — par pitiй meurtriиre — de proposer avec insistance, au tragique silencieux, l'accиs а la parole. S'il est, chez le penseur tragique, un seul « jugement de valeur », c'est celui-ci : d'estimer que, lorsque l'occasion s'en prйsente, il est recommandй de faire parler le tragique. C'est pourquoi tout philosophe tragique est amenй а composer une « logique du pire » : dans la mesure oщ il estime que le tragique (le pire) est avant tout ce qui doit кtre parlй (lйgein, parler, d'oщ logique).
Dans quelle perspective un tel accиs а la parole est-il recommandй, tant par le terrorisme philosophique que par la pratique psychanalytique ? Dans une intention qui, et quel que soit le sens que l'on donne а ce terme, ne saurait en aucun cas кtre
(1) Citй par J.-P. DUMONT, Les Sophistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 161.
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considйrйe comme « progressiste ». En effet, l'accиs du tragique а la parole ne change rien а la « nature des choses », et ceci pour deux raisons. Tout d'abord, la cure tragique ne modifie en rien les йlйments tragiques que l'homme, avant la cure, se contentait de penser en silence. De la mкme maniиre, la cure psychanalytique ne change rien а la nature des problиmes qu'elle a menйs а la conscience (ou, plus prйcisйment, а un usage psychologiquement conscient, c'est-а-dire а la parole). D'autre part, la cure tragique ne rend pas davantage le tragique « conscient », en ce sens que les йlйments tragiques dont elle rend au patient l'usage psychologique n'йtaient, а proprement parler, nullement inconscients. Elle apprend seulement а faire parler quelque chose qui se pensait sans s'exprimer. Tout aussi bien, l'objet de la cure psychanalytique n'est pas vraiment cet « accиs а la conscience » sur lequel on a beaucoup insistй et, de par cette insistance mкme, beaucoup errй. En derniиre analyse — c'est-а-dire, en fin de psychanalyse — le savoir rйvйlй au patient coпncide exactement avec ce qu'il savait avant d'entreprendre la cure : une probable banalitй que son excиs de simplicitй empкche, non de penser, mais de situer а sa place psychologiquement utile. Le patient sait ce dont il retourne dиs le premier jour de la cure, et l'analyste expйrimentй dиs la premiиre semaine. Ni pour l'un, ni pour l'autre, le problиme n'est une question d'accиs а la conscience.
Le seul « progrиs » qu'envisagй la cure — qu'elle soit d'ordre tragique ou psychanalytique — est а rechercher en un tout autre lieu : dans la notion d'usage, de disponibilitй. Il s'agit de rendre l'homme capable de se servir de ce qu'il sait dйjа (tel йtait bien, par exemple, le problиme d'Њdipe dans la piиce de Sophocle). La grande distinction n'est pas entre savoir conscient et inconscient, mais entre savoir utilisable et non utilisable. La conscience de l'homme est une banque : certains des biens qui y sont dйposйs sont « en rйserve », d'autres immйdiatement disponibles — les liquiditйs. Il ne s'agit pas plus, pour le psychanalyste ou le philosophe tragique, de rendre plus ou moins conscients les йlйments psychologiques que, pour le dйpositaire en banque qui dйsire « rйaliser » son avoir, d'augmenter ou de diminuer la somme possйdйe. Comme la banque possиde tous ses biens, la conscience possиde — а l'йtat conscient — tous ses йlйments. Mais il peut survenir, pour l'un des problиmes de liquiditй, pour l'autre des problиmes de disponibilitй. Une pensйe non disponible n'est pas inconsciente, mais elle ne parle pas et ne peut, de ce fait, кtre utilisйe en cas de besoin ; de mкme qu'une valeur en banque non disponible n'est pas « absente », mais ne
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peut кtre dйpensйe sur l'heure. Rendre le tragique disponible, pour le philosophe tragique, n'est pas lui donner la conscience, mais la parole. De mкme, le naufragй sait fort bien qu'il se noie, mais ne peut utiliser ce savoir s'il ne se trouve pas а portйe de voix quelque aide dont il puisse attendre du secours. Comme le dit Edgar Poe en exergue au Puits et le pendule : « Oh, une voix ! Une voix pour crier ! » D'кtre n'est rien, pour un savoir, s'il est inutilisable.
Reste а dйterminer pourquoi cette disponibilitй du tragique est, aux yeux du penseur terroriste, une « valeur » — au sens tant bancaire que philosophique. Pourquoi la parole tragique vaudrait-elle mieux que le silence ? Quelle est la nature de Γ « а valoir » octroyй par la parole tragique ? La rйponse а ces deux questions intйresse, non plus la nature, mais le but de l'intention terroriste.
3 — DIGRESSION
CRITIQUE D'UN CERTAIN USAGE
DES PHILOSOPHIES DE NlETZSCHE, MARX ET FREUD I CARACTИRE IDЙOLOGIQUE DES THЙORIES ANTI-IDЙOLOGIQUES
SAVOIR TRAGIQUE ET SENS COMMUN DЙFINITION DE LA PHILOSOPHIE TRAGIQUE
Une question annexe, sans rapport direct avec la logique du pire, mais riche d'incidences pour toutes les autres formes de discours philosophique, notamment contemporains, se pose en ces termes : le savoir tragique est-il inaugurй par la guйrison terroriste, qui en favorise l'accиs а la parole ? L'homme dit commun ignore-t-il le tragique, qu'il appartiendrait alors а la philosophie de rйvйler, on ne sait pour quelle absurde et sadique raison ? A ces deux questions, la rйponse est nйgative. Si l'homme commun ignorait le tragique — si l'on pouvait raisonnablement conclure а son ignorance en raison du silence oщ il se tient а ce sujet — la plus absurde des entreprises serait bien, pour le penseur tragique, de lui imposer une connaissance dont il n'a que faire. Le terrorisme tragique consiste а rendre exprimable une connaissance dйjа possйdйe, non а imposer un savoir dont aurait pu кtre dispensй celui qui doit en souffrir : comme ces mйdecins qui s'estiment tenus de rйvйler а leurs malades le caractиre fatal de leur maladie pour avoir lu dans des manuels de philosophie qu'en tout йtat de cause la connaissance йtait
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prйfйrable а l'ignorance. L'idйe que le terrorisme tragique consiste а privilйgier la connaissance aux dйpens de l'ignorance, quel que soit le bйnйfice attachй а l'ignorance, quel que soit le prix dont l'affectivitй doit payer son accиs а la connaissance, relиve d'une caricature en њuvre seulement dans certaines trиs mauvaises philosophies. Ici prend son sens le mot de Pascal, ou plutфt le sens dйgradй qui lui a йtй souvent attribuй : « Les hommes n'ayant pu guйrir la mort, la misиre, l'ignorance, ils se sont avisйs, pour se rendre heureux, de n'y point songer (1). » II est aisй d'objecter а Pascal qu'une telle attitude est la plus sage qui soit, si tant est que de tels maux soient inguйrissables. Et bien vaudrait, en effet, cacher la mort, si la chose йtait possible. Malheureusement la mort n'est pas seulement inguйrissable ; elle est aussi indissimulable : il ne saurait кtre question de la chasser de la conscience, et la thйorie pascalienne du divertissement porte non sur la dissimulation du tragique, mais sur sa non-utilisation. Le rйsultat du divertissement est d'interdire а l'homme de se servir de ce qu'il sait. Pascal n'entend jamais rйvйler un tragique prйtendument cachй, comme l'ont entendu Voltaire et Paul Valйry : mais rendre disponible а la conscience — et а la parole — un contenu terrible relйguй, non dans l'inconscient, mais dans l'interdit (en ce sens Pascal est, lui aussi, un des prйcurseurs les plus directs de la psychanalyse). L'objet des Pensйes est de rendre l'homme capable d'utiliser le savoir tragique dont il dispose virtuellement. But parallиle а l'intention en њuvre chez tous les penseurs tragiques : Lucrиce, Montaigne eux aussi ont voulu redonner а l'homme la disponibilitй d'un savoir tragique qu'il avait, trop peu confiant peut-кtre dans ses capacitйs digestives, trop prйcipitamment enfoui et cachй. Un tel but se manifeste йgalement, de maniиre plus explicite encore, dans toute l'њuvre de Nietzsche.
Dans un ouvrage qui, de certaine maniиre, annonзait en France le vйritable dйbut des йtudes nietzschйennes, Georges Bataille dйveloppe le thиme suivant (2) : Nietzsche aurait йtй le premier philosophe а fonder une philosophie sur le « non-sens », ou le hasard, en affranchissant sa reprйsentation du monde de toute pensйe rationalisante, finaliste ou thйologique. A cette premiиre erreur historique (de telles vues n'ayant nullement йtй inaugurйes par Nietzsche) succиde un contresens а la fois plus grossier et plus rйvйlateur de l'habituelle incapacitй de ceux qui
(1) Pensйes, йd. Brunschvicg, frag. 168.
(2) Sur Nietzsche. Volontй de chance, pp. 28 et sq.
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parlent — les « intellectuels » — а donner la parole au tragique : l'affirmation du non-sens constitue, aux yeux de Bataille, une « expйrience si dйsarmante » qu'elle ne saurait кtre tentйe « que par un brillant isolй en nos temps ». En d'autres termes : le savoir tragique est l'apanage de quelques intellectuels particuliиrement brillants. Vue superficielle, et populaire elle-mкme, de ce que « sait » et de ce que « ne sait pas » le populaire. Sur ce point, l'йtat des choses est trиs prйcisйment le contraire : le savoir tragique est l'apanage de l'humanitй entiиre, а la seule exception de quelques intellectuels particuliиrement brillants, tel Bataille. Les vues populaires sur le monde sont de maniиre gйnйrale axйes sur des idйes de dйsordre, de hasard, d'une absurditй, inhйrente а toute existence, que l'expression « c'est la vie » rйsume dans toutes les langues et а toutes les йpoques ; en revanche, l'idйe que le monde est soumis а une quelconque « raison » ou ordre n'est l'apanage que d'un trиs petit nombre d'hommes, philosophes, savants, thйologiens, dont l'aveuglement n'est pas de se croire autorisйs а affirmer un ordre, mais plutфt de penser que cette affirmation a une influence profonde sur les vues du « populaire ». On objectera qu'un tel savoir tragique, s'il est bien le lot universel de l'humanitй (а l'exception des « brillants isolйs »), ne se manifeste guиre ; et on aura raison. Mais qui a jamais prйtendu que le savoir des hommes devait se mesurer а ce qu'ils disent ou йcrivent ? Fantasme d'intellectuel, contre lequel il serait aisй d'invoquer le tйmoignage de Freud, tout comme celui de Nietzsche et de Marx.
Ce qui autorise beaucoup de penseurs contemporains а nier, tel Bataille, l'universalitй du savoir tragique est le fait que le tragique ne parle pas, ou guиre. On en conclut qu'il n'y a pas de « conscience » tragique — du moins chez celui qui ne parle pas tragique : c'est-а-dire chez presque tous les hommes. Cette conception superficielle, qui trouve de nombreux йchos dans la philosophie contemporaine, rйsulte d'une assimilation, ou plutфt d'une confusion (cette assimilation n'йtant, prйcisйment, pas « pensйe » en tant que telle), entre le non parlй et le non pensй — parfois baptisй « impensй ». Il y a lа une utilisation frauduleuse du concept freudien d'inconscient qui aboutit а une reprйsentation simpliste des rapports entre le silence et la parole, dans laquelle on s'imagine mйcaniquement que toute pensйe vient а la parole et que, rйciproquement, toute non-parole signifie nйcessairement une non-pensйe. On considиre ainsi que tout ce qui n'est pas « dit » par le nйvrosй, le capitaliste idйologue, le penseur spiritualiste ou thйologien, correspond а un
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« blanc » dans la pensйe de celui qui parle, dont on йtudiera ainsi les nombreuses et significatives « syncopes » : Louis Althusser s'est spйcialisй dans cette tвche de dйpistage des « blancs » du discours idйologique, entraоnant а sa suite une plйiade de jeunes nйo-marxistes, nйo-nietzschйens et nйo-freudiens. C'йtait lа confondre le non-dit et le non-pensй : assimilation sommaire qu'auraient dйsavouйe tant Nietzsche que Marx et Freud, dont elle prend l'exact contre-pied mйthodologique puisqu'elle procиde d'une foi idйologique dans la valeur des idйes telles qu'elles s'expriment, considиre que le « dit » est, aux yeux de celui qui parle, une formulation exacte et exhaustive de ce qu'il est capable de « penser », c'est-а-dire de se reprйsenter d'une maniиre quelconque. Schйma simple et facile, d'un maniement universitaire trиs fructueux, mais qui a l'inconvйnient de ne pas prendre en considйration l'existence des « pensйes » qui ne « parlent pas » — celles-ci assez nombreuses. Sans doute le non-dit, qui ne se confond pas avec Γ « impensй », ne se confond pas exactement non plus avec le « pensй » : le nйvrosй ne pense pas exactement sa nйvrose au sens oщ il est capable de penser ce qu'il sait йgalement exprimer. Mais ce caractиre provisoirement inexprimable ne se confond nullement avec l'inconscient. Ce qui manque au nйvrosй est une disponibilitй qui lui permettrait de se servir de ce qu'il pense pour le parler : il pense, mais ne peut parler son obsession. De la parler, il serait guйri : et le propre de la cure est prйcisйment d'amener le contenu refoulй non pas tant а la conscience (oщ il figure, dans la plupart des cas, dйjа en assez bonne place) qu'а la parole.
Qu'entend-on, au juste, par penser ? Qu'est-ce que passer de Γ « impensйe » а la pensйe ? A cette question une seule rйponse : passer а la pensйe, c'est parler, йcrire, formuler. Un exemple caractйristique de ce passage est la rйdaction d'une њuvre philosophique. Dira-t-on qu'avant d'кtre formulйe l'њuvre philosophique — l'Ethique de Spinoza — йtait « impensйe » ? Evidemment non. Alors, il faudra dire qu'elle йtait pensйe avant d'кtre йcrite ; car le schйma « thйorique » n'offre pas d'autre alternative. Mais cette seconde hypothиse n'est pas plus recevable que la premiиre. La reprйsentation de la rйdaction comme un passage d'un йtat pensй en silence а un йtat pensй tout haut est un fantasme de mauvais йcrivain et de mauvais philosophe : l'expйrience enseigne que toute њuvre ainsi prкte avant sa rйalisation est une њuvre morte. Ce qui constitue la pensйe est bien le passage а l'expression. Mais cela ne signifie nullement qu'avant cet accиs а la parole la pensйe йtait « impen-
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sйe », inconsciente. Avant que soient йcrites l'Ethique ou la Gйnйalogie de la morale, les vues de Spinoza sur le rationalisme cartйsien et de Nietzsche sur le nihilisme n'йtaient pas de purs « blancs », de purs « impensйs ». De mкme, la reprйsentation de la lutte des classes, du dйsir sexuel interdit, du ressentiment, existe bien chez le bourgeois, le nйvrosй, le thйologien : non pas а l'йtat d' « impensй », mais d' « imparlй ».
De cette assimilation sommaire du silence а l'inconscient il rйsulte, chez beaucoup de penseurs d'une nouvelle gйnйration qui se voudrait anti-idйologique dans le sillage de Marx, Nietzsche et Freud, une conception superficielle de l'objet mкme de leur souci majeur : Γ idйologie. Pour avoir confondu l'impensй et l'imparlй, on a rйduit l'йconomique, le psychologique, l'erotique а de l'impensй auquel il s'agissait seulement de donner, selon le vieux dessein du toujours inйvitable Hegel, « les lumiиres de la conscience ». Or, ni chez Marx, ni chez Nietzsche, ni chez Freud, il ne s'est jamais agi de telles lumiиres. Il s'agissait de faire parler (de rendre йconomiquement ou psychologiquement utile), non de faire penser. En considйrant ainsi que le silence dans la parole de l'idйologue reflйtait un silence dans sa conscience, les apprentis anti-idйologues se sont accordй une conception un peu trop optimiste de l'entreprise anti-idйologique : il suffоt dйsormais de « faire voir » les blancs, de contraindre l'idйologue au spectacle des « censures » qui йmaillent son discours. Ce n'est pas seulement Hegel, c'est la sagesse de Platon qu'on appelle ici а la rescousse, pour le plus grand dommage de la pensйe de ceux qu'on trahit ainsi en prйtendant les servir par une « thйorisation » : quittez votre ignorance, et vous deviendrez justes et bons. Ah, si seulement on savail ! Si le capitaliste savait qu'il exploite une certaine classe sociale ! Si le prкtre savail qu'il prкche aux hommes, non l'amour, mais la vengeance ! Si le nйvrosй savait qu'il ne se pardonne pas d'avoir tel dйsir incestueux ! Mais voilа : ils ne savent pas. Disons-leur donc la vйritй : ils sauront. On la leur a bien dit, notamment depuis une vingtaine d'annйes. Or, aucun changement ne s'est produit, ni dans la lutte des classes, ni dans l'йvolution des idйes religieuses, ni dans les manifestations sociales d'interdit sexuel. Que s'est-il donc passй ? La rйponse est nette : il ne s'est rien passй. Mais pourquoi ne s'est-il rien passй ? N'ont-ils donc pas compris ? Si, mais apparemment sans bйnйfice. S'ils n'ont pas changй, c'est qu'on ne leur a rien appris : tout ce qu'on leur a dit, ils le savaient dйjа. Il fallait leur apprendre а le parler. Cela, tel ou tel psychanalyste le rйussit avec tel ou tel patient. Mais le discours anti-idйologique est,
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lui, sans pouvoir. Et prйcisйment : parce qu'il est lui-mкme idйologique. Idйologique, parce qu'il se forge une conception superficielle, optimiste et rationalisante de l'idйologie : parce qu'il croit, tout comme les idйologues dont s'est moquй Marx, а la toute-puissance, la toute-vйritй des idйes. Parce qu'il ne fait pas de diffйrence entre l'inconscient et l'imparlй, et suppose de lа qu'il suffit de livrer l'idйe а quelqu'un pour, du mкme coup, lui donner la parole. Mais des idйes aussi simples que celles de l'exploitation des classes pauvres par les classes riches, de la toute-puissance du ressentiment et des pulsions sexuelles, ces idйes-lа sont prйsentes depuis toujours dans ce qu'on a baptisй frivolement Γ « impensйe » des hommes : en leur livrant ces idйes en pвture, on n'a fait que rйpйter un savoir acquis. Et c'est en quoi on est restй idйologue. En voulant, а l'aide du discours anti-idйologique, dйmarquer le vide, le blanc, le creux du discours idйologique, on s'est masquй la vйritй du discours idйologique qui est prйcisйment d'кtre vide, blanc, creux — et de se penser en silence comme tel. En ce sens le discours antiidйologique est, dans son principe mкme, exactement aussi vain que l'idйologie qu'il prйtend renverser : une fois reconnu que l'idйologie recouvre un rien, l'inconsйquence majeure est de vouloir effacer ce rien. Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractйrise ainsi finalement le discours anti-idйologique est, paradoxalement, une prise au sйrieux de l'idйologie. On prend l'homme а la lettre : s'il dit que, c'est qu'il ne sait pas que, etc. Cette prise au sйrieux de l'idйologie est caractйristique de l'idйologie ; mieux, elle est l'idйologie mкme. Sous couleur de « penser rigoureusement » la pensйe de Marx, de Nietzsche, de Freud, elle ressuscite, mot а mot, l'idйologie de Platon et de Hegel.
L'homme est beaucoup plus mйfianl que ne se le figurent de telles entreprises anti-idйologiques. La mйfiance est, autant et au mкme titre que le bon sens, une composante universelle et indйracinable de la pensйe humaine. La lйgиretй, ou l'optimisme des philosophes est souvent d'en sous-estimer la puissance. Victor Brochard, dans son йtude, jadis vantйe par Nietzsche, sur Les sceptiques grecs, avait dйjа soulignй le fait : le scepticisme ne reprйsente pas, comme essaient de le faire croire de nombreux philosophes, la voix de quelques penseurs rares et йtranges, au pessimisme exacerbй, mais d'abord et avant tout la voix populaire, celle du sens commun.
Cet aperзu du caractиre idйologique de certains discours antiidйologiques mиne directement а une considйration essentielle. Il permet de saisir la source commune d'oщ dйrivent, mais aussi
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oщ se sйparent, toutes les formes de pensйe tragique et de pensйe non tragique. Cette source commune est le problиme de la nature du regard portй par l'homme sur ses idйes — problиme spйcifique de Γ « idйologie » dans une moderne terminologie. Il est bien entendu que, de toute faзon, ce qui caractйrise l'idйologie est son inexistence : l'idйologie parle de non-кtres (comme la justice, la richesse, les valeurs, le droit, Dieu, la finalitй) ; pour reprendre un mot de Romйo dans Shakespeare, elle « parle de riens ». C'est а partir de la reconnaissance de ce rien que divergent deux directions philosophiques qui ne se recroiseront jamais, caractйrisйes par une diffйrence dans le mode de regard. Ou bien l'on considиre que l'homme ne sait pas qu'il parle de riens — d'oщ la possibilitй d'un discours anti-idйologique (qui, dans le cas oщ l'hypothиse serait fausse, verserait nйcessairement, on l'a vu, dans l'idйologie) ; d'oщ aussi, de maniиre plus gйnйrale, la possibilitй de toute philosophie non tragique, c'est-а-dire de presque toutes les philosophies (en ce sens que l'exercice de la pensйe se trouve, grвce а cette hypothиse, munie d'un programme : on pourra toujours s'occuper а dйtromper les hommes). Ou bien, on considиre que l'homme sait qu'il parle de riens, а la faveur d'un savoir tragique qui n'est ni du parlй, ni de Γ « impensй » : il sait tout cela, mкme s'il ne lui arrive jamais de parler de ce savoir-lа. Or, le point de dйpart de la pensйe tragique est prйcisйment l'intuition de la vйritй de cette seconde hypothиse : elle attribue d'instinct а l'homme la possession d'un savoir silencieux portant sur le rien de sa parole. D'oщ la vanitй de toute entreprise anti-idйologique, et aussi, en un certain sens, de toute philosophie : l'йducation de l'homme йtant, sur ce point fondamental, dйjа faite. Tel est le principe diffйrentiel qui sйpare а l'origine pensйe tragique et pensйe non tragique : l'attribution, ou la non-attribution, d'un savoir dйbordant largement sur ce qui est dit ou йcrit — la prise ou non au sйrieux de l'idйologie. Une seule formule suffоt а caractйriser la pensйe tragique : l'impossibilitй de croire qu'il puisse y avoir de la croyance. Et, а l'origine de cette incroyance а la croyance, qui entraоne pour la pensйe toute une sйrie de consйquences dйsastreuses qui constituent l'ensemble de la « philosophie tragique », elle invoque un argument trиs simple : toute croyance, mise а l'йpreuve, est incapable de prйciser ce а quoi elle croit ; elle est donc toujours, rigoureusement parlant, une croyance а rien ; or, croire а rien йquivaut а ne rien croire. L'homme peut donc croire а tout ce qu'il voudra, il ne pourra jamais s'empкcher de savoir silencieusement que ce а quoi il croit est — rien. L'intuition fondamentale de la pensйe tragique
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est ici : l'incapacitй des hommes, non pas а se dйbarrasser de leur idйologie (ceci n'йtant qu'une consйquence d'un mal plus radical), mais а constituer une idйologie. Aux plus imaginatives, aux plus optimistes des croyances il manquera toujours un objet qui permettrait, а l'idйologue de vйritablement adhйrer а sa croyance, au penseur tragique d'estimer que le croyant croit а ce qu'il dit croire. Il s'ensuit immйdiatement, pour la pensйe tragique, trois consйquences essentielles :
1) Se trouve dйfinie la nature de la pitiй tragique : dans la considйration qu'aucun homme n'est dupe (ne peut кtre dupe, quelle que soit sa complaisance) de son discours, de ses reprйsentations. Pour le penseur tragique, nul ne croit а ses thиmes de croyance : ni le juge а la justice, ni le nйvrosй а sa nйvrose, ni le prкtre а Dieu. D'oщ la pitiй inhйrente а la pensйe tragique, lorsqu'elle dйcouvre que le bйnйfice de l'illusion est de toute faзon refusй а une humanitй qui en manifeste sans cesse le besoin par la multiplicitй de ses pseudo-adhйsions — adhйsions а rien. D'oщ aussi le caractиre nйcessairement impitoyable de la pensйe non tragique, dont l'optimisme est de croire qu'il y a adhйsion lorsqu'on parle de croyance : philosophie du premier degrй, qui ne pardonne pas aux hommes de dйfendre des discours odieux ou absurdes, lа oщ une philosophie du deuxiиme degrй (tragique) s'apitoie surtout de l'incapacitй oщ sont les hommes d'adhйrer а ces mкmes discours. Divergence fondamentale d'affectivitй, de profondeur et de pratique philosophiques : l'accord est acquis sur l'absurde du discours, mais le dйsaccord majeur tient а ce que le penseur non tragique se reprйsente l'homme heureux au sein du confort de son idйologie (heureux, parce que croyant), alors que le penseur tragique est d'abord sensible а la fragilitй, mieux, а l'inexistence de ce bonheur en paroles. La pensйe non tragique se caractйrise ainsi par la possibilitй d'une action, d'un programme philosophique : arracher les hommes а leur idйologie. Si elle avait un programme philosophique, l'ordre du jour de la pensйe tragique serait exactement inverse : elle mettrait tout en њuvre pour parvenir а faire croire les hommes а leurs absurditйs. Mais — et cette .considйration suffit а la laver du soupзon d'obscurantisme — un tel programme est de par les fondements mкmes de la pensйe tragique, absurde en soi. Otйe la possibilitй d'une telle action, reste la pitiй.
2) Est йtablie l'impossibilitй de constituer une quelconque lutte anti-idйologique, puisque, dans le meilleur des cas, une telle
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lutte aurait pour rйsultat de faire apparaоtre un « non-savoir » qui est dйjа connu comme tel au sein de l'idйologie. Lа oщ le discours anti-idйologique s'efforce de dйmolir, le discours tragique constate que rien n'a йtй construit. D'oщ, au regard de la pensйe tragique, le caractиre indйracinable par dйfinition de toute croyance (car, comment dйtruire ce qui n'a pas encore йtй construit ?), et la frivolitй de la plupart des considйrations (non tragiques) sur la nature du fanatisme.
3) Plus fondamentalement, apparaоt l'impossibilitй oщ est toute pensйe non tragique de se constituer en tant que philosophie. Le problиme initial de la possibilitй d'une « philosophie tragique » se trouve ainsi renversй : ce n'est plus une telle possibilitй qui fait problиme, c'est l'existence mкme de toute autre forme de philosophie qui est maintenant mise en question. Si l'on appelle philosophie un corps de considйrations qui soient l'objet d'une adhйsion sans rйticences ni arriиre-pensйes, on dira que les seules philosophies existantes sont les philosophies tragiques. Consйquence en apparence paradoxale des prйmisses dont procиde la pensйe tragique : il n'y a pas de philosophies non tragiques. Sans doute il existe Platon, Kant, Hegel : mais, ni les « idйes » de Platon, ni celles de Kant, ni Γ « esprit absolu » de Hegel n'existent — dans la mesure oщ ceux-ci dйfinissent, pour le penseur tragique, non pas un contenu, mais seulement un mode de croyance. Constructions somptueuses faites de riens : ses йlйments de base йtant indйfinissables. S'il ne peut y avoir d'adhйsion aux thиmes non tragiques, c'est qu'il n'y a pas, а proprement parler, de thиmes non tragiques : seulement des directions d'intention (non tragique). Aussi le non tragique est-il ce qui se dit sans rйussir а se penser, et le tragique ce qui se pense sans, gйnйralement, accepter de se dire.
A la lumiиre de ces trois consйquences, apparaissent clairement les liens entre pensйe tragique et pensйe anti-idйologique, en mкme temps que se prйcisent les traits caractйristiques de la philosophie tragique. Aux yeux du penseur tragique, tout combat anti-idйologique procиde d'un йlйment partiel et dйgradй de savoir tragique. Le penseur tragique en sait seulement un peu plus. Il sait dйjа а peu prиs tout ce dont peut parler l'idйologie, et l'anti-idйologie qui en rйsulte ; mais, а la diffйrence du penseur anti-idйologique, il est muni d'un savoir supplйmentaire : il sait que l'idйologue sait qu'il « parle de riens ». Pour reprendre une expression d'un psychanalyste contemporain, A. Green, dont un
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rйcent ouvrage (Un њil en trop) йtablissait prйcisйment le lien entre la tragйdie et un lйger surcroоt de savoir, il est dotй d'un « savoir en trop » qui lui permet de connaоtre, outre la vanitй de l'idйologie, la vanitй de toute anti-idйologie. Sur l'idйologie, la pensйe tragique en sait, par dйfinition, un peu plus long que toute pensйe anti-idйologique. Bien avant Marx, Nietzsche et Freud, des penseurs tragiques tels Lucrиce, Montaigne, Pascal, Hume, avaient centrй le problиme spйcifique de la philosophie autour de la question de l'idйologie. Mais en un sens plus gйnйral, et aggravй par rapport а la plupart des interprйtations « optimistes » de la pensйe de Marx, Nietzsche et Freud (optimistes : en ce que, croyant а l'efficacitй de l'idйologie, elles croient а l'efficacitй de l'action anti-idйologique). L'inanitй de l'idйologie, telle que la comprend la pensйe tragique, signifie d'abord l'impossibilitй oщ elle est de se constituer en croyance. La pensйe tragique n'est pas anti-idйologique, mais non idйologique : en ce qu'elle ne croit pas mкme а l'efficacitй de l'idйologie.
Chez Lucrиce, chez Montaigne, chez Pascal, chez Hume, la critique de l'idйologie signifie : pas seulement la mise en йvidence du « rien » dissimulй par l'idйologie, mais surtout la pensйe que ce rien, qui n'est que parlй, n'est l'objet d'aucune adhйsion. D'oщ une exacte dйfinition du tragique de la « condition humaine » : l'homme est portй а parler le non tragique — l'idйologie ; donc il en a besoin ; or il n'a pas d'idйologie а sa disposition, et se trouve ainsi obligй а parler de riens auxquels, par dйfinition, il ne peut croire. Contradiction insoluble : l'homme ayant besoin de quelque chose qui est rien. Se trouve ici rigoureusement confirmйe la dйfinition que propose Vladimir Jankйlйvitch du tragique : l'alliance du nйcessaire et de l'impossible (1). Mais une telle formule doit кtre prйcisйe. Il est trиs aisй, une fois arrivй en ce point, de dйvier vers une interprйtation non tragique du tragique, c'est-а-dire de quitter le tragique pour n'y plus revenir : il suffit d'interprйter le « rien » qui caractйrise le dйsir humain comme un « objet manquant ». Une des questions fondamentales de la philosophie (l'une des plus importantes, en tout cas, pour l'orientation tragique ou non tragique de la pensйe) consiste а se demander si l'on peut confondre l'idйe de rien avec l'idйe d'un manque. Autre formulation de cette question : le manque dont manque le dйsir pour dйfinir son objet doit-il кtre reportй sur l'inaccessibilitй de l'objet ou sur l'incapacitй du sujet а dйfinir son propre dйsir ? C'est-а-dire encore : pensйe non
(1) La mort, pp. 96-103.
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tragique, ou pensйe tragique ? Dans le premier cas, en effet, le monde se voit doublй d'un autre monde (quel qu'il soit), а la faveur de l'itinйraire intellectuel suivant : l'objet manque au dйsir ; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un — celui du dйsir ; donc il existe un « ailleurs » qui contient la clef du dйsir (dont « manque » le monde). Pensйe non tragique, de Platon et de Descartes. L'histoire de la pensйe non tragique commence avec l'histoire platonicienne de la caverne : rien ne permet de rendre compte de « ce qui se passe », donc ce qui se passe tire son кtre d'un « ailleurs », donc il y a un ailleurs. Pensйe non tragique, en ce qu'elle se dispense d'admettre ce qui existe au seul titre de ce qui existe : tout n'est pas dit, tout n'est pas fini (ainsi Hegel eut-il le gйnie de tirer Tailleurs mйtaphysique du cфtй de l'historicitй), il y a « autre chose ». Dans le deuxiиme cas, ce qui manque au dйsir n'est pas un objet, mais une existence : le dйsir est besoin — de rien. Il n'y a pas autre chose que « ce qui existe » oщ se logerait l'objet inaccessible du dйsir, car le dйsir lui-mкme ne renvoie а aucune satisfaction possible ni pensable. D'oщ l'inutilitй de la mйtaphysique aux yeux du penseur tragique : а quoi bon fabriquer « autre chose », si l'on n'a, en dйfinitive, rien а y mettre ? — l'expйrience de l'histoire de la philosophie prouvant abondamment que toute fabrication mйtaphysique a йtй entreprise pour y loger l'objet d'un dйsir, mкme si elle ne parvenait pas а dйfinir ni а penser cet objet. Le tragique est donc bien l'alliance du nйcessaire et de l'impossible — а la condition de prйciser que cette impossibilitй n'est pas l'impossibilitй d'une satisfaction, mais l'impossibilitй de la nйcessitй mкme : le besoin humain se heurtant, non а l'inaccessibilitй des objets du dйsir, mais а l'inexistence du sujet du dйsir.
Toute forme de pensйe non tragique commence ainsi par ajouter, а la dйfinition brute du tragique, une insensible modification : elle estime que l'homme a besoin, non de quelque chose qui n'est rien, mais de quelque chose qui lui manque. Entre le besoin de rien et le besoin de quelque chose qu'on ne peut obtenir se situe l'йcart dйcisif qui sйpare pensйes tragiques et pensйes idйologiques (celles-ci fussent-elles d'intention anti-idйologique, comme les formes de progressisme hostiles aux thиmes supraterrestres ou suprasensibles, mais confiantes en un mieux que rendrait possible la disparition des superstitions idйologiques). Il est, а la limite, assez indiffйrent que l'objet d'un contentement humain soit rйputй inaccessible ou non. Importe surtout qu'un tel objet soit rйputй « rien » ou « inaccessible ».
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Le « rien » et Γ « inaccessible » recouvrent deux pensйes, non seulement diffйrentes, mais aussi inconciliables. L'infйrence du rien du dйsir а un « quelque chose » situй en dehors de la prйhension humaine est la source commune oщ se sont alimentйes toutes les religions, toutes les mйtaphysiques et toutes les formes de pensйe non tragique. Ce qui dйfinit la pensйe tragique est le refus de cette infйrence : dйsirer rien (plutфt que « ne rien dйsirer », le « ne » explйtif semblant dйjа engagй dans la problйmatique d'un manque mйtaphysique) signifiant uniquement la reconnaissance d'un besoin sans objet, nullement la reconnaissance d'un manque d'objet au besoin. Nuance d'importance : la nйcessitй de l'insatisfaction йtant attribuйe, non plus au caractиre inaccessible de ses visйes, mais а l'impossibilitй oщ est le dйsir lui-mкme de se formuler, c'est-а-dire de se constituer. La perspective tragique ne consiste aucunement а faire miroiter а l'horizon du dйsir un quelque chose inaccessible, objet d'un « manque » et d'une « quкte » йternels dont l'histoire se confond avec l'histoire de la « spiritualitй » humaine. Elle fait apparaоtre une perspective exactement inverse : elle montre l'homme comme l'кtre а qui, par dйfinition, rien ne manque — d'oщ la nйcessitй tragique oщ il est de se satisfaire de tout ce qu'il a, car il a tout. Elle affirme que l'homme, qui dйsire rien, ne « manque », au sens le plus rigoureux du terme, de rien. Son argument est simple : si vous voulez кtre crus quand vous affirmez manquer de quelque chose, il vous faut dire ce dont vous manquez. Or, sur ce point, et depuis que la philosophie existe, vous n'avez jamais rйussi а rien dire. Donc vous ne manquez de rien. Le tragique, considйrй d'un point de vue anthropologique, n'est pas dans un « manque а кtre », mais dans un « plein кtre » : la plus dure des pensйes йtant, non de se croire dans la pauvretй, mais de savoir qu'il n'y a « rien » dont on manque.
L'inaptitude de l'idйologie а se constituer en pensйe, donc en objet d'adhйsion, de croyance, a йtй dite en termes dйcisifs par les grands penseurs tragiques — et ce, encore une fois, avant Marx, Nietzsche et Freud : par Lucrиce, par Montaigne, par Pascal, par Hume. L'homme, qui dйsire rien (c'est-а-dire а la fois dйsire et est incapable de dйsirer quelque chose), constitue des discours oщ il est question de riens, et auxquels il ne peut, en dйfinitive, ni se prendre, ni s'intйresser. L'idйologie — le non tragique — sont condamnйs d'emblйe а rester sur le plan de la parole : а parler « des rкves, ces enfants d'un cerveau en dйlire, que peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle que l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce
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moment le sein glacй du nord », pour reprendre les mots que rйpond Mercutio au mot de Romйo citй plus haut. Chez Lucrиce, le propre de la « superstition » n'est pas d'кtre crue, mais, tout au contraire, de n'кtre pas l'objet d'une croyance : l'homme que dйcrit le De rerum natara est incapable d'adhйrer aux thиmes dont il a fait vaine provision pour vivre, et dont il connaоt la non-existence. Chez Montaigne, l'accent est mis constamment non tant sur la fragilitй de la pensйe humaine que sur l'inintйrкt de l'homme а l'йgard de ce qu'il йprouve (« peu de chose nous divertit et dйtourne, car peu de chose nous tient ») et, plus gйnйralement, а l'йgard de ce qu'il pense (« je ne sais si l'ardeur qui naоt du dйpit ou de l'obstination а l'encontre de l'impression et violence du magistrat et du danger, ou l'intйrкt de la rйputation n'ont envoyй tel homme soutenir jusqu'au feu l'opinion pour laquelle, entre ses amis, et en libertй, il n'eыt pas voulu s'йchauder le bout du doigt ») (1). Chez Hume, l'analyse de la croyance — c'est-а-dire de son caractиre incrйdible — trouve son expression dйfinitive : l'њuvre entiиre visant а йtablir que, si l'homme est toujours capable de dйfendre ses croyances, de dire pourquoi il croit, il est incapable, en revanche, de jamais prйciser ce а quoi il croit. Aussi la croyance est-elle indйracinable : non d'adhйrer de trop prиs а son objet, mais de n'adhйrer а rien. On ne peut dйraciner ce qui est soi-mкme sans racines. D'oщ le caractиre inattaquable de tout fanatisme, dont Hume est le seul philosophe du xvnie siиcle а avoir compris que, n'йtant jamais attachement а « quelque chose », il ne pouvait кtre justiciable d'une mise en йchec (d'oщ aussi le pessimisme de Hume а l'йgard du progrиs des « lumiиres » : toute croyance se dйfinissant, non par un contenu, mais par un mode d'attachement, il est а prйvoir que toute destruction de croyance aboutira а la substitution d'une croyance nouvelle qui reportera, sur un nouveau pseudocontenu, une mкme maniиre de croire toujours vivace au sein de l'йquivalence monotone des croyances). On sait d'ailleurs que le gйnie philosophique de Hume s'attache а faire apparaоtre l'absence de contenu propre а toute croyance non dans les cas de fanatisme en vue а son йpoque, mais dans les opйrations les plus communes, les plus universelles de l'entendement, les plus « saines » en apparence. Ainsi la critique de la causalitй, qui n'est pas de mettre en doute l'action efficace de la cause, mais de montrer que nul homme n'a rйussi jusqu'а prйsent а dire ce qu'il mettait sous le mot « cause ». De mкme, les idйes de
(1) Essais, III, 4 et II, 12.
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Dieu, de moi, l'ordre, de finalitй ne sont pas critiquйes en tant que non dйmontrables, mais en tant que non exprimables, non dйfinissables — en tant que « riens ». Il n'est pas question de se demander — comme le fait, par exemple, Kant — s'il y a ou non une finalitй « objective » dans l'homme, dans la nature, quelle elle peut кtre, s'il pourrait y avoir une « meilleure » finalitй ; la question que pose Hume est toute diffйrente : pense-t-on quelque chose quand on parle de finalitй ? La rйponse est nйgative ; elle l'йtait dйjа chez Lucrиce et chez Montaigne, pour lesquels le tragique humain n'est pas l'absence de destin assignable, de bonheur accessible, mais l'impossibilitй mкme а se reprйsenter une quelconque fin, un quelconque bonheur : « Laissons а notre pensйe tailler et coudre а son plaisir, elle ne pourra pas seulement dйsirer ce qui lui est propre, et se satisfaire », dit Montaigne dans Y Apologie de Raimond Sebond. S'il йtait un dieu du bonheur, et qu'il fыt mystificateur, sa tвche serait facile : il lui suffirait, pour кtre sыr de n'avoir jamais rien а accorder, d'annoncer aux hommes qu'il est disposй а leur accorder tous les bonheurs imaginables, pourvu qu'on veuille bien, d'abord, les lui dйcrire. Si vous voulez un bonheur, dites lequel. Mais, de nouveau, vous ne dites rien. Il se confirme que vous n'avez rien а dйsirer, rien а regretter : ο forlunatos... Le « rien » de la croyance йclate enfin dans le pari des Pensйes, dont la nature tragique et йmouvante ne tient pas au problиme du choix (vaut-il mieux parier sur telle ou telle face de l'alternative ?), mais а l'incapacitй oщ est Pascal de dйfinir l'une des deux options : Dieu, qui (Pascal en convient expressйment) ne reprйsente rien de pensable. D'un cфtй, le tragique ; de l'autre quelque chose qui, pour l'esprit, est rien.
Raison pour laquelle le savoir tragique peut кtre considйrй comme « universel ». Universel, parce que le seul — tout « savoir » non tragique йtant rien.
Raison pourquoi, enfin, le savoir tragique, lorsqu'il se constitue en philosophie, n'a jamais йlй rйfulй. Fait trиs remarquable, qui intйresse directement la logique du pire : si celle-ci voulait йtablir la « vйritй » de la philosophie tragique, une des premiиres remarques а faire valoir serait qu'elle est la seule forme de philosophie а n'avoir jamais йtй critiquйe, jamais prise en considйration philosophique. Jamais, en lant que telle : si elle est attaquйe, c'est de biais ; d'кtre tragique n'est pas pris en considйration, probablement parce que lа rйside le motif rйel de l'attaque, et que l'une des lois de l'attaque consiste а tout dire, hormis ses motivations. On chercherait en vain une philosophie tragique — Pascal ou Nietzsche par exemple — а avoir йtй critiquйe au nom de son
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caractиre tragique ; ni Voltaire ou Valйry parlant de Pascal, ni tels philosophes contemporains s'essayant а des rйajustements de la pensйe de Nietzsche, ne s'en prennent jamais а cela qui, en de telles pensйes, seul importe а leurs auteurs, et seul rйpugne а leurs dйtracteurs : d'кtre tragiques. Les tentatives de dйvalorisation (ou de rйcupйration) portent immanquablement sur un vice de forme, une quelconque objection prйalable qui dispense d'envisager la pensйe en elle-mкme : tout se passe comme si, en toute philosophie, l'йlйment tragique йtait ce qui ne peut кtre dйvalorisй. Le penseur tragique sera donc naturellement tentй d'infйrer que le tragique est ce qui, en soi, ne peut кtre philosophiquement dйvalorisй.
Le premier exemple caractйristique de cette йvacuation de la pensйe tragique pour vice de forme — indice d'un refus de prendre en considйration, mais aussi, sur un plan plus profond, d'une certaine considйration а l'йgard du tragique — est livrй, dans l'histoire de la philosophie, par l'attitude de Platon а l'йgard des penseurs grecs qui ne sont parvenus а la conscience de l'homme moderne que sous l'expression dйvalorisйe de Sophistes. Attaque pour vice de forme, telle est, on le sait, la conclusion du Protagoras, le seul dialogue de Platon directement dirigй contre les Sophistes : le sophiste, d'aprиs ses propres prйmisses, ne devrait pas enseigner ; or il enseigne ; donc il se contredit. Aucun thиme de la pensйe sophistique n'est abordй а aucun moment du dialogue (pas davantage d'ailleurs, ou si peu, dans aucun des autres йcrits de Platon). En quoi Platon est un calomniateur de gйnie : d'avoir reportй sur les penseurs qu'il voulait йliminer (et qu'il a rйussi, dans une large mesure, а йliminer matйriellement, presque aucun texte des Sophistes n'ayant survйcu а ses attaques) le vice propre de sa philosophie, la « sophistique ». Non seulement Platon invente la notion pйjorative de « sophiste », encore il crйe, par sa philosophie, le vice « sophistique » qu'il attribuera а ses ennemis. Reste que ce que Platon craint chez les Sophistes est leur conception tragique de la nature de l'homme et de l'exercice de la pensйe. En ce sens, ce qu'il reproche aux Sophistes ressemble assez а ce qu'en un autre temps Rousseau reprochera aux grands classiques du xvne siиcle franзais. Que penserait l'homme moderne de Moliиre et de La Fontaine, s'il n'avait conservй de ces auteurs que des tйmoignages du genre de celui de Rousseau ? A peu prиs ce qu'il pense des Sophistes : des йcrivains peu recommandables, se moquant de la « vйritй », indiffйrents aux malheurs d'autrui, sans moralitй, et animйs, dans l'exercice de leur mйtier, par deux seuls mobiles — l'argent et les plaisirs.
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Mкme dissimulation dans l'attaque : au lieu de dйclarer le vйritable dйsaccord, on prend le parti de dire, avec talent, n'importe quoi. Platon reproche aux Sophistes non d'кtre sceptiques, athйes, matйrialistes, mais d'кtre cupides et vaniteux ; de mкme Rousseau reproche а Moliиre et La Fontaine, non leur vision tragique, mais leur « immoralitй ». Face а de telles attaques, force est d'admettre que la pensйe tragique se porte bien : personne, pas mкme parmi les plus illustres, ne semblant disposй а la critiquer.
4 — BUT DE L'INTENTION TERRORISTE : UNE EXPЙRIENCE PHILOSOPHIQUE DE L'APPROBATION
Reste la question du but de l'intention terroriste. Pourquoi faire parler le tragique ? Si le contenu tragique, que la pensйe tragique n'exhume qu'en paroles, est dйjа connu de tous, quel intйrкt а lui ouvrir l'accиs а un quelconque discours ? Quel bйnйfice ?
Avant de dйsigner ce but de l'intention terroriste en њuvre dans la pensйe tragique, il est nйcessaire de revenir un instant sur cette notion d' « йvйnement » telle que la rйcusait d'emblйe toute pensйe tragique, ainsi qu'il a йtй dit plus haut. Evйnement, ou « acte », si l'on considиre l'йvйnement d'un point de vue spйcifiquement humain : l'acte dйfinissant un йvйnement dont l'homme serait Y auteur. La pensйe tragique rйcuse йgalement l'йvйnement et toute possibilitй d'acte ; elle se refuse donc а parier pour quoi que ce soit dans le domaine de Γ « йvolution historique », si maigre que soit le sens qu'on donnera au mot d' « histoire ». Elle rйcuse toute possibilitй d'agir sur soi-mкme, sur l'histoire, sur le monde (mкme si la possibilitй d'une telle action relиve, non d'un savoir, mais d'un pari, comme l'affirmait Lucien Goldmann dans Le dieu cachй, subordonnant ainsi le point de dйpart d'une philosophie marxiste а un pari de type pascalien). La pensйe tragique refuse a priori les donnйes d'un tel pari : non qu'elle refuse de parier sur les possibilitйs historiques de l'action — possibilitйs dont elle ne doute aucunement —, mais parce qu'elle se sait, plus profondйment, "inapte а agir. Autrement dit : ce dont doute la pensйe tragique ne concerne pas les consйquences (historiques, psychologiques, philosophiques) de l'acte, mais la possibilitй de l'acte lui-mкme. Elle assimile, en effet, l'acte а un apport hasardeux, inapte а apporter, en tant que tel, la moindre modification au hasard de « ce qui existe ». L'acte, pour elle, n'est
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pas du « vivant », du « libre-arbitre », transcendant l'ordre mйcanique ou biologique de la nature (Bergson), mais un ajout naturel а une mкme nature : du hasard ajoutй au hasard. Il est йvident que l'homme, en agissant, apporte une certaine modification а « ce qui existe » : mais cette « modification », йtant hasardeuse elle-mкme, ne modifie pas la nature de ce sur quoi elle agit. Elle modifie un кtre dont la nature est de se modifier : elle fait changer un peu quelque chose dont la vйritй est de changer. Elle n'est donc pas un йvйnement, en ce sens qu'elle n'intervient pas ; toutes ses capacitйs d'intervention sont dйjа prйvues au grand catalogue de l'кtre, qui peut se dйfinir comme le registre prйalable de toutes les interventions, de toutes les modifications possibles. Plus prйcisйment, « ce qui existe » ne constitue pas, aux yeux du penseur tragique, une « nature », mais un hasard ; le terme de « nature » n'a de sens qu'en tant qu'il dйfinit un hasard, c'est-а-dire une non-nature, au sens classique du terme. Il en rйsulte la vanitй philosophique de toute interprйtation de l'йvйnement. Aucun йvйnement ne « survient », dans la mesure oщ tout est dйjа fait d'йvйnements, que toute possibilitй interventionniste se ramиne а ajouter un йvйnement а une somme d'йvйnements. Un йvйnement, au sens oщ l'entendent ceux qui croient а la possibilitй d'une action, c'est quelque chose qui « arrive » а ce qui « est » : qui fait relief sur l'кtre. Mais que se passe-t-il, si l'кtre sur lequel l'йvйnement est ainsi appelй а faire relief est dйjа constituй lui-mкme d'йvйnements ? Il ne « se passe », exactement, rien. Si tout est йvйnement, rien n'est йvйnement : n'amenant qu'un ajout quantitatif а une quantitй dont la « qualitй » ne sera en rien modifiйe par cet ajout. De la mкme maniиre, un grain de sable ne modifie en rien la nature sablonneuse du tas de sable. En termes plus gйnйraux : il y a antinomie entre les notions de hasard et de modification. Le hasard, est, par dйfinition, le non modifiable. Plus abstraitement : l'кtre ne peut changer de nature, dans la mesure oщ il ne constitue pas une « nature ». Si l'кtre est, non nature, mais hasard, il йchappe nйcessairement а toute altйration en nature, — d'oщ l'inanitй de toute action (sur la « nature »). On peut imaginer que soient changйs le bleu du ciel ou le vert de la prairie, mais non que soit modifiй le hasard qui engendre le fait des couleurs, du ciel et des prairies. Croire qu'un йvйnement de plus modifiera la somme des йvйnements revient а espйrer modifier l'eau avec une nouvelle molйcule d'eau. Lorsque la pensйe tragique assimile l'кtre а un « donnй », elle a en vue une notion d'assemblage hasardeux dont aucun rйajustement ne peut modifier la nature dans ce qu'elle
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a prйcisйment de hasardeux. Une des intuitions fondamentales de la pensйe tragique — fondamentales : en ce qu'elle refuse, а toute philosophie, toute portйe « pratique » — est ici : dans la reconnaissance de ce trиs simple fait que le hasard n'est pas modifiable.
Or, il est cependant un certain acte, ou йvйnement, susceptible d'affecter la vie des hommes d'un minime coefficient de modification. Minime mais essentiel aux yeux de la pensйe tragique, pour laquelle l'acte en question est le seul notable, parce que le seul possible. Il ne s'agit d'un йvйnement ni pratique (car il ne modifie rien а « ce qui se passe »), ni proprement philosophique (car il ne modifie rien а « ce qui se pense » : il est inapte а constituer un « йvйnement » philosophique, au sens par exemple de la « volontй » qui suffit, chez Schopenhauer, а faire basculer le hasard de l'кtre dans la perspective pessimiste d'un monde donnй, constitutionnellement absurde). L'acte dont il s'agit ne concerne que le mode selon lequel une personne se reprйsente а elle-mкme ses pensйes et ses actions, а chaque instant d'une existence dont aucun acte ni aucune reprйsentation ne lui appartiennent en propre.
En quel sens l'approbation — tel est, en effet, l'acte unique auquel la pensйe tragique reconnaisse une valeur d' « йvйnement » — appartient-elle, de certaine maniиre, а la « disponibilitй » humaine ? Pourquoi, de maniиre plus gйnйrale, la question de l'approbation est-elle l'unique question qui intйresse la pensйe tragique ? Pourquoi, enfin, est-elle а la source de l'intention terroriste, dont elle dйfinit le but spйcifique ?
Avant de rйpondre а ces trois questions, on remarquera, dans l'histoire de la philosophie, le lien constant entre les formes de pensйe tragiques et les formes de pensйe approbatrices. Lien si nйcessaire, que la question de l'approbation est la seule а laquelle des penseurs tels Lucrиce, Montaigne, ou Nietzsche, et quel que soit par ailleurs leur scepticisme philosophique, aient tenu а rйpondre explicitement. Le doute prйvaut sur toute autre question ; sur le point du oui ou du non, la rйponse est acquise d'emblйe : « ce qui existe » n'existe pas seulement а titre « de fait » ; il recoupe aussi tout ce qui, chez l'homme, est concevable а titre de « dйsir » (c'est-а-dire : les pensйes les plus cruelles sont bonnes а penser, les actes les plus inutiles bons а faire, les vies les plus pauvres bonnes а vivre). Lucrиce ouvre son livre par une invocation а la joie, dispensatrice du charme de l'existence ; Montaigne ferme le sien par une profession de foi au bonheur (« Pour moi donc, j'aime la vie ») ; Nietzsche — en cela peut-кtre
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le premier а avoir fait la « philosophie » de la tragйdie — affirme que l'approbation est le critиre et le signe propre de la pensйe tragique. Un tel lien, si souvent affirmй, entre tragique et affirmation n'est pas fortuit.
Aux yeux de la logique du pire, l'approbation inconditionnelle est, en effet, а la fois la condition nйcessaire des philosophies vйritablement tragiques et le signe qui permet de les reconnaоtre immйdiatement — encore un fois, si on entend par « philosophies tragiques » des pensйes telles, par exemple, que celles de Montaigne, de Lucrиce, de Nietzsche. Sans doute existe-t-il nombre de pensйes qui se sont recommandйes d'une vision tragique sans, pour autant, se recommander d'une approbation inconditionnelle : ainsi les philosophies de Kierkegaard, Chestov, Unamuno, pour ne citer que quelques-uns parmi les plus rйcents. A de telles pensйes, la logique du pire rйtorque que, s'il est vrai qu'elles rйussissent а plus ou moins empiйter sur le tragique (dans la mesure oщ il est impossible de ne pas empiйter sur le tragique, dиs que l'on prend en considйration certaines donnйes de l'expйrience que l'homme est appelй а connaоtre : la mort — par exemple), elles ne peuvent prйtendre а une prise directe sur le tragique. Du tragique, elles manquent l'exact champ qu'elles ont exclu de leur capacitй approbatrice : tout ce qui n'a pas йtй approuvй est autant de tragique de niй. Ce rйsidu de non approuvй est ce qui s'est dйrobй а l'affirmation — а une affirmation qui doit s'entendre ici а la fois comme tragique et comme simplement « affirmatrice d'кtre » (le tragique йtant, prйcisйment, d'affirmer). Gomment d'une part se prйtendre tragique, et d'autre part prйtendre qu'il y a dans l'homme, la vie, le monde, la pensйe, l'action, l'histoire, des « contradictions » dont la « solution » n'appartient pas au pouvoir (intellectuel ou pratique) de l'homme ? La transfiguration du tragique en contradiction a pour bйnйfice (non tragique) d'affirmer la nйcessitй, au moins le besoin, d'une solution ; mкme si celle-ci est radicalement hors de question, il restera toujours que le donnй brut de ce qu'a а connaоtre l'homme « manque » d'un quelque chose dont l'absence interdira, d'un mкme mouvement, et l'approbation inconditionnelle, et l'affirmation tragique (toutes deux ayant en vue le mкme caractиre jubilatoire, et maximalement jubilatoire, de ce qui, а de multiples points de vue, peut et doit кtre considйrй comme enfer). On remarquera d'ailleurs que la pensйe pseudotragique (ou partiellement tragique) ne rйussit jamais, en rйalitй, а poser comme « hors de question » la « solution » dont elle dit dйsespйrer : dans le meilleur des cas, elle sera seulement hors de
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rйalisation. Elle s'efforce plutфt de l'arracher а toute perspective historique, pour la situer dans une perspective religieuse ou mйtaphysique (celles-ci fussent-elles mкme d'intention athйe et anti-mйtaphysique : ainsi qu'il arrive au pessimisme de type schopenhauerien, qui nie la possibilitй de toute « alternative » au drame humain, mais n'en considиre pas moins ce drame comme justiciable d'une « solution » dont le seul caractиre qui le distingue de la mйtaphysique traditionnelle est de la situer hors du champ du possible et du pensable). Encore une fois, ce qui constitue la vision tragique n'est pas l'affirmation du caractиre inaccessible de la solution, mais l'affirmation du caractиre absurde de la notion mкme de solution Si l'homme a besoin d'une solution, c'est qu'il manque de quelque chose. Or, dire que l'homme manque de quelque chose, c'est nier le tragique, dйjа dйfini comme la perspective selon laquelle l'homme ne manque de rien. En ce sens, plus tragique que toute philosophie pseudo-tragique est un optimisme dogmatique de type leibnizien. Si l'on pouvait faire abstraction de la justification mйtaphysique qui en est la clef de voыte (la dйfinition des attributs divins et de leur rфle constitutionnel dans l'йlaboration des existences), la pensйe de Leibniz serait peut-кtre la seule philosophie absolument tragique : l'affirmation que le monde connu par l'homme est le meilleur des mondes possibles interdisant d'emblйe toute possibilitй d'appel ou de recours en grвce — l'homme, chez Leibniz, ne manque, non de rien, mais, du moins, d'aucun mieux. Pensйe peut-кtre « optimiste », mais en tout cas dйjа beaucoup pire que les diffйrentes formes de pessimisme ou de « rйalisme » qui lui ont йtй opposйes dans le sillage de Voltaire. Les mкmes rйflexions vaudraient, a fortiori, pour la pensйe de Spinoza.
La logique du pire enseigne donc la nйcessitй du lien entre pensйe tragique et pensйe approbatrice. Pour elle, tragique et affirmation sont termes synonymes. Ceci, pour trois grandes raisons thйoriques qui rйpondent chacune aux trois questions gйnйrales posйes plus haut.
En premier lieu, la philosophie tragique considиre l'approbation (et son contraire, qui est le suicide) comme le seul acte dont la disponibilitй soitjaissйe au sujet de l'action, а l'homme, — c'est-а-dire comme la seule forme d' « acte ». Non que l'homme soit « libre » de dire oui ou non : il est йvident que les motivations psychologiques qui portent а affirmer ou а nier ne sont, pas plus que toute autre chose au monde, du ressort d'un imaginaire « libre arbitre ». Disponibilitй pourtant, dans le sens oщ il s'agit, avec l'affirmation, ou la non-affirmation, d'un acte susceptible
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de modifier « ce qui existe » — et le seul. L'image de Pascal prend ici son sens le plus profond, parce que le plus tragique : l'homme est embarquй, en ce qu'il est, tel le passager d'un avion de grande ligne, sans accиs possible а aucune des commandes de direction (incapable donc de faire dйvier, ni sa vie, ni mкme, ce que n'admettrait probablement pas Pascal, le « sens » de sa vie : un pari tel que le souhaite Pascal, c'est-а-dire portant sur la direction gйnйrale du voyage, apparaоt, au penseur tragique, comme hors de portйe comme il est hors de sens). Tout ce qu'il peut « faire » est de se solidariser ou non de son voyage, d'accepter d'en кtre (ce qui signifie approbation globale), ou le refuser (ce qui signifie dйsapprobation globale, c'est-а-dire suicide). Et, pour reprendre, sans rйserves cette fois-ci, une pensйe de Pascal, il n'y a pas de solution mйdiane : tout autre terme de l'alternative est illusoire (mкme s'il lui arrive souvent d'кtre, de certaine maniиre, « vйcu »). Il faut choisir. Nйcessitй du oui ou du non, а condition, bien йvidemment, qu'on ait d'abord dйcidй de choisir : d'accomplir l'unique acte dont la disponibilitй appartienne au voyageur. On peut aussi ne pas agir du tout : solution habituelle des hommes а vie « active ». Entre le renoncement а tout acte, et la relйgation de toute « activitй » а l'unique question de l'approbation, la diffйrence peut sembler minime. On peut ainsi considйrer que la plupart des hommes s'accommodent de vivre sans jamais agir, remettant а plus tard la seule forme d'acte que reconnaisse la pensйe tragique. Selon une perspective tragique, seuls donc auront « agi » en leur vie, d'une part les suicidaires, de l'autre les affirmateurs inconditionnels. Si la « morale » avait, aux yeux de la pensйe tragique, un sens quelconque, tel en serait l'unique critиre de valeur : la « dignitй » йtant d'approuver globalement ou de nier globalement, de vivre en le voulant ou de mourir en le voulant. Suicide et approbation inconditionnelle sont, en tout cas, а ses yeux, les seules formes d'activitй sur lesquelles l'expression des frivolitй ne soit pas en prise directe.
En second lieu, la philosophie tragique considиre que le privilиge de l'approbation tient а son caractиre incomprйhensible et injustifiable. Lа oщ pensйes non ou pseudo-tragiques se plaignent d'un « manque », la pensйe tragique est d'abord sensible а l'incomprйhensible existence d'un « trop ». Si les considйrations qui prйcиdent sont fondйes, s'il n'est « rien » а quoi aucune croyance ait jamais йtй, jusqu'а prйsent, capable d'adhйrer, s'il n'est aucune forme de bonheur que l'homme ait jamais йtй capable de dйcrire, mкme et surtout en paroles, il s'ensuit de lа que toute « joie de vivre » est irrationnelle et, philosophiquement parlant,
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abusive (c'est-а-dire : en trop). Or, une telle joie existe et s'expйrimente quotidiennement sans le recours а une forme quelconque de justification (puisque chacune de ces formes de justification est rйputйe, par la philosophie tragique, incroyable et incrйdible). D'oщ le renversement tragique de la problйmatique du besoin humain de satisfaction : la jubilation ne manque pas ici-bas — elle est, au contraire, toujours de trop. Rien ne peut en rendre compte ; d'oщ son caractиre inйpuisable (qui dйfinit assez prйcisйment l'йtonnement propre au philosophe tragique : son йmerveillement premier йtant que la joie soit, non la douleur). Inйpuisable, car rien, par dйfinition, ne saurait jamais tarir une source que rien n'alimente. Rien, du moins, de tout ce qu'ont pu « penser » les hommes jusqu'а prйsent. Cette derniиre considйration introduit directement au but de l'intention terroriste, telle que pratiquйe par la philosophie tragique.
Se prйcisent en effet, en troisiиme lieu, les йlйments d'un pari tragique, engagй par tous les penseurs tragiques, qui explique en profondeur le but de l'intention terroriste en philosophie. C'est ici le moment oщ le penseur tragique est bien obligй d'avouer, suivant en cela le sort commun а toute pensйe humaine, ses « valeurs » (ou ses « prйsupposйs ») : ce а quoi il tient — son unique « valeur » — est, trиs prйcisйment, le caractиre ininterprйtable, donc invulnйrable, de Vapprobalion. Si elle est impensable, l'approbation est hors d'atteinte de la part de toute pensйe. Ce sur quoi parie le penseur tragique est le caractиre indestructible de l'approbation. Sitфt reconnue la possibilitй (c'est-а-dire l'existence) de cette instance approbatrice, intervient le pari terroriste : s'il est vrai que ce qu'on peut appeler, trиs improprement, « joie vitale », est hors d'atteinte de la part de toute considйration, on fera jouer а fond les pires pensables de ces considйrations afin de vйrifier, ou plutфt d'expйrimenter philosophiquement, le caractиre invulnйrable de l'approbation (seule condition, en outre, а laquelle le non-suicide puisse кtre « moralement » recommandable). La force de la pensйe tragique est donc liйe de maniиre solidaire а la force de l'approbation, dont elle ne peut йprouver la puissance qu'а la mesure de la tragйdie : l'une et l'autre ^pйriront ensemble, ou continueront а vivre ensemble. Le philosophe tragique peut ainsi se dйfinir : un penseur submergй par la joie de vivre, et qui, tout en reconnaissant le caractиre impensable de cette jubilation, dйsire en penser au maximum l'impensable prodigalitй. Or, les meilleurs moyens philosophiques se trouvant, jusqu'а plus ample informй, а la disposition de l'homme pour une telle tвche concernent la
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pensйe tragique. Ce qui dйfinit le maximum de joie pensable est en effet le maximum de tragique pensable. La pire des philo-sophies ne dйfinit pas la puissance approbatrice, mais dйfinit au moins le point minimal а partir duquel il est possible de dire que la joie est, en tout cas, plus que cela (c'est-а-dire : une puissance qui suffit de toute faзon а йvacuer — mais elle pourrait bien davantage -— ce qu'on aura rйussi а constituer de plus empoisonnй en matiиre de pensйe). Aussi la philosophie tragique est-elle un art des poisons, orientй vers l'inlassable recherche des pires, des plus violents, des plus meurtriers parmi les philtres de mort et de dйsespйrance. Elle en a besoin, а chaque instant, et du pire d'entre eux immйdiatement disponible pour elle, pour rйussir а penser quelque chose de ce qu'elle йprouve : l'approbation. Penser le pire, pour rendre quelque honneur philosophique а son approbation : tel est l'enjeu de la pensйe tragique. Mais ce n'est pas assez dire ; car la pensйe tragique est dйjа sыre que l'approbation subsistera — et son pari n'est, en ce sens, qu'un jeu : on sait а l'avance que le poison choisi sera inefficace. Le point indйcis, le vйritable objet du pari, sont ailleurs : dans la question de savoir si le pire qu'elle pense, au moment de l'approbation, est а la mesure de ses capacitйs intellectuelles. Ce que le philosophe tragique demande au pire est de ne pas offrir en holocauste а la joie une pensйe dont l'apparent pessimisme pourrait paraоtre lйger, ou optimiste, au regard d'une autre forme de pensйe tragique. Il en rйsulte, pour la pensйe en jeu dans le pari tragique, une certaine indiffйrence а l'йgard du contenu de sa propre pensйe. Non qu'elle tienne celui-ci pour fragile en comparaison des « vйritйs » conquises par telle ou telle autre forme de philosophie ; mais parce qu'elle sait que la « pire » des pensйes qu'elle aura rйussi а dйgager prйsente un caractиre doublement relatif. Relatif, d'une part, au point plus ou moins hasardeux auquel elle est parvenue : le pire dont elle parle n'est qu'un pire provisoire, valable pour elle, c'est-а-dire en son temps et suivant son besoin propre, appelй а кtre remplacй, chez un penseur ultйrieur, par une nouvelle thйorie du pire, plus riche et pйnйtrante. Relatif, d'autre part, au but qu'elle se propose, qui est de prendre une mesure approximative de son approbation prйsente. Ce dont elle se prйoccupe surtout est de confronter chacune de ses approbations avec ce qui est, pour elle et а chacun de ces diffйrents instants heureux, le pire provisoirement pensable.
Ce souci de penser le pire pensable а l'occasion de toute expйrience de l'approbation, qui peut paraоtre vain (et il l'est,
C. ROSSET
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certes, en un certain sens), est donc l'enjeu propre de la pensйe tragique. Il dйfinit les donnйes de son pari. Avant d'en venir а ce pari lui-mкme, une derniиre remarque est nйcessaire au sujet du sens de cette notion de « pire » dans l'expression « la pire des pensйes ». La logique du pire vise bien l'accиs а une pensйe tragique ; mais, par pensйe tragique, elle entend plutфt l'accиs а une absence de pensйe — а la ruine des pensйes — que l'accиs а certaines pensйes « noires ». Plus qu'une pensйe noire, la « pire des pensйes » dйsigne l'absence de toute pensйe « rosй » : c'est-а-dire, finalement, l'absence de toute pensйe, en raison du lien fondamental entre optimisme et pensйe constituйe. Raison aussi pour laquelle le « pire » est toujours а revoir, chaque dйcennie apportant son lot de nouvelles pensйes rosйs а йvacuer. Gela dit, s'il est vrai que vouloir penser le pire revient а refuser de penser les pensйes dйjа constituйes, il ne s'ensuit pas de lа que le penseur tragique aboutisse а ne penser exactement rien. En rйalitй il pense, а la place des pensйes qu'il a dйtruites, quelque chose qui n'est pas rien et qui, dans le cours de la prйsente Logique du pire, sera dйcrit sous le nom de « hasard » ; d'autre part, il pense quelque chose de neuf concernant l'approbation : l'indйpendance de cette derniиre а l'йgard de toutes les pensйes. Au terme de la logique du pire, il est riche d'un savoir nouveau : il se sait le lieu expйrimental d'une approbation qui n'est soumise а l'affirmation prйalable d'aucune pensйe, d'aucune vйritй. C'est en ce sens qu'il est devenu « approbateur du hasard » : il sait que l'expйrience de l'approbation se passe de toute rйfйrence. C'est en ce sens aussi que le hasard devient lui-mкme critиre de l'approbation : toute affirmation n'acceptant pas sans restrictions le hasard (au sens que la pensйe tragique donne а ce terme) йtant dйpendante, hypothйquйe, pseudo-affirmatrice. A-t-on besoin d'une idйe quelconque pour кtre affirmateur ? La plupart des pensйes philosophiques — c'est-а-dire des philosophies non tragiques — ne sont pas affirmatrices parce qu'elles ont besoin d'un tel rйfйrentiel pour s'estimer « fondйes » а affirmer. Mкme si elles dйsespиrent d'y parvenir, elles conservent l'idйe qu' « il y a » de la vйritй quelque part — sinon tout, pour elles, devient vain : vie, action, pensйe, philosophie. Ce qui signifie que le tragique (l'absence de vйritй, de rйfйrentiel), s'il йtait par elles reconnu comme tel, ne saurait кtre l'objet d'une approbation : confirmation du lien entre tragique et approbation.
Comment se dйfinit enfin ce pari tragique, dont on trouve l'origine explicite (quoique dйformйe) chez Pascal, et implicite dans toute pensйe tragique, par exemple chez Lucrиce et Mon-
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taigne ? L'acte du penseur tragique consiste bien, tout comme chez Pascal, dans un pari : il y a а parier « pour » ou « contre ». Mais les termes du pari tragique dont on peut suivre la trace depuis Lucrиce jusqu'а Nietzsche (et а ne considйrer ainsi que les formes philosophiques de ce pari, en њuvre йgalement, et de maniиre plus frйquente, dans la littйrature) ne sont pas prйcisйment ceux que leur a assignйs Pascal dans son cйlиbre argument — de fait, le pari tragique est prйsent partout dans les Pensйes, hormis dans les pages consacrйes au « pari ». Ce qui est prйcisй dans le pari tragique n'est ni l'enjeu ni le choix de la mise, ceux-ci dйjа connus et choisis : l'enjeu est l'approbation, et on sait qu'on misera sur elle. Seule est en cause la quantitй de chances attachйe а la case sur laquelle on est dйjа dйcidй а miser. Voilа qui rapproche du pari pascalien ; mais a contrario. Ce dont cherche а s'assurer le parieur tragique n'est pas que le terme de l'alternative pour lequel il opte prйsente les chances maximales, mais au contraire les chances minimales : que sa mise est aussi perdante qu'il lui semble, que l'approbation oщ il engage sa pensйe — tous biens perdus — ne s'embarrasse d'aucune considйration cachйe dont une rйflexion approfondie montrerait aprиs coup le caractиre illusoire. Il s'agit de dйterminer que le choix sur lequel on se porte est philosophiquement aussi perdant qu'il est possible de le penser. Pourquoi cet apparent masochisme ? Raison d'une part d'honnкtetй de jeu, d'autre part d'intйrкt portй а l'acte approbateur lui-mкme. Parier pour un tragique dont on n'a pas rйussi а penser tout le pensable serait ruiner а la fois la clartй du jeu et la nature de l'approbation qui en est l'enjeu. En termes arithmйtiques : si le parieur affirme une chance contre un milliard, il veut du moins кtre sыr qu'а plus ample examen, cette chance ne se rйvйlera pas plus mince, ne serait-ce que d'une unitй. En termes philosophiques : celui qui approuve voudrait кtre sыr, non pas de tout voir, mais de voir tout le visible de l'horreur de ce qu'il approuve. C'est ici la dйfinition de l'anxiйtй propre au penseur tragique, le lieu de sa « tension » spйcifique : non pas dans un problиme de « contenu » tragique (l'кtre, le monde, la vie, ont-ils un caractиre tragique ?), mais dans le problиme de la vision du tragique. Quoi qu'il en soit du tragique de ce qui est а voir — et que le penseur tragique est, de toute faзon, disposй а approuver — le pire, contre lequel tвche prйcisйment de se prйmunir la logique du pire, serait de ne pas rйussir а le voir. C'est en ce sens que le Dr Logre dйclare, а propos de L'anxiйtй de Lucrиce, que le propre du tempйrament anxieux n'est pas la crainte d'кtre
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acculй au tragique, mais une incertitude quant а la valeur de la vision. Le thиme du rapport entre anxiйtй et voyeurisme est devenu aujourd'hui familier, grвce notamment а la psychanalyse. Ce qui caractйrise le « voyeurisme » tragique n'est pas une dйlectation au spectacle de la souffrance, mais un intйrкt majeur portй а la qualitй de l'approbation : le logicien du pire ne dйsire ni ne redoute la nature de ce qu'il approuve, mais craint que le « comment » il approuve ne soit conditionnй et dйvalorisй par une vision insuffisamment tragique de ce qu'il approuve.
Tels sont les termes du pari tragique : rйduire au maximum les chances de la mise, chercher а se convaincre qu'on ne mise sur rien de plus que ce sur quoi on prйtend miser. D'oщ l'йconomie а rebours pratiquйe par le terrorisme philosophique. Le souci d'affirmer le caractиre inconditionnel de l'approbation est а la source de l'intention terroriste ; il explique pourquoi sont apparus de loin en loin, dans l'histoire de la philosophie, des affirmateurs terroristes qui tracиrent, а l'ombre de la philosophie officielle, les grandes lignes d'une logique du pire. Le philosophe affirma-teur est terroriste parce qu'а ses yeux le terrorisme est la condition philosophique de toute pensйe de l'approbation. D'oщ l'itinйraire spйcifique de la pensйe tragique : dйterminer la plus mauvaise des pensйes ; une fois celle-ci dйterminйe, s'y maintenir jusqu'а ce qu'ait йtй exhumйe une pensйe pire. Pour conserver а l'approbation sous-jacente son invulnйrabilitй (c'est-а-dire son caractиre impensable), le matйrialisme de Lucrиce, le scepticisme de Montaigne sont, provisoirement, de bonnes solutions — en attendant pire.
Est-il besoin d'ajouter qu'un tel terrorisme ne se soucie guиre de prosйlytisme, son propos se limitant, en somme, а faire l'expйrience philosophique de sa propre approbation ? Gomme le dit Lucrиce : c'est а toi que je m'adresse, Memmius. Le penseur tragique admettra bien volontiers que d'autres assignent а l'exercice de la philosophie des objectifs justement considйrйs, par eux, comme moins frivoles.
CHAPITRE II
TRAGIQUE ET SILENCE
1 ---- DES TROIS MANIИRES DE PHILOSOPHER
Lorsqu'il prйpare une sauce, le cuisinier dispose d'йlйments йpars, discontinus, qu'il s'agit pour lui de lier en une substance nouvelle. Deux йtats : l'un initial, oщ les йlйments coexistent, sans rapport entre eux, hormis le hasard (en l'occurrence, les soins du cuisinier) qui les a rйunis en des lieux contigus l'un а l'autre, а l'intйrieur d'un mкme rйcipient. L'autre final, synthиse homogиne oщ rien ne permet plus de distinguer les composants prйcйdemment distincts. Entre ces deux йtats, un geste : l'action du fouet qui, si elle est convenablement menйe, permet aux йlйments de « prendre ».
Le problиme le plus gйnйral de la philosophie est а l'image de ce problиme de cuisine йlйmentaire. Dans les deux cas, il s'agit de passer d'un йtat dispersй а un йtat structurй. Comme le cuisinier dispose de toute la diversitй des ingrйdients, le philosophe dispose de toute la diversitй de « ce qui existe » : diversitй qu'il s'agira de faire « prendre » en un systиme, tout comme une sauce mayonnaise se rйussit lorsqu'on est parvenu а faire prendre ses trois composantes principales — opйration qui, dans les deux cas, requiert un minimum de talent. « Systиme » signifie, prйcisйment : « pensйes qui tiennent ensemble ». Un systиme dйfinira donc, soit la saisie synthйtique d'une unitй riche de tous les йlйments concevables (Plotin, Hegel), soit la saisie d'au moins un certain nombre d'йlйments.
Avant la philosophie — et avant la cuisine — il y a donc le dispersй, le discontinu, le sйparй, le chaotique. Monde froid, inerte, insignifiant, de la coexistence de fait : comme il y a dans l'йcuelle du cuisinier des њufs, de l'huile, de la moutarde, il y a dans la reprйsentation du penseur des choses en nombre
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infini que ne relie a priori aucune structure (hormis les structures apprises, lйguйes par un certain environnement culturel, mais celles-ci sont secondes et subordonnйes). Faire de la cuisine signifie qu'on intervient dans la dispersion inerte des objets comestibles : on favorise artificiellement des rencontres permettant de passer d'un йtat de fait (discontinuitй existante) а un йtat culinaire (continuitй conquise). Faire de la philosophie signifie qu'on intervient dans la dispersion inerte des objets de pensйe, c'est-а-dire dans la totalitй de « ce qui existe » : on tisse, зa et lа, des relations permettant de passer de la vision d'agrйgats hasardeux а la comprйhension de systиmes. Ainsi toute vision du monde se ramиne-t-elle а deux grandes possibilitйs : vision d'йlйments inertes et contigus (йtat premier avant la sauce), ou vision d'ensembles d'йlйments (sauce montйe). Penser, dans tous les cas, revient а faire « prendre » entre eux certains йlйments de hasard (dans tous les cas : mкme les pensйes affirmant radicalement le hasard ne nient pas la possibilitй de telles « prises », mais les considиrent seulement comme hasardeuses elles-mкmes). Et toute philosophie peut ainsi se dйfinir comme du hasard qui a pris.
De mкmes alйas attendent la tвche culinaire et la tвche philosophique. Comme les sauces, il y a des philosophies qui prennent et des philosophies qui ne prennent pas. Mais il faut ici prйciser davantage. S'il n'y a en effet, pour une sauce, qu'une seule faзon de prendre, il y a, en revanche, deux faзons diffйrentes de ne pas prendre : l'une qui est l'йchec du mйlange entrepris, l'autre le refus prйalable de mйlanger. Or, selon qu'il йchoue ou qu'il renonce а sa sauce, le rйsultat obtenu par le cuisinier sera trиs diffйrent. Dans le premier cas, il obtient un rйsultat appelй « sauce ratйe » : monstre culinaire, combinaison dйsormais inutilisable dont le sort ordinaire est la poubelle. Dans le second cas, il conserve intacts les йlйments qu'il a renoncй а combiner entre eux : l'huile, l'њuf, la moutarde sont toujours а sa disposition au fond de l'йcuelle. La pratique culinaire peut ainsi aboutir а trois rйsultats : transcender les йlйments en faveur d'une synthиse qui est la sauce rйussie ; gвter les йlйments au profit djun assemblage pseudo-synthйtique qui est la sauce ratйe ; conserver les йlйments en renonзant а la confection de la sauce, c'est-а-dire а la recherche d'une synthиse. De mкme l'exercice de la pensйe peut-il connaоtre trois grands sorts : transcender le hasard en systиme, nier le hasard sans parvenir а constituer un systиme, affirmer le hasard. Ou encore, trois modes d'expression : parler, bafouiller ou se taire. D'oщ trois
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grandes formes de philosophie : les philosophies rйussies (synthиse obtenue), les philosophies ratйes (synthиse manquйe), les philosophies tragiques (refus de synthиse).
Sous quelles conditions gйnйrales la philosophie vient-elle ainsi, selon les cas, а la rйussite, а l'йchec, ou au silence ? Aux mкmes conditions que celles qui prйvalent dans la confection d'une sauce. Pour rйussir une philosophie, il faut disposer de produits frais, et savoir s'y prendre : ne pas se contenter de rйutiliser tels quels les йlйments dont se sont dйjа servis les philosophes prйcйdents ; disposer, d'autre part, d'une intuition combinatoire originale qui jouera, dans la philosophie а venir, un rфle comparable а celui du mixeur dans la confection des sauces. Ainsi, pour mettre en ordre ses concepts, Platon disposa-t-il de l'Idйe, Aristote de la puissance, Leibniz de Dieu, Hegel de l'esprit absolu, Schopenhauer de la volontй. En revanche, lorsqu'une philosophie rate, c'est qu'elle a employй des produits avariйs, et qu'elle ne rйussit pas а trouver de principe commun pour faire tenir ensemble les diffйrents produits utilisйs. Cuisinier malchanceux ou malavisй, le philosophe sans gйnie fait confiance а des idйes dйfraоchies, des thиmes йventйs, que seul un miracle d'originalitй combinatoire pourrait rйassembler en philosophie nouvelle. Miracle qui ne se produit guиre, l'imagination architecturale faisant gйnйralement autant dйfaut au penseur malheureux que des thиmes neufs. Il a donc beau retourner ses idйes en tous sens : sa sauce ne prend pas. Et, comme le mauvais cuisinier, il demeure avec une philosophie dont il ne sait que faire : l'inconvйnient supplйmentaire йtant que les philosophies manquйes ne se jettent pas aussi facilement que les sauces.
Reste le cas des philosophies qui ne ratent ni ne rйussissent : les philosophies tragiques. Ici, la comparaison culinaire doit кtre un peu nuancйe. Sans doute le penseur tragique conserve-t-il intacts les йlйments qu'il a refusй de mйlanger, tout comme le cuisinier rйcupиre ses ingrйdients s'il renonce а la sauce avant d'avoir commencй а fouetter. Mais la raison pour laquelle le penseur tragique refuse de « monter » ses йlйments en systиme n'est pas la crainte de les gвter en les livrant aux alйas de l'йchec ou de la rйussite d'un montage. C'est de la rйussite qu'il se dйfie, plus que de l'йchec : un montage rйussi йtant а ses yeux а la fois inutile et appauvrissant. Inutile : pour le penseur tragique, l'йtat premier de « ce qui existe » (l'йtat « avant la sauce ») subsistera а travers ses diffйrentes mйtamorphoses et transfigurations, lesquelles ne feront que transposer du hasard de fait en hasard
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de fabrication. Appauvrissement car il y a plus de hasard dans l'inorganisation qui est celle de « ce qui existe » qu'en tout hasard organisй (plus de choses, par consйquent, et pour reprendre un mot ancien, sur la terre et dans le ciel que dans toute la philosophie). C'est ici que le processus de la pensйe tragique est а l'opposй du processus culinaire. En se prenant, la sauce mayonnaise ajoute aux йlйments qui la composent, et dont elle modifie la nature en profondeur. En se prenant, une philosophie — aux yeux de la pensйe tragique — n'ajoute ni ne modifie rien au hasard dont elle procиde, et qu'elle a pour rйsultat, non de transcender, mais de voiler et d'appauvrir.
Il y a donc, en bref, trois grandes maniиres de penser : bien (philosophies constituйes, qui ont rйussi un systиme), mal (philo-sophies mal constituйes, qui ont ratй leur systиme) ou pas (philosophies tragiques, qui ont renoncй а l'idйe de systиme). On demandera en quoi le refus de faire prendre le hasard en systиme, tel qu'il apparaоt, par exemple, chez Lucrиce, Montaigne et Pascal, caractйrise une pensйe proprement tragique. L'examen de cette question, qui intйresse directement la prйsente « logique du pire », interviendra plus loin.
2 — TRAGIQUE ET SILENCE. DES TRAGIQUES GRECS A LA PSYCHANALYSE
Ce qui se recommande а l'attention philosophique sous le concept de tragique est, de maniиre trиs gйnйrale, ce qui se rйvиle rebelle а toute forme de commentaire. Aux yeux mкmes de ceux qui rйcusent les pensйes de type tragique, le tragique commence (ou commencerait) lorsqu'il n'y a (ou lorsqu'il n'y aurait) plus rien а dire ni а penser. En ce sens, le tragique recouvre assez adйquatement le concept de panne : il dйsigne un discours а l'arrкt, une pensйe immobilisйe. Au tableau de bord du questionnement philosophique, plus aucune commande ne fonctionne. Il devient, non plus inutile, mais impossible de demander « qu'en est-il de ? » ou « au nom de quoi ? ». Toutes questions et formulations, souvent utilisйes, toujours efficaces, se dissolvent soudain dans l'esprit de celui qui voudrait questionner а nouveau avant mкme d'avoir rйussi а prendre forme. Ce ne sont plus seulement les rйponses, ce sont les questions qui viennent а manquer, se soustrayant а toute disponibilitй. Ici, on ne questionne plus. Aucun secours en vue, puisque plus aucun appel n'est concevable :
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il s'agit d'un arrкt dйfinitif, d'une panne irrйparable, d'une perdition.
Est tragique ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dйrobe а toute tentative d'interprйtation : particuliиrement l'interprйtation rationnelle (ordre des causes et des fins), religieuse ou morale (ordre des justifications de toute nature). Le tragique est donc le silence. Si les interprйtations sont toujours secondes, si, lа mкme oщ elles sont agissantes (psychanalyse, marxisme), elles n'йpuisent pas, dans ce qu'elles interprиtent, la « raison » de l'кtre ainsi interprйtй, on dira que tout est tragique. Les pommes du jardin au mкme titre que les cent mille morts d'Hiroshima, sans aucun doute. Ou plutфt davantage : les pommes du jardin n'entrant pas dans un rйseau interprйtatif qui йpuise une bonne partie de la tragйdie d'Hiroshima. Si l'on cherche ce qui reste de tragique dans les cent mille morts d'Hiroshima aprиs que soit intervenue l'interprйtation historique, sociologique, politique et militaire, que reste-t-il ? Cent mille morts, c'est-а-dire un mort (pas plus interprйtable que cent mille), soit un mort comme tous les morts, quelque chose de banal, de quotidien, de silencieux, bref de tragique — de ce tragique auquel le spectacle des pommes du jardin convie dйjа, de maniиre plus immйdiate et plus simple. La mort en elle-mкme n'est pas a priori tragique ; pas, en tout cas, davantage que la vie, ni que quoi que ce soit, dиs lors que ce quelque chose rйsiste а l'interprйtation.
Cette dйfinition initiale rйcuse d'emblйe toutes les qualitйs qui ont йtй, au cours des вges, plus ou moins attachйes au concept de tragique : tristesse, cruautй, absurditй, inйluctabilitй, irrationalitй. A de telles qualitйs, si l'on a en vue le silence comme concept spйcifiquement tragique, on reprochera de trop parler et d'en trop savoir (de savoir, par exemple, ce que sont le bonheur, l'harmonie, la raison).
Deux de ces qualitйs mйritent un bref examen prйalable : Y irrationalitй et Γ inйluctabilitй — notions auxquelles est attachй, aux yeux de la pensйe tragique, un assez habituel contresens.
Premier contresens : le tragique serait un halo irrationnel autour du noyau de rationalitй qui constitue la vie et la pensйe quotidienne. Halo qui recule au fur et а mesure que s'amйnage et s'accroоt le territoire de la raison et de l'interprйtation. Il y aurait donc une sphиre de la raison et, а l'extйrieur, une sphиre du tragique. Extйrioritй du tragique, dont l'affirmation vague et lointaine sert d'alibi а l'homme de science ou de philosophie morale pour mieux asseoir la soliditй de sa sphиre propre. Mais le tragique est partout lа oщ il y a prйsence, est donc toujours
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et partout : il se dйfinit par la quotidiennetй, non par l'exception et les catastrophes. Il y a deux modes de regard (tragique, non tragique) sur la rйalitй, non deux sphиres de rйalitй (tragique, non tragique).
Second contresens : le tragique grec, qui signifie nйcessitй, destin, serait en dйsaccord avec la dйfinition du tragique comme rйbellion face а l'interprйtation, dans la mesure oщ il introduit un dйroulement inйluctable comportant sa raison propre et prкtant, par consйquent, а une certaine interprйtation causale. Mais un tel dйsaccord n'est pensable que si l'on joue sur deux sens trиs diffйrents de la notion de nйcessitй : confusion entretenue par deux mille ans de mauvaise lecture des Tragiques (dans le sillage d'Aristote). Mauvaise lecture de vњu interprйtatif : la nйcessitй йtant conзue comme cause dйterminante (mкme si son origine est obscure), le destin comme systиme de finalitй (mкme si celui-ci doit broyer toute finalitй d'ordre anthro-pomorphique : la quкte du bonheur). Or, ce qui fait la nйcessitй grecque — celle des Tragiques — c'est d'кtre lа, non d'кtre parce que : le destin ne dйsigne rien d'autre que le caractиre irrйfutablement prйsent de ce qui existe. Plus prйcisйment : la nйcessitй tragique ne signifie pas le dйroulement inйluctable d'un processus а partir d'une certaine situation donnйe, mais dйsigne ce donnй mкme а partir de quoi un dйroulement est а la fois possible et nйcessaire, dйjа inscrit dans le dйtail, d'ailleurs, du donnй initial. En quoi Γ « action » tragique ne fait que dire ce qui йtait dйjа dit dans les prйmisses (d'une certaine maniиre, elle le rйpиle) ; en quoi aussi le lieu de son nйcessaire n'est pas dans la suite des dйterminations conduisant fatalement а la crise et а la mort, mais au contraire dans le caractиre globalement non nйcessaire de ce rйseau mкme. Non-nйcessitй globale d'une chaоne de nйcessitйs fatales, c'est ainsi qu'on peut dйfinir ce que les Tragiques grecs entendaient par cette notion de nйcessitй (ανάγκη). Elle se distingue de la nйcessitй au sens ordinaire en ce qu'elle dйsigne des faits plutфt que des effets.
De maniиre gйnйrale, l'idйe d'extйrioritй est peut-кtre le thиme antitragique par excellence, comme il est le thиme fondamental de la paranoпa (« on » m'a acculй а la perdition). Thиme en њuvre dans les deux visions pseudo-tragiques dйcrites ci-dessus : le tragique йtant, dans les deux cas, ce qui se tient а l'extйrieur, assurant, de par son extйrioritй, le caractиre non tragique d'un кtre qui ne peut кtre qu'accidentellement atteint par le tragique. Soit un halo йpars autour de la sphиre du monde rationnel (idйe d'irrationalitй), soit une puissance fatale venant enrayer un dйter-
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minisme humain qui, sans cette infйrence extйrieure, serait en lui-mкme sain, normal, harmonieux (idйe de destin). De toute faзon, quelque chose qui n'est pas d'abord, mais qui intervient et dйtraque : l'altйritй en personne, l'ennemi. Fantasme йlйmentaire qui, de Rousseau jusqu'aujourd'hui, entretient tout ce qui s'est conзu de parfaitement mйdiocre, ou de parfaitement fou, en matiиre de philosophie. Les figures paranoпaques de la faute aux autres ou de la faute а Dieu ne sont que des variations, parmi d'autres, du thиme original de l'attribution du caractиre tragique de ce qui existe а un « ailleurs » par rapport а Vexistence. « Ailleurs » qui rйsume assez prйcisйment а la fois la mйconnaissance du tragique et la reconnaissance du lieu oщ s'йlabore la genиse de l'idйe de « malheur ». Car les deux thиmes — malheur et tragique — sont indissociablement unis par une relation d'exclusive : s'il y a du tragique, il n'y a pas de malheur.
Un philosophe peu suspect de complaisance pour la pensйe tragique, Jules Monnerot, reconnaissait rйcemment dans ce fantasme de Γ « ailleurs » une nйgation fondamentale de la tragйdie : « II n'y a pas d'une part l'homme, et d'autre part des forces extйrieures а l'homme auxquelles lui aussi serait extйrieur. Les forces « extйrieures », « cosmiques », « naturelles » sont aussi en nous. (...) Un homme seul contre tout n'est pas nйcessairement tragique. Il le devient lorsque « l'ennemi » est aussi а l'intйrieur de lui-mкme. C'est ce que Hegel exprimait avec le maximum de clartй en disant que le destin c'est la conscience de soi-mкme comme d'un ennemi. Il n'y a tragйdie que si le hйros est l'artisan de sa propre perte » (1).
Si l'idйe d'extйrioritй dйsigne le non-tragique, l'idйe d'intйrioritй suffit peut-кtre, en revanche, а dйsigner le champ spйcifique du tragique, ainsi que les liens qui unissent la tragйdie grecque aux perspectives modernes ouvertes par la psychanalyse. Situer la source de l'йpouvante, non ailleurs, mais en soi-mкme, est un programme commun а Sophocle et а Freud : mкme rйcusation d'une force extйrieure qui viendrait opprimer l'homme, mкme dйcouverte d'une force intйrieure а l'homme suffisant а dйcrire la totalitй de ses malheurs — du moins ses malheurs « psychologiques ». Rien de plus tragique, rien de plus terrifiant pour l'homme que ce qui provient de son fonds propre. Rien de plus йtrange, de plus inconnu : ici, dans cette йpouvante premiиre devant soi-mкme, prend sa source ce que Freud a dйcrit sous le
(1) Les lois du tragique, Paris, Presses Universitaires de France, 1969, p. 51.
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nom de « refoulement ». L'idйe que ce qui est le plus proche est aussi le plus lointain, le plus connu le plus inconnu, le plus familier le plus йtrange, est un thиme qui alimente а la fois la tragйdie grecque, la technique de l'йnigme policiиre et la pensйe psychanalytique. Quel est l'inconnu χ йgalement recherchй par le hйros tragique, l'inspecteur de police et le psychanalyste ? Toi-mкme, dit la tragйdie ; l'innocent numйro un, dйcrit dиs l'abord comme personnage trop familier pour кtre soupзonnй, dit le roman policier ; la force inconnue de toi qui en toi refoule, dit la psychanalyse.
C'est en ce sens que l'histoire racontйe par Edgar Poe dans La lettre volйe, avant d'кtre une illustration des thиses de Lacan sur la nature du signifiant, est d'abord et principalement, comme tous les contes de Poe, une histoire ^йpouvante : livrant а l'йtat brut un modиle de terreur dont les autres contes ne font, en somme, qu'exploiter la richesse. Ce que relate La lettre volйe est, on le sait, Y invisibilitй du visible : la lettre que recherche un officier de police est en permanence sous ses yeux et ne rencontre pourtant jamais son regard, en raison d'un lйger surcroоt de visibilitй qui, permettant au regard de constamment voir, lui interdit de jamais regarder. Ainsi toute chose existante peut-elle devenir йpouvantable dиs lors que son existence est, pour l'observateur, si proche qu'elle se dissimule sous l'йclat de sa visibilitй mкme : l'йpouvante ne dйsigne pas n'importe quelle invisibilitй (« personne n'aurait pu le prйvoir, c'йtait invisible »), mais seulement l'invisibilitй du visible (« j'aurais dы le prйvoir — et mкme je le savais — car c'йtait йvident »). Ainsi toute chose est-elle rйellement йpouvantable puisqu'elle ne rйvиle qu'aprиs coup son caractиre voisin : car le point de vue, nйcessaire а la vision, n'est donnй que lorsque est retirй — ou du moins йloignй — l'objet а voir. De maniиre plus gйnйrale et philosophique, on dira que toute existence est tragique en tant qu'elle est vйcue avant d'кtre pensйe et que ce que raconte La lettre volйe est ainsi а la fois le ressort premier de l'йpouvante et l'histoire de toute la tragйdie : soit le caractиre constitutionnellement impensable de la proximitй.
Dans une йtude intitulйe Das Unheimliche (1919), Freud posait l'йquation entVe l'йtrange et le familier : йquation exprimйe par la notion intraduisible de heimlich, dont l'ambiguпtй rйsume le mйcanisme de l'йpouvante. Voir soudain — et trop tard — le prйsent, le proche, le familier, comme absent, lointain et йtrange, est l'expйrience tragique par excellence. Or, de tout ce qui est proche а l'homme, rien ne l'est autant que lui-mкme,
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que les forces psychologiques qui se jouent en lui. Etrangetй familiиre des pouvoirs psychologiques, si йloignйe de toute vйritable connaissance que Freud lui a donnй le nom d'inconscient : la possibilitй de la relйgation dans l'inconscient, qui s'effectue en silence, de la maniиre la plus familiиre mais aussi la plus inconnue, dйfinissant ainsi un des « points » d'angoisse les plus caractйristiques. Cette vue de Freud se trouve explicitйe dans un essai ultйrieur, Inhibition, symptфme el angoisse, qui pose une question ici fondamentale : est-ce le contenu angoissant de certains thиmes qui amиne l'homme а les refouler, ou est-ce au contraire le mйcanisme du refoulement lui-mкme qui suscite l'angoisse ? Question d'importance : l'angoisse, si on opte pour la seconde hypothиse, ne se dйfinissant plus par un objet quelconque, mais par la faзon dont cet objet a йtй exclu de la conscience. Faзon angoissante, en ce qu'elle est l'њuvre la plus intime de l'homme et йchappe cependant а son contrфle : ce qui est le plus « sien » est aussi le plus йtranger а lui-mкme. De quoi avez-vous peur ?, demande la psychanalyse au nйvrosй, c'est-а-dire а tous les hommes. Non, peut-кtre, de ce qu'il y a de terrible dans ce que vous avez oubliй, mais de ce que vous l'avez oubliй а votre insu. C'est de vous que vous avez peur, de cette personne inconnue а vous-mкme qui ordonne en vous le mйcanisme а la faveur duquel vous admettez ou excluez de votre conscience telle ou telle reprйsentation — peu importe, en dйfinitive, laquelle. Et si vous vous rйveillez dans l'angoisse, essayant en vain de retrouver le rкve qui vous a si fort effrayй, ce n'est pas la crainte de revivre le rкve qui vous effraie, mais la crainte de vous trouver face а face avec la force inconnue qui agit en vous, qui vient а l'instant mкme de vous faire oublier votre rкve. Ce qui en vous refoule est beaucoup plus angoissant que ce que vous refoulez. Cela, c'est ce qu'a enseignй Freud, et ce qu'enseignait dйjа la tragйdie grecque, notamment avec Њdipe roi. Ce qui fait d'Њdipe un hйros tant psychanalytique que tragique n'est pas qu'il soit incestueux et parricide, mais qu'il interroge une extйrioritй а un sujet qui ne concerne que l'intйrioritй.
Qu'est-ce qui est le plus « familier » а l'homme ? Qu'est-ce dont les langues allemande et anglaise disent la familiaritй sous l'expression de heimlich et de home ? Qu'est-ce qu'on connaоt de prиs, intimement, sans avoir besoin mкme d'en parler ? Une certaine chaleur du foyer qui dйsigne autant l'environnement proche que le soi intime, et que dйfinit prйcisйment, par delа l'inutilitй d'un discours а son sujet, une certaine impossibilitй
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d'en rendre compte. Le familier, c'est le « petit secret » : ce que nul panneau indicateur ne sert а signaler, ce qui ne parle pas. Ce qui rйunit un ensemble quelconque — une famille, par exemple, mais aussi le « moi » psychologique — au sein d'une familiaritй est une somme de silences mis bout а bout, que toute parole aurait pour effet de critiquer et de dйtruire. Tel est bien le refoulement dйcrit par Freud : а la fois proche et inconnu, prйsent et silencieux. Ce qui en l'homme refoule est la puissance familiиre par excellence, mais aussi une puissance inconnue : le « grand secret » pour celui chez qui elle loge (mкme si, pour autrui, en particulier le psychanalyste, il puisse advenir qu'elle soit secret de Polichinelle). Le mйcanisme du refoulement est ainsi le lieu dйcisif oщ se rejoignent l'йtrange et le familier : notion moderne pour dйsigner le mйcanisme des Tragiques grecs, exclusif de toute force extйrieure а l'homme — telle l'idйe de destin —, affirmateur d'une force intйrieure et silencieuse, « capable », au sens gйomйtrique, de toutes les terreurs et de toutes les joies accessibles а celui qui en est investi.
Ce qu'affirment ainsi conjointement les Tragiques grecs et la psychanalyse de Freud est la proximitй du silence : que — et contrairement, sur ce point, а la thйorie de Lacan — ce qui en l'homme est force efficace ne parle pas, n'est pas « structurй comme un langage ».
3 ---- LE TRAGIQUE DE RЙPЙTITION
Une analyse sommaire du tragique de rйpйtition permet de prйciser quelque peu la nature du silence tragique et de son inaptitude а l'interprйtation.
Marx, paraphrasant Hegel, dit que les йvйnements historiques se produisent toujours deux fois, la premiиre sur le mode tragique, la seconde (rйpйtition) sur le mode comique (Le dix-huit brumaire). Il est certain que la rйpйtition possиde une vertu comique (comique de rйpйtition) et que, caricaturalement rйpйtйe, une tragйdie verse dans le tragi-comique (c'est nйcessairement le cas de'la condition humaine dans la philosophie de Schopenhauer). Mais une autre question serait de dйterminer si, pour кtre tragique, l'йvйnement N° 1 ne rйpиte pas dйjа lui-mкme quelque chose. Il est en effet remarquable que l'йvйnement non interprйtable, qui peut ainsi кtre qualifiй de tragique, se dйploie toujours sur fond de rйpйtition et que, de
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maniиre immйdiate, la rйpйtition apparaisse sitфt qu'il y a tragйdie. Mкme s'il est originel en un certain sens, l'йvйnement tragique est aussi et plus fondamentalement second (c'est-а-dire : se rйfиre toujours а un premier terme qu'il rйpиte а sa faзon). En quoi il est incapable, prйcisйment, de constituer un « йvйnement », au seul sens que lui reconnaisse la philosophie terroriste.
Que dans la tragйdie en scиne, et dans le thйвtre en gйnйral, le tragique soit insйparable de la rйpйtition est l'йvidence mкme. La prйsence de la rйpйtition s'y manifeste а tous les niveaux. Dans la naissance de la tragйdie : le culte des morts, d'oщ est trиs vraisemblablement dйrivйe la tragйdie grecque, consistant essentiellement dans la reprйsentation mimйe (rйpйtitrice) des grands faits de la vie de celui qu'on inhume. Dans la pratique du thйвtre : par les rйpйtitions, d'вge en вge et aussi d'une sйance а l'autre, qui sont une des principales composantes du travail de l'acteur (toute reprйsentation thйвtrale est ainsi un Vaisseau de Thйsйe comparable а celui de Valйry Larbaud). Dans, enfin, le contenu du thйвtre tragique, oщ le tragique de rйpйtition joue un rфle au moins aussi important que, dans la comйdie, le comique de rйpйtition. L'action tragique rйpиte un drame inscrit (dйjа complet) dиs le lever de rideau, et qu'elle doit se borner а reproduire : c'est pourquoi il n'y a pas, rigoureusement parlant, d' « action » tragique (une action suppose des йvйnements modificateurs en profondeur, qui signifieraient prйcisйment la fin de la tragйdie). Chez Sophocle (ainsi dans Њdipe roi, modиle du genre), tous les йvйnements importants se sont passйs avant que commence la piиce : l'investigation tragique n'est plus dиs lors qu'une reconstitution, mieux, qu'une rйpйtition du passй. Chez Racine, le rapport de forces qui prйexiste а la tragйdie ne sera pas sensiblement modifiй au cours de celle-ci. Chez Samuel Beckett, la rйpйtition tragique est particuliиrement manifeste, la seconde partie de la piиce rйpйtant — une fois littйralement : dans Comйdie — la premiиre (celle-ci rйpйtant dйjа elle-mкme un donnй dont le sort est de devoir se transmettre sans cesse ni modification).
D'oщ l'importance, dans le tragique de scиne comme dans le tragique en gйnйral, de la notion de reconnaissance. Une des caractйristiques majeures du fait tragique — outre sa gratuitй, son caractиre inйvitable, irrйparable —, est que le hйros (et, au thйвtre, le spectateur) « s'y reconnaоt », comme si se trouvait enfin inscrit en clair un mot prйvu depuis toujours sans avoir jamais йtй dit ni proprement pensй. Ce jeu du manifeste et de
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l'inconscient explique aisйment l'importance de la notion de reconnaissance dans un autre domaine : l'investigation psychanalytique. C'est parce qu'il se laisse imprйvisiblement reconnaоtre que le fait tragique se livre en mкme temps comme nйcessaire (« je le savais ») ; le principe qui assure а la fois la reconnaissance et la nйcessitй йtant prйcisйment la rйpйtition qui souligne, derriиre le fait tragique, la prйsence d'un tragique diffus et rйpйtable, plus exactement encore, redoutable.
En quel sens le caractиre redoutable de l'йvйnement tragique suppose-t-il la rйpйtition ? Dans un sens assez prйcis :
1) Si l'йvйnement n'est ni prйvisible ni prйvu, s'il constitue une nouveautй radicale, un pur N° 1 (par exemple un cataclysme de nature inconnue), il n'est pas proprement redoutable.
2) Si l'йvйnement est, au contraire, entiиrement prйvu, s'il constitue une rйpйtition exacte du mкme, а quoi on s'attend mкme si on ne peut l'empкcher, s'il est un pur N° 2, il n'est pas redoutable non plus (le redoutable supposant а la fois attente et imprйcision quant а l'objet de l'attente).
3) Reste donc que, pour кtre redoutable et tragique, la rйpйtition suppose la loi suivante : que le N° 1 а partir de quoi survient le N° 2 rйpйtiteur ne soit rйvйlй qu'en mкme temps que le N° 1. La rйpйtition tragique donne du mкme coup le rйpйtй et l'original. Voyantes et prophйtesses procиdent ainsi : rйpйtant dйsirs et terreurs dйjа prйsents chez le consultant. La rйpйtition est regard sur ce qui est rйpйtй, plus que sur la rйpйtition elle-mкme.
Que dire maintenant de ce N° 1, source de toutes les rйpйtitions ? On peut le dйfinir comme la rйvйlation aprиs coup qu'un йlйment quelconque passй йtait le premier terme d'une sйrie. Ce premier terme peut кtre de deux ordres. Il peut reprйsenter un йlйment appartenant au temps et au monde : un meurtre dans Њdipe roi, un conflit de forces chez Racine, une situation d'ennui chez Reckett. Mais il peut кtre aussi (seconde hypothиse) un x, passй de tout temps, qui joue auprиs du temps le rфle d'un ordinateur, d'un prйcurseur inconnu, йtranger au temps comme au monde. La rйpйtition tragique а l'йtat pur livrerait ainsi l'йvйnement en tant que rйpйtition d'un N° 1 inconnu : ce n'est plus а proprement parler un « N° 1 », mais une inconnue χ que rйpиte le N° 1, а la faзon dont il rйpйterait un n° 1. Cette seconde hypothиse est la meilleure, et inclut d'ailleurs la premiиre : les йlйments dans le temps (Sophocle, Racine, Reckett) renvoyant, notamment par le biais du mythe, а cet йlйment χ hors du temps, raison de toute prйsence, а partir
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de quoi ont йtй possibles et ces йlйments et leurs rйpйtitions
__а la faзon, encore une fois, du Vaisseau de Thйsйe. On pourrait
donc dйfinir le redoutable comme l'apparition dans le temps d'un йvйnement rйpйtant un premier terme inconnu, йtranger au temps. On pensera inйvitablement ici а la thйorie platonicienne de la rйminiscence. Mais on remarquera que la thйorie de la rйminiscence suppose un mкme а l'origine des Idйes, lesquelles n'existent qu'а son image ; qu'en consйquence il s'agit d'une thйorie de la rйcognition plutфt que de la rйpйtition (celle-ci supposant, en effet, un йlйment diffйrentiel). En rйalitй, un des seuls philosophes а avoir pressenti, avant Nietzsche, le problиme de la rйpйtition est Schopenhauer, dans certains йcrits consacrйs а la musique (1).
Ce que rйpиte la rйpйtition renvoie donc inйvitablement au mythe et а l'inconnu ; en revanche, il est possible d'observer comment la rйpйtition rйpиte (comment s'opиre le passage des Nos 1 aux Nos 2). Problиme d'importance а la fois psychanalytique (analyse des comportements d'йchec) et philosophique (analyse du tragique).
Le passage des Nos 1 aux Nos 2 peut se concevoir, et s'est conзu dans l'histoire de la philosophie, de deux maniиres trиs diffйrentes. Ces deux conceptions de la rйpйtition engagent, sur le plan philosophique et psychanalytique, une vision entiиrement diffйrente de l'exercice de la vie. On distinguera donc :
1) La rйpйtition а l'arrкt, pathologique, ou rйpйtition-rengaine. Elle signifie rigoureusement le retour du mкme. Conception pessimiste sur le plan philosophique (Ecclйsiaste, Schopenhauer), et pathologique sur le plan psychanalytique (instinct de mort, compulsion de rйpйtition, comportement d'йchec).
2) La rйpйtition а l'њuvre, ou rйpйtition diffйrentielle, qui signifie retour d'un йlйment diffйrent а partir d'une visйe du mкme. Conception tragique sur le plan philosophique (pluralisme irrйductible а toute unitй ou synthиse, mais qui est а la fois tragique et jubilatoire, tant chez les Grecs que dans la thйorie nietzschйenne du retour йternel), et thйrapeutique sur le plan psychanalytique (accиs а un comportement « normal »).
Le problиme de cette diffйrence entre les deux rйpйtitions et de la nature de ce diffйrentiel introduit par la rйpйtition de type N° 2 est assez complexe, mais aussi une question importante qui engage toute reprйsentation philosophique de l'expйrience
(1) Thйorie des « universalia ante rem », liv. III, § 52 du Monde comme volontй et comme reprйsentation.
G. ROSSET
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vitale, et dont dйpend aussi le succиs ou l'йchec d'un traitement psychanalytique. On sait que le psychanalyste, au cours de la cure, doit lutter frйquemment contre la tendance а la rйpйtition (au sens 1) qui amиne l'analysй а s'accommoder de son expйrience nйvrotique en rйpйtant un certain type de comportement qui lui interdit de sortir d'un certain cercle nйvrotique dont les frontiиres dйfinissent le « confort » de sa maladie. La tвche de l'analyste consiste donc а faire progressivement renoncer l'analysй а la rйpйtition. Mais cela ne signifie pas qu'il demande а l'analysй de renoncer en bloc а la rйpйtition. Ce serait lа lui demander de renoncer а vivre : car la vie est faite de rйpйtitions, exigeant sans cesse un retour des appйtits divers. Il va donc s'agir de passer d'un certain type de rйpйtition а un autre : d'oщ la diffйrence entre deux formes de rйpйtition, et l'idйe qu'il faut passer d'une rйpйtition morte (sans diffйrence) а une rйpйtition vivante (avec diffйrence). Toutefois, ceci reste trop simple. En effet, ce n'est pas tout de dire que, dans la rйpйtition morte (compulsion de rйpйtition), l'analysй ne diffйrencie nullement. En rйalitй les choses sont plus complexes et, а son niveau de rйpйtition а l'arrкt, l'analysй sait fort bien diffйrencier, а sa faзon. Tous les analystes sont sensibles, non seulement а la rйpйtition dans le comportement, mais aussi et peut-кtre surtout а la nouveautй en laquelle le prisonnier d'un cercle nйvrotique camoufle sans cesse ses rйpйtitions. H y a bien rйpйtition, mais seulement sur le mode analogique, dont l'analogie n'est perceptible qu'а l'analyste, l'analysй vivant sur le mode du nouveau radical son analogiquement rйpйtй. Oщ est donc la diffйrence entre les deux rйpйtitions ? Non en ceci que la rйpйtition au sens 1 ne diffйrencie pas tandis que la rйpйtition au sens 2 diffйrencie, mais en ce que ces deux types de rйpйtition diffйrencient diffйremment. Le problиme est donc de passer d'une certaine forme de diffйrenciation а une autre : on parlera ainsi de « bonne » et de « mauvaise » diffйrence, qui font respectivement la rйpйtition au sens 1 et la rйpйtition au sens 2.
Il appartient а Schopenhauer d'avoir dйcrit de maniиre systйmatique une expйrience humaine fondйe sur le principe de « mauvaise » diffйrence. De la philosophie de Schopenhauer tout entiиre on peut dire qu'elle est une philosophie de la rйpйtition-rengaine. La rйpйtition a йtй la grande pensйe, la grande obsession de Schopenhauer, beaucoup plus que le pessimisme, la morale de renoncement, l'esthйtique de contemplation, qui en sont des dйrivйs. A telle enseigne que Freud, lorsqu'il entreprit d'йtudier les compulsions de rйpйtition et l'instinct de mort, commenзa
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dans le mкme temps а s'intйresser а l'њuvre de Schopenhauer. En effet, le caractиre majeur de la volontй schopenhauerienne n'est pas de « vouloir » (la volontй ne veut jamais ce qu'elle veut, mais le subit) mais de rйpйter. S'il n'est dans le monde, selon Schopenhauer, ni causalitй, ni finalitй, ni libertй, c'est que la volontй rйpиte aveuglйment, en dehors de tout principe ou fondement. Schopenhauer retrouve les paroles de l'Ecclйsiaste : rien de nouveau sous le soleil. D'oщ un monde mort (qui rappelle les descriptions freudiennes de l'instinct de mort) oщ tout geste est faux geste, mimant maladroitement une vie absente. Sexualitй, naissance, mort, sentiments, actions, ne sont pas des йvйnements mais des rйpйtitions. On dira que la rйpйtition est, pour Schopenhauer, prйcisйment le dйfaut qui rйvиle le caractиre postiche des gestes de la vie. D'oщ aussi un monde non tragique, mais tragi-comique. Tout y йtant prйvu, puisqu'il ne peut se produire que des rйpйtitions-rengaines, rien n'y peut se produire de proprement redoutable : c'est lа le confort spйcifique de la « nйvrose » schopenhauerienne.
Multiples sont les sources auxquelles on peut puiser pour illustrer la nature de l'autre diffйrence, la « bonne », la rйpйtition diffйrentielle qui est, en un certain sens, la loi de toute vie. On en mentionnera, ici, trois : Proust, la rйpйtition musicale, Nietzsche.
On sait que la Recherche du temps perdu est fondamentalement l'histoire d'une rйpйtition (la liaison Swann-Odette prйfigurant celle du narrateur avec Gilberte, Gilberte prйfigurant Albertine, et ainsi de suite). La question est : l'essence recherchйe inlassablement а travers ces rйpйtitions, c'est-а-dire а travers l'ensemble de la Recherche, est-elle de type platonicien ? Reprйsente-t-elle une « Idйe » de l'amour, dont toutes les aventures (rйpйtitions) seraient autant de copies s'approchant de plus en plus de leur modиle idйal ? L'amour ainsi recherchй serait loi gйnйrale, et rйpйtable. Cette conception d'un Proust platonicien, favorisй par certaines pages du Temps retrouvй, relиve d'une lecture assez distraite. Il est йvident — comme l'a montrй trиs prйcisйment G. Deleuze dans Marcel Proust et les signes (1) — que le but de Proust est ailleurs. La petite Madeleine, les clochers de Martin-ville, les pavйs inйgaux de la cour de l'hфtel de Guermantes, toutes ces analyses conduisent а l'idйe que l'essence ainsi cherchйe n'est pas une essence gйnйralisйe mais, tout а l'opposй, un singulier diffйrentiel. La rйpйtition proustienne vise а l'apparition d'une diffйrence ; mieux, c'est la diffйrence qui est elle-mкme principe
(1) 2e йd. augmentйe, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.
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de rйpйtition, invitant а la rйentreprise perpйtuelle de la recherche des singuliers. C'est en tant que Gilberte diffиre d'Odette, qu'Albertine diffиre de Gilberte, que la rйpйtition amoureuse est possible (Schopenhauer ici dresserait l'oreille et parlerait de ruse de la volontй rйpйtante, assimilant ainsi la rйpйtition diffйrentielle а l'effet d'un miroir dйformant destinй а faire oublier l'йlйment de rengaine de la rйpйtition). Le moteur de la rйpйtition est la diffйrence, seule capable d'assurer le retour des rйpйtitions.
En matiиre de rйpйtition, la musique est domaine privilйgiй а bien des йgards : trиs nombreux йtant les niveaux oщ intervient la rйpйtition musicale, pour ne citer que le problиme de l'interprйtation (refaire du neuf avec du vieux, donner le sentiment que l'њuvre йcoutйe s'йcoute en premiиre audition, c'est le talent de l'interprиte : passer de la rйpйtition-rengaine а la rйpйtition diffйrentielle). Rйpйtition aussi au sein mкme de la partition : frйquentes rйexpositions d'un thиme, souvent sans modification harmonique ni rythmique ni d'aucune sorte, dont la reprise, dans le cours d'un mouvement de sonate ou de symphonie, constitue un exemple parfait. Ici se concilient de la maniиre la plus йvidente ces deux termes qui semblent inconciliables : diffйrence et rйpйtition, retour du mкme et apparition du nouveau. Il y a а la fois diffйrence et rйpйtition, le contexte (moment du discours musical oщ intervient la reprise) confйrant une valeur neuve а un thиme strictement rйpйtй.
Aussi le grand philosophe de la rйpйtition diffйrentielle est-il naturellement un philosophe musicien : Nietzsche. La diffйrence entre les deux diffйrenciations (l'une figйe, l'autre diffйrentielle) au sein des deux formes de rйpйtition trouve une illustration philosophique dйcisive dans la diffйrence entre la philosophie de Schopenhauer (vision de la rйpйtition) et la philosophie de Nietzsche (vision du retour йternel). Sans revenir sur les multiples oppositions qui font de ces deux penseurs deux pфles opposйs, on notera seulement ici que la ligne de dйmarcation entre les deux pensйes passe prйcisйment par cette notion de rйpйtition, qui diffиre radicalement de l'une а l'autre. Car, de mкme qu'elle l'йtait chez Schopenhauer, la rйpйtition a йtй la grande affaire de Nietzsche, mais en un sens tout nouveau. Ce qui est rйpйtй, dans le retour йternel, n'est pas la reproduction mйcanique du dйjа produit, mais un retour du passй en tant qu'il йtait nouveau, c'est-а-dire une rйapparition de la diffйrence, du singulier, du mкme en tant qu'il йtait diffйrent : une apparition d'un nouveau singulier qui fait renaоtre le mкme de la jubilation due а la diffйrence. Pour un renouveau de la diffйrence, retour du mкme de la
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jubilation. C'est ainsi que le mкme et l'autre, la rйpйtition et la diffйrence, se confondent finalement dans l'intuition de ce qui pour Nietzsche йtait l'unique objet de la rйflexion : la vie.
A travers la rйpйtition, c'est donc une perpйtuelle diffйrenciation qui est visйe. D'oщ le caractиre tragique de cette rйpйtition diffйrentielle, tant chez Nietzsche que chez Proust. Tragique, en quoi ? On pourrait estimer qu'elle reprйsente, au contraire, le mode de la vie heureuse et renouvelйe ; d'un point de vue psychanalytique, le type du comportement « normal ». Mais ces vertus, qui sont rйelles, ne contredisent pas la nature tragique de la rйpйtition diffйrentielle. Celle-ci est tragique en ce qu'elle renvoie au silence du non interprйtable, par quoi se dйfinit, de prime abord, le tragique. L'interprйtation rationnelle, religieuse ou morale suppose nйcessairement, en effet, que soit possible une rйduction а l'identique, au semblable, а des rйfйrences, а des points fixes, bref а des essences de type gйnйralisable, non а des singularitйs de type diffйrentiel. L'interprйtation est aveugle s'il ne s'offre а la prise philosophique qu'une plйiade infinie de diffйrences indйfiniment diffйrenciйes. Aussi le philosophe tragique, aussi anti-cartйsien, et pour les mкmes raisons, qu'il est anti-platonicien, parle-t-il, non d'idйes « claires et distinctes », mais d'idйes obscures et distinctes, comme le dit G. Deleuze dans Diffйrence et rйpйtition. Obscures par leur distinction mкme : l'idйe « distincte », c'est-а-dire entiиrement distinguйe des autres, n'est pas claire mais obscure ; l'absence de rйfйrentiels oщ prendre sa mesure rend celle-ci silencieuse et aveugle. Aspect simple et immйdiat de cette dйtresse interprйtative qui assure la quotidiennetй du tragique, on dira que, dans la rйpйtition diffйrentielle, tout se renouvelle, mais aussi que tout se perd а jamais avant d'avoir йtй seulement pensй. Aussi l'histoire de la Recherche du temps perdu est-elle l'histoire d'une perdition. Sans doute la mйmoire affective dont parle Proust conserve-t-elle parfois une trace fragile et inattendue d'un passй non pensй, non interprйtй, non compris ; mais il ne s'agit que d'une empreinte fugitive qui ne livre un йcho qu'afin de mieux accuser l'irrйparable perdition du son premier. Telle est la loi tragique de la rйpйtition diffйrentielle : apprendre а « bien » ou « mal » rйpйter, а « bien » ou « mal » diffйrencier, suppose que chaque rйpйtition, chaque diffйrenciation ainsi gagnйe est offerte d'avance en holocauste ; chaque diffйrence gagnйe sur la rйpйtition-rengaine est perdue pour la raison interprйtative. C'est en quoi, finalement, la diffйrence est le tragique mкme : en ce qu'elle porte en elle la raison du non-interprйtable, c'est-а-dire le principe de silence.
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4 — CONCLUSION
En bonne logique, le discours tragique pourrait, devrait mкme, s'arrкter ici — au silence. Passer ensuite, s'il le dйsire, а des illustrations ou а des consйquences ; pour sa « thйorie », tout est dit, si rien n'est а dire. Faire parler davantage le silence supposerait qu'on dispose d'un mot magique, qui sache parler sans rien dire, penser sans rien concevoir, dйnier toute idйologie sans s'engager lui-mкme dans une idйologie quelconque.
Or, un tel mot existe peut-кtre : le hasard.
CHAPITRE III
TRAGIQUE ET HASARD
1 ---- LE CHATEAU DE « HASARD ))
II est toujours compromettant de recommander sa pensйe а un mot ; plus particuliиrement, quand ce mot recouvre dйjа un certain nombre d'acceptions dont aucune ne dйsigne ce qu'on a soi-mкme en vue. On peut prйfйrer se taire ; ou encore prйfйrer crйer un mot nouveau, qui n'йvoquera rien dans l'esprit du lecteur et risque par lа de demeurer mort-nй : autre forme de silence, peut-кtre. Mais si l'on dйsire parler, on aura intйrкt а se contenter d'utiliser un mot dйjа connu, en le choisissant parmi les moins compromettants possible, les moins rйfractaires а ce qu'on veut dire (plutфt : les plus rйfractaires а ce qu'on veut ne pas dire). Pour qualifier le silence, il est йvident que tout mot est, par dйfinition, de trop. Mais de combien, de trop ? Question pascalienne, qui retourne volontiers au silence (ou, selon Pascal, а Dieu), faute de rйfйrentiel permettant de dйpartager les perspectives. Le problиme est donc de donner la parole а un mot qu'on puisse considйrer, dans l'йtat actuel du langage dont on use, comme pas trop йloignй du silence dont on voudrait parler. Tel est, avant tout autre mot, celui de « hasard ». Mot, en effet, le plus proche du silence, concept le plus proche de la rйcusation des concepts. Mais а condition de prйciser qu'on entend par « hasard » beaucoup moins que ce qu'entendent, sous ce mot, а la fois le dictionnaire courant et le dictionnaire philosophique. Beaucoup moins, mais aussi, en un certain sens, beaucoup plus.
Tel que le comprend la philosophie, le hasard dйsigne, soit l'intersection imprйvisible, mais non irrationnelle, de plusieurs sйries causales indйpendantes (thиse de Gournot), soit l'intuition gйnйrale d'une absence de nйcessitй, que dйsigne aussi le mot de « contingence ». Ces deux sens, ainsi qu'il sera prйcisй plus loin,
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sont йtrangers а ce qu'une perspective proprement tragique conзoit sous le terme de hasard. Concepts trop parlants, en effet, puisqu'ils donnent, en mкme temps que le « hasard », deux concepts annexes que ne « comprend » nullement le silence tragique : des йvйnements, pour le sens restreint ; l'idйe d'une nйcessitй, pour le sens large. Le hasard, au sens tragique, est antйrieur а tout йvйnement comme а toute nйcessitй, de mкme que le « chaos », par quoi les anciens philosophes grecs dйsignaient l'йtat premier du monde, est antйrieur en droit comme en fait а tout « ordre ». Parler du hasard comme d'un concept tragique proche du silence interdit de parler du hasard а partir de rйfйrentiels constituйs (sйries d'йvйnements) ou pensйs (idйe de nйcessitй). S'il y a dйjа « quelque chose » а partir de quoi seulement peut se produire l'йventualitй du hasard, il ne saurait кtre question de hasard au sens tragique du terme. Il pourrait y avoir des hasards dramatiques, telle une rencontre fortuite de sйries de dйterminations entraоnant une catastrophe sociale ou individuelle : hasards non silencieux, qui laissent la parole а des sйries dйjа existantes de relations causales (comme ils ont dйjа la reprйsentation d'une nйcessitй sur fond de laquelle le hasard fait figure de relief accidentel). Le hasard « silencieux » signifie l'absence originelle de rйfйrentiels ; il ne peut se dйfinir а partir de rйfйrentiels comme des sйries d'йvйnements ou l'idйe de nйcessitй. Il faudra donc distinguer entre un hasard d'aprиs la nйcessitй (et les sйries causales) et un hasard d'avant la nйcessitй. Vieux problиme de savoir si le dйsordre ne peut se concevoir qu'а partir de l'ordre (thиse de Bergson), ou si l'on peut parler, avec Lucrиce, de dйsordre et de hasard originels — thиse tragique dont l'une des premiиres consйquences est de faire de tous les ordres existants et concevables des fruits du hasard. Au reste, la thиse de Bergson est parfaitement admissible, au regard mкme de la pensйe tragique. Il est vrai que le « dйsordre » ne peut se concevoir qu'а partir de l'idйe d'ordre. Mais ce que la pensйe tragique a en vue lorsqu'elle parle de hasard ne se confond nullement avec l'idйe d'un dйsordre. Le chaos qu'elle appelle hasard n'est pas un monde dйsordonnй, mais un χ antйrieur а toute idйe d'ordre ou de dйsordre. Hasard d'avant la nйcessitй, d'oщ est issu tout ce qui peut apparaоtre а la pensйe sous les auspices du nйcessaire, et d'oщ sera issu, en un troisiиme temps, tout ce qui fera relief sur ces ordres nйcessaires — hasard d'aprиs la nйcessitй, oщ l'expression « d'aprиs » revкt ses deux significations majeures : а la fois « postйrieur а » et « selon ». Trois niveaux donc : un hasard originel, concept silencieux et tragique ; puis un certain nombre d'ordres consti-
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tuйs ; enfin un certain nombre d'entorses а ces ordres, entorses que la philosophie classique enregistrera comme « hasards », mais dans lesquelles Bergson est fondй а voir plutфt des variations de l'ordre que des expressions d'un problйmatique « dйsordre ». Entre ces hasards considйrйs comme « restes » de l'ordre et le hasard envisagй par la pensйe tragique, nul rapport ; sinon — car, sans cela, le recours а ce mot de hasard n'aurait aucun sens — l'idйe d'une certaine inaptitude а l'interprйtation.
Ces dйfinitions initiales de la notion de hasard seront prйcisйes ci-aprиs. Pour l'immйdiat, le hasard, en tant que concept tragique, ou mot silencieux, se dйfinira seulement comme « anticoncept », ne qualifiant qu'une somme d'exclusives. Est, en ce sens, « hasardeux » ce qui exclut а la fois l'ordre des causes et ses exceptions, l'ordre des dйterminations et ses exceptions, de maniиre gйnйrale les idйes d'ordre et de dйsordre. Ce qui exclut йgalement, on l'a dit, l'idйe mкme de contingence qui ne se comprend qu'а partir, et selon, la nйcessitй — notion dйjа ignorйe par la pensйe tragique. S'il est un hasard tragique, celui-ci ne dйpend pas de l'idйe qui a rendu possible l'idйe de contingence : loin d'en dйpendre, elle la prйcиde et l'engendre. Anti-concept donc qui, ainsi sommairement conзu, suffit dйjа а illustrer certains thиmes fondamentaux de la tragйdie.
Pour dйsigner rien, pour faire parler le silence en un concept muet que dйfinisse seulement une somme d'exclusives, la langue franзaise a le privilиge de disposer d'un mot qui, dans l'usage courant, manque а toutes les autres langues europйennes — le hasard. Lа oщ le franзais dit hasard, l'anglais dit presque toujours chance, l'allemand Zufall, l'italien caso, l'espagnol casualidad, tous mots dйrivant de l'idйe ou du mot latins de casus, chute (de cadere, tomber). Mais cette notion de casus ne recouvre pas prйcisйment l'idйe de « hasard ». Il faut ici distinguer, d'un point de vue а la fois йtymologique et йpistйmologique, quatre niveaux diffйrents dans la genиse de l'idйe de hasard. Quatre niveaux allant du plus spйcifiй au moins spйcifiй, du plus йtendu et plus parlant au moins йtendu et moins parlant — c'est-а-dire, en dйfinitive, du moins hasardeux au plus hasardeux, si « hasard » dйsigne bien un concept sinon silencieux, du moins tendant infiniment vers le silence.
a) Notion de sort — exprimйe par le latin fors et par le grec τύχη. Ici le « hasard » signifie qu'on attribue а un χ — nommй fortune — la responsabilitй d'une sйrie causale heureuse ou malheureuse pour l'homme (ou les hommes en gйnйral). L'origine
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de l'appellation grecque de ce sort — τυγχάνω : j'obtiens — en indique le caractиre йminemment anthropologique : le hasard dйsigne ici ce а la faveur de quoi on obtient ou on n'obtient pas tel rйsultat heureux ou malheureux. Hasard qui certes comble un blanc et fait parler un silence ; mais qui suppose, d'une part l'existence de sйries causales, d'autre part le caractиre heureux ou malheureux de ces sйries d'un point de vue subjectif : engageant donc а la fois l'idйe d'une responsabilitй causale (mкme si le responsable est innommable et, d'une certaine maniиre, non existant puisque non implorable) et l'idйe d'une rйfйrence connue — le bonheur — а partir de laquelle cette responsabilitй prend son effet. Hasard anthropologique, et par consйquent hasard thйologique : ce dont l'homme juge renvoyant а son inйvitable double divin. Ce qu'on peut attribuer а une origine dйsignйe sinon connue, tels Zeus ou une cause naturelle, sera attribuй а une origine autre, ne diffйrant de ses semblables que par son caractиre inconnu et incontrфlable dans l'immйdiat : une cause de plus parmi les causes, dieu supplйmentaire qu'on ajoute а la liste des dieux connus ainsi que l'ordonnait la liturgie romaine impйriale, soucieuse de ne pas offenser un dieu non inventoriй en lui mйnageant — а tout hasard : por si acaso — une case vide. D'oщ la personnification — et la dйification — de la notion de sort en fortune (Fortuna) ou en nйcessitй (Ανάγκη) ; d'oщ aussi cette hйsitation significative de l'expression antique du hasard entre ce qui est hasard et ce qui est son exact contraire : le destin. La notion de τύχη hйsite en effet, et ce dиs le dйbut de la littйrature grecque, entre deux pфles opposйs : l'absolument non nйcessaire (hasard) et l'absolument nйcessaire (destin).
Pour soutenir la notion de fors ou de τύχη — premier niveau du hasard — deux rйfйrentiels : l'idйe d'enchaоnement d'йvйnements, et l'idйe de finalitй.
b) Notion de rencontre — exprimйe par le latin casus et tous ses dйrivйs europйens : chance, Zufall, caso, casualidad. Ici, « hasard » dйsigne le point d'intersection entre deux ou plusieurs sйries causales ; le fortuit s'est dйplacй de l'ensemble d'un enchaоnement au caractиre imprйvisible de la rencontre, en certains points, de certains * enchaоnements. Hasard йvйnementiel qui, dans l'exemple classique de la tuile, ne porte pas sur les sйries elles-mкmes (tuile qui tombe, homme qui marche), mais sur le fait qu'en un certain point du temps et de l'espace les deux sйries se sont rencontrйes. On parle alors d'arrivйe fortuite : non que les sйries qui se sont ainsi rencontrйes aient elles-mкmes un
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caractиre hasardeux, ni mкme d'ailleurs que soient prйcisйment hasardeux le lieu et le temps de leur rencontre — mais parce que les rйfйrentiels de cette rencontre sont imprйvisibles, aucune intelligence humaine ne pouvant prйvoir dans le dйtail toutes les rencontres possibles entre toutes les sйries existantes. On demandera le rapport entre cette notion de « rencontre » et l'idйe de « chute », prйsente dans l'origine latine de casus (cadere), ainsi que dans ses dйrivйs, telle l'expression franзaise selon laquelle un йvйnement « tombe » bien ou mal. L'hypothиse la plus probable est celle de la retombйe du jet (de dйs ou d'osselets), la chute simultanйe de deux objets reprйsentant l'image йlйmentaire de la rencontre de deux sйries indйpendantes. L'idйe de dualitй serait ainsi antйrieure а celle de chute dans la genиse de la notion de casus au sens de hasard, la chute n'йtant que le moyen de faire coпncider — cum-cadere — deux sйries indйpendantes (mкme dans le cas du jet d'un dй unique, dont la retombйe entremкle йgalement deux sйries : la trajectoire spatiale et le temps imparti avant l'arrivйe au sol). La coпncidence aurait ainsi prйcйdй la cadence dans l'emprunt fait а la notion de chute par la notion de hasard-rencontre. En rйsumй, l'idйe fondamentale du casus est l'idйe de survenir ensemble — ainsi qu'en tйmoigne, antйrieure au terme latin de casus, une des expressions grecques du hasard : το συμβαίνον, qui dйrive de συμβαίνω, marcher ensemble.
Pour soutenir la notion de casus — deuxiиme niveau du hasard — un rйfйrentiel : l'idйe de sйries causales constituйes.
c) Notion de contingence, dйrivйe elle aussi de l'idйe de simultanйitй (cum-tangere), mais s'йtant orientйe, dans la langue philosophique, vers une conception abstraite de la non-nйcessitй. Le hasard de la contingence ne dйsigne plus le fait hasardeux а la faveur duquel deux sйries coпncident, mais le principe gйnйral d'imprйvisibilitй qui est attachй а de telles rencontres. Du casus, la contingence ne retient que l'idйe gйnйrale de sa possibilitй ; si tout n'est pas prйvisible, c'est — peut-кtre — que tout n'est pas nйcessaire ; il pourrait donc y avoir de la non-nйcessitй, qu'on appellera contingence.
Pour soutenir la notion de contingence — troisiиme niveau du hasard — un rйfйrentiel : l'idйe de nйcessitй.
d) Notion de hasard, qui dйrive d'un mot arabe dйsignant vraisemblablement le nom d'un chвteau situй en Syrie au xne siиcle. Origine doublement hasardeuse, un mкme caractиre
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fortuit s'attachant, et а l'origine du mot (lieu gйographique), et aux raisons pour lesquelles ce mot finit par prйvaloir dans la langue franзaise, chassant ainsi, а la diffйrence de ce qui s'est produit dans les autres langues latines, les dйrivйs de casas. Guillaume de Tyr, chroniqueur des Croisades dont YHisloria rerum in partibus transmarinis gestarum fut йcrite en Syrie au xne siиcle, y rapporte « que Rodoans, li sires de Halape (Alep), ot contenz et guerre a un suen baron qui estoit chвtelains d'un chastel qui avoit non Hasart » ; et son traducteur du xnie siиcle ajoute : « et sachiez que lа fu trovez et de lа vint li jeus des dez, qui einsint a non » (1). Avant de dйsigner un certain jeu de dйs (une autre йtymologоe, contestйe, voudrait faire dйriver le hasard de l'arabe al sar, le dй), « hasard » dйsigne donc un nom de chвteau, puis le nom d'un certain jeu de dйs pratiquй d'abord dans ce chвteau, plus tard rйpandu chez tous les Croisйs, enfin importй en Europe par leur entremise. Par la suite, hasard dйsignera, pendant un temps, la face du dй qui porte le nombre six, « jeter hasard » signifiant qu'on a obtenu le six. Plus tard, hasard dйsigne, de maniиre plus gйnйrale, l'idйe de risque, de pйril, de situation se dйrobant а toute possibilitй de contrфle ; c'est le sens du mot chez Montaigne, et qui est restй dans les langues europйennes autres que le franзais, dans lesquelles hazard, azzardo, azar, impliquent, gйnйralement dans un contexte ludique, l'idйe d'un coup de malchance, plus prйcisйment d'un abandon а l'alйatoire rendant possible et menaзante l'йventualitй d'un revers. D'oщ l'humeur volontiers morose de celui qui pratique les jeux du hasard, signalйe par Dante dans La divine comйdie :
Qaando si parle Γgiuoco deirazara, Colui chi perde si riman dolente, Ripelendo le volle e Irislo impara (2).
Enfin, et ce dиs le xvne siиcle, hasard prend en franзais le sens gйnйral qui est demeurй jusqu'aujourd'hui, parallиlement au sens de casus que le mot de hasard a fini par annexer : soit une sorte de silence originel de la pensйe recouvrant tout ce qui n'est pas, d'une maniиre ou d'une autre, justiciable d'une vue de l'esprit. Il semble*que Pascal ait йtй l'un des premiers, sinon le tout premier, а donner ce sens philosophique au mot de
(1) Histoire gйnйrale des croisades : Guillaume de Tyr et ses continuateurs, texte franзais du xme siиcle revu et annotй par M. PAULIN, t. I, Paris, Didot, 1879, p. 229.
(2) Purgatorio, VI.
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hasard. Lorsque Pascal parle de hasard, ce n'est pas l'imprйvisibilitй des rencontres qui est en question, ni la possibilitй philosophique de la non-nйcessitй, mais plutфt l'intuition d'un manque а penser, d'un blanc, d'un silence, antйrieurs а toute possibilitй de rencontre (qui suppose un monde constituй) comme а toute possibilitй de pensйe (qui suppose la crйation de l'homme). En ce sens, « hasard » dйsigne, chez Pascal, trиs prйcisйment l'enfer.
Qu'y avait-il de si extraordinaire dans ce jeu pratiquй jadis au chвteau de Hasard pour que le mot qui en est rйsultй ait eu lui-mкme une si extraordinaire fortune ? Tout ce qui se peut raisonnablement conjecturer а ce sujet est qu'un tel jeu devait se caractйriser par une inhabituelle passivitй du joueur, а qui йtait refusйe toute possibilitй d'intervention : « hasard » seul prйsidait aux destinйes de la partie. On dira que cette passivitй devant le sort est un caractиre commun а tous les jeux excluant l'influence de l'habiletй, lesquels existaient bien avant le chвteau de Hasard, d'oщ vient le nom qui les dйsigne aujourd'hui. Cependant, cette affirmation est peut-кtre un peu excessive. Avant d'кtre sыr que les jeux de hasard pratiquйs par les Grecs et les Romains йtaient, en fait de hasard, exactement analogues au jeu « trouvй » au chвteau de Hasard, il faudrait connaоtre exactement la rиgle des jeux anciens ainsi que celle du jeu de « hasard », connaоtre aussi la mentalitй des joueurs qui les pratiquaient. Il n'est pas impossible que, quel que soit le caractиre fortuit des jeux de hasard de l'Antiquitй, un йlйment de fortune (fors) soit demeurй constamment prйsent а l'esprit du joueur, qui lui attribuait la responsabilitй du dйroulement favorable ou dйfavorable de la partie : le caractиre mystique que les Grecs prкtaient aux cйrйmonies du tirage au sort irait dans le sens de cette hypothиse (les dieux choisissent). Auquel cas l'idйe de hasard serait aussi rйcente que le mot. Peut-кtre les hommes qui dйcouvrirent а « Hasard » le jeu qui portera, quelque temps, ce nom, furent-ils prйcisйment impressionnйs par le fait qu'un tel jeu signifiait — pour la premiиre fois ? — une exclusion absolue de toute idйe autre que le hasard du jeu lui-mкme, impliquant ainsi l'interdiction de tout recours extйrieur, s'appelвt-il chance, destin, providence ou fatalitй. Impliquant ainsi, par voie de consйquence, l'expйrience de la perdition.
La perdition signifie en effet la perte de toute rйfйrence. Et, pour soutenir le mot de hasard — quatriиme et dernier niveau de l'idйe de hasard — nul rйfйrentiel : seulement l'idйe de l'absence de tout rйfйrentiel. Le caractиre particulier de « hasard », par
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rapport а ses cousins fors, casus, contingence, est qu'il signifie, exactement, rien. Fors dйsigne destin, casus et ses dйrivйs rencontre, « contingence » non-nйcessitй ; « hasard » seul dйsigne l'acte mкme de la nйgation, sans rйfйrence prйcise а ce qu'il nie. Ignorance originelle, appelйe а ne nier qu'accessoirement, et aprиs coup, tout ce qui pourrait se constituer comme pensйe. Hasard n'est pas destructeur : il est plutфt mise en cause prйalable, instance antйrieure а la construction.
Hasard semble donc, en dйfinitive, un mot а qui l'on puisse recommander sans trop la compromettre la pensйe tragique — а condition de prйciser qu'on n'entend par lа ni exactement fortune, ni exactement rencontre, ni exactement contingence. Mot honnкte par excellence, peut-кtre, de la langue philosophique, en raison de sa charge exceptionnellement faible en idйologie. Mot anti-idйologique, que caractйrise une remarquable non-disponibilitй : c'est un mot dont il n'y aura jamais rien а tirer (rien а espйrer pour l'idйologue, rien а craindre de la part de l'anti-idйologue). Mauvais concept, en somme, comme il y a de mauvais soldats. A aucune croisade le hasard ne saurait jamais, et ce dans tous les sens du terme, donner de « mot d'ordre ». Lucrиce le rйpиte — implicitement — а chaque page du De rerum natura : le hasard, qui dйfinit la « nature » des choses, est la seule idйe vierge de tout йlйment superstitieux. De « hasard » il n'y a aucune religion, aucune morale, aucune mйtaphysique, qui, non seulement se recommande, mais mкme, en derniиre analyse, s'accommode. Aussi, jusqu'а prйsent, rien de vilain ne s'est-il produit, ni rien de mйdiocre pensй, au nom du hasard.
On objectera que le mйrite du mot n'est pas grand, s'il ne s'est de toute faзon, au nom du hasard, jamais rien produit ni pensй. A moins que ce rien ne dйsigne le champ exigu laissй а la disposition de la pensйe tragique. Reste alors а dйterminer en quoi le hasard, concept non idйologique, est aussi concept tragique ; mieux : en quoi il est le tragique mкme.
2 — HASARD, PRINCIPE D'ЙPOUVANTЙ : L'ЙTAT DE MORT DЙFINITION DU CONCEPT DE « TRAGIQUE »
Quel que soit le sens qu'on lui donne, le concept de hasard a toujours eu partie plus ou moins liйe avec le tragique et la tragйdie. Ce qui est reprйsentй sur la scиne lors d'un spectacle tragique, dit Schopenhauer а plusieurs reprises dans Le monde
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comme volontй et comme reprйsentation, est — notamment — le rиgne, le pouvoir du hasard. Tous ceux qui ont parlй de la tragйdie — а l'exception de ceux qui n'ont abordй le sujet que pour tenter de le dissoudre — ont, sur ce point, dit la mкme chose : il y a, dans ce que la tragйdie exprime, place pour du hasard. De maniиre gйnйrale, l'expression du tragique suppose un coefficient d'aveuglement, d'imprйvisibilitй et d'irresponsabilitй ; de quelque maniиre qu'on se figure le blanc qui apparaоt, lors de la tragйdie, en lieu et place d'une paternitй assignable — « fatalitй », « destin », « ironie du sort » — il y aura du rapport entre ce blanc et le hasard. Mais pas n'importe quel rapport : la conception du tragique dйpend а la fois de la nature et de la quantitй du hasard ainsi admis а l'expression (tragique). Combien de hasard, et quel hasard ? Ces deux questions sont d'ailleurs dйpendantes l'une de l'autre, la « quantitй » de hasard йtant fonction de la nature qui lui est reconnue. Un des problиmes centraux d'une pensйe tragique est donc de dйterminer de quel hasard il s'agit lorsqu'elle parle de hasard.
Entre les trois premiers hasards dйcrits plus haut — fors, casus, contingentia — et le quatriиme — hasard — il existe une diffйrence essentielle. Les trois premiers supposent, pour кtre, l'existence de quelque chose qui ne soit pas, au sens oщ ils l'entendent, hasard, le quatriиme seul se passe de la nйcessitй de cette rйfйrence а du non-hasard. Rien sur quoi, on l'a vu, le hasard fasse relief, dans le quatriиme sens du mot ; le hasard ici continuerait а кtre, quand mкme tout ce qui existe (y compris tout ce qui se pense) serait rйduit а n'кtre que hasard au sens oщ il l'entend. En revanche, les trois premiers hasards ne peuvent prendre appui, comme le quatriиme, sur un rien ; il leur faut, pour кtre, quelque chose d'autre qu'eux-mкmes. Leur ambition territoriale est donc nйcessairement limitйe : par l'existence de rйgions non hasardeuses, dont la reconnaissance est indispensable a la reconnaissance de hasards tels que fors, casus et contingentia. Pour que de tels hasards soient, il faut que tout ne soit pas hasard. Il leur faut, outre eux-mкmes, une quelconque « nature ».
De maniиre gйnйrale, on dira en effet qu'а un certain type de pensйe du hasard il faut, pour кtre concevable, l'existence prйalable d'une nature. Les idйes d'enchaоnements de faits, d'йvйnements possibles, de nйcessitй pensable, sur lesquelles la plupart des conceptions du hasard prennent appui, se fondent dans l'idйe plus gйnйrale de nature — а la condition d'entendre par « nature » prйcisйment ce а partir de quoi il y a possibilitй de tels hasards. En un tel sens, la nature se dйfinit par ce qui n'est
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pas compris par le hasard (et le hasard comme ce qui fait relief sur la nature). On objectera qu'une telle dйfinition de la nature est а la fois vague et nйgative, et n'apprend rien quant а la « nature » de la nature. On rйpondra : premiиrement, qu'aucune dйfinition vйritable n'a йtй donnйe de l'idйe de nature, depuis Lucrиce jusqu'а la philosophie moderne, sinon — en derniиre analyse — des dйfinitions du type de celle que propose Larousse (nature : « ensemble des choses qui existent naturellement » ; naturel : « qui appartient а la nature ») ; deuxiиmement, qu'une telle dйfinition vague et nйgative, n'apprenant rien sur la «nature » de la nature, est conforme а la pensйe tragique qui affirme que ce qu'on entend par « nature » est prйcisйment rien, et qui en appelle au hasard — dans le quatriиme sens du terme — pour dissoudre cette illusion majeure de la philosophie qui a pris le nom de nature.
Nature dйsigne donc tout кtre dont l'existence n'est pas seulement hasardeuse — а supposer que de tels кtres existent (c'est-а-dire, prйcisйment : а supposer qu'il y ait une « nature », du « naturel »). Cette dйfinition de la nature, qui revient а opposer le naturel, non а l'artificiel, mais au hasard, peut sembler aventurйe. A un premier niveau d'analyse, la nature semble en effet, et au contraire, s'accorder avec le hasard, dans la mesure oщ les deux termes dйsignent un certain mode d'existence qui se passe, pour кtre, de toute intervention extйrieure : si « ce qui existe » ne tire son existence d'aucune autre instance que de lui-mкme, il peut s'appeler tout aussi bien nature que hasard. Ainsi une chute d'eau peut-elle кtre dite naturelle par opposition а celle qui rйsulte d'un barrage artificiel ; ainsi la mкme chute d'eau peut-elle кtre dite hasardeuse dans la mesure oщ elle ne rйsulte d'aucune nйcessitй assignable, mais d'un certain concours de circonstances gйologiques. Comme le hasard, la nature se dйfinit par un certain dйfaut d'intervention. Mais l'intervention qui vient ainsi а manquer est trиs diffйrente selon qu'on parle de nature ou de hasard. Dans le premier cas, c'est l'intervention humaine qui est en dйfaut : le naturel s'oppose а l'artificiel. Dans le second cas, c'est une intervention non humaine qui est en dйfaut (quelle que soit la reprйsentation — d'ordre religieux, dйterministe, matйrialiste — qu'on se fait d'une telle possibilitй d'intervention) : le hasardeux s'oppose au providentiel, — providentiel, c'est-а-dire « voulu » d'une certaine maniиre qui n'est pas humaine, voulu avant qu'intervienne la volontй humaine. Voulu par les lois de la matiиre, par celles de l'histoire, de la vie, de Dieu, comme on voudra penser. Mais, en un certain sens dont
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on sait qu'il est sans rapport avec ce que l'homme expйrimente sous le nom de volontй, tout de mкme voulu. En d'autres termes, l'idйe de nature rйcuse bien l'idйe d'intervention, mais en un certain sens seulement, limitй а l'idйe d'intervention humaine, ou « volontaire » : elle dйsigne ce qui est sans intervention de la volontй (ainsi Kant oppose-t-il la nature а la libertй). En un sens plus profond, l'idйe de nature requiert l'idйe d'une intervention majeure, а un tout autre niveau : elle suppose qu'avant l'homme, avant qu'avec lui une pensйe se constituвt, il y avait un champ d'existence dйjа constituй, un кtre muni de lois, d'ordre, d'enchaоnements, de nйcessitй (dont l'homme ne pourra s'aviser qu'aprиs coup). Avant l'homme, il y avait dйjа un monde : fond d'кtre, assise stable а partir de laquelle le « phйnomиne humain » prendra sa signification et son relief. Comme le montre surabondamment l'expйrience philosophique de Rousseau, l'idйe de nature est une idйe prйhistorique : elle postule qu'avant l'histoire des hommes, c'est-а-dire avant la pensйe, il y avait (et il subsiste toujours а titre partiel) de quoi penser а qui, ultйrieurement, serait amenй а penser. Gomme la constitution de la pensйe signifie une capacitй d'intervention dans la nature, la constitution de la nature signifie que s'est manifestйe une capacitй d'intervention dans quelque chose qui n'йtait pas nature, mais chaos et hasard. Deux niveaux diffйrents donc, mais une mкme pensйe de l'intervention, qui importe de l'extйrieur un ordre quelconque dans un domaine йtranger а cet ordre. Comme le reconnaоtrait Kant lui-mкme, dans la logique de la Critique de la facultй de juger, pour faire de la nature avec du hasard, il y faut au moins autant d'interventions que pour faire de la libertй avec de la nature. L'idйe de nature est donc aussi interventionniste — c'est-а-dire aussi peu hasardeuse — que l'idйe de libertй : la diffйrence йtant seulement qu'elle dйsigne ce qui est intervenu en dehors des intervention humaines, ce qui a йtй « voulu » par quelque chose d'autre que la volontй de type humain. Loin de se rйfйrer au hasard, elle suppose un profond engagement thйologique et tйlйologique, d'ordre anthropocentrique comme le sont tous les engagements thйologiques : elle suppose, а l'origine de la nature, une intervention lointainement analogue а celles dont est capable la volontй, offrant ici une sorte de reflet dйgradй des pouvoirs jadis en њuvre dans la constitution d'une nature. La nature n'est pas une idйe « infra-interventionniste », mais au contraire « supra-interventionniste » : elle constitue le modиle idйal et omnipotent de l'intervention, de la capacitй de mettre en йchec le hasard — dont les « actes libres » ne sont que des pвles et faibles
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copies. Il y faut beaucoup plus, en dйfinitive, pour transfigurer le hasard en nature, que pour modifier certains йlйments de la nature а l'aide de quelques actes libres. Ce que l'homme peut, en faisant зa et lа relief sur fond de nature, est d'ordre infinitйsimal par comparaison а ce qu'on a fait en crйant une nature sur fond de hasard — « on » : Dieu, ou l'ordre, ou les lois, ou le « νους » d'Anaxagore, peu importe. Demeure donc valable, et valorisйe а l'analyse, cette dйfinition initiale de la nature, vague et nйgative : nature dйsigne, dans tous les cas, la constitution d'un кtre dont l'existence ne rйsulte, ni des effets de la volontй humaine, ni des effets du hasard.
Remarque complйmentaire : ce n'est qu'en apparence que la pensйe de la nature, telle qu'elle se manifeste, par exemple, dans le thйisme et le dйisme du xvme siиcle, ou dans le naturalisme anti-religieux de Feuerbach, a succйdй а la pensйe thйologique et religieuse. En rйalitй, elle la prйcиde depuis toujours : les critiques de type feuerbachien seront toujours antйrieures en droit aux religions de type chrйtien. Ce n'est qu'а partir de la reconnaissance d'un кtre constituй en dehors de la volontй humaine — кtre qui s'est appelй nature au xvine siиcle, mais avait et a reзu, en d'autres temps et dans d'autres civilisations, des noms diffйrents — que la pensйe religieuse devient possible. C'est l'idйe de nature qui conduit а l'idйe de Dieu, et non l'inverse, parce qu'elle contient le thиme originel d'oщ dйrivent toutes les religions : la reconnaissance d'une intervention йtrangиre а l'homme, d'un pouvoir efficace auquel l'homme ne prend nulle part. En prйtendant remplacer les superstitions religieuses par un culte de la nature, les libres penseurs du xvme siиcle ne faisaient que revenir aux sources vives de la religion et de la superstition : sur ce point, les Dialogues sur la religion nalurelle de Hume avaient livrй, dиs le xvuie siиcle, un enseignement dйfinitif.
En rйsumй, les trois premiers hasards — fors, casas, contin-gentia — non seulement respectent le concept de nature, mais encore en ont besoin pour se penser, puisqu'ils se dйfinissent comme relief sur cette nature ; seul le quatriиme — hasard — ignore l'idйe de nature. On distinguera donc maintenant, non pas quatre, mais deux conceptions du hasard :
1) Hasard йvйnementiel, ou hasard constituй, supposant l'existence d'une nature qui lui sert de point d'appui. Il est l'ensemble des exceptions hasardeuses infirmant et confirmant l'ensemble des rиgles de la nature. Evйnementiel : en ce qu'il concerne, non l'йtat de ce qui existe (en quoi il reconnaоt la prйsence de sйries
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causales), mais la maniиre relativement imprйvisible selon laquelle se manifeste cet йtat de choses dans son dйroulement temporel (il signifie l'incapacitй oщ est l'esprit humain de prйvoir, а chaque instant, le dйtail de toutes les interfйrences entre les sйries). Constituй : en ce qu'il est second par rapport а la constitution originelle de la nature, constituй lui-mкme par la nature. Nature d'abord, hasard ensuite : sans enchaоnements d'йvйnements, pas de fors ou de casus ; sans nйcessitй, pas de contingence. A ce type de hasard s'appliquent, par exemple, les analyses de Cournot et d'Aristote. Pour dйsigner le hasard-cas us, Aristote use du terme de το αύτοματον, « ce qui se meut de soi-mкme » (1) ; ce qui signifie que le hasard s'oppose ici а la finalitй naturelle, et dйsigne tout ce qui se passe sans avoir йtй expressйment, ni voulu par l'homme, ni visй par la nature.
2) Hasard originel, ou hasard constituant, ignorant, et а l'occasion rйcusant, l'idйe de nature. Originel, en ce qu'il ne suppose aucune nature а l'origine de sa possibilitй ; constituant, en ce qu'il est l'origine productrice de tout ce qui pourra кtre reconnu sous le nom de nature. Deux caractиres majeurs distinguent le hasard originel du hasard йvйnementiel : d'une part l'antйrioritй par rapport а l'idйe de nature (sauf а prendre natura dans le sens que lui donne Lucrиce, oщ il dйsigne l'acte mкme de se produire, de naоtre — natura dйrive de nasci — c'est-а-dire l'ensemble des rencontres hasardeuses productrices de natures plutфt que l'ensemble des natures une fois constituйes) ; d'autre part, l'impйrialisme territorial qui s'йtend а toute forme d'existence. Le hasard originel est antйrieur et de partout ; le hasard йvйnementiel postйrieur et localisй.
Ce qu'a en vue la pensйe ici dйnommйe tragique, ou terroriste, concerne uniquement le hasard au second sens du terme — hasard originel, hasard constituant, par opposition а toutes les formes de hasard йvйnementiel, telles que fors, casus et contingentia. C'est en effet hasard, et non casus, qui est en cause dans les grandes pensйes terroristes, chez les Sophistes, chez Lucrиce (mкme si ce dernier utilise, pour dйsigner hasard, le terme de fors, seul disponible alors), chez Montaigne, chez Pascal, chez Nietzsche. Le pessimisme philosophique utilise, on l'a vu, pour dйsigner le tragique, le concept de hasard йvйnementiel, casus, qui se rйfиre а l'idйe d'une nature dйjа (et mal) constituйe : le fait est particuliиrement йvident chez Schopenhauer, qui se rйfиre en toute logique pessimiste au Zufall pour rendre compte
(1) Physique, II.
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du rиgne de la tragйdie. D'autre part, c'est « hasard », et non casus, qui est par excellence pensйe d'йpouvantй, de perdition et de mort. « Hasard » dйsignera donc ci-dessous, exclusivement et sans que la signification en soit dйsormais prйcisйe, hasard au sens premier du terme, soit hasard originel et constituant, par opposition а tous les autres sens du terme.
La pensйe d'un tel hasard n'est certes pas neuve en philosophie. Elle n'est pas non plus trиs frйquente, ni trиs en vue dans l'histoire de la philosophie. Il est rare qu'elle se soit manifestйe sous une forme prйcisйment explicite ; chez des philosophes comme Montaigne, Pascal ou Nietzsche, oщ elle joue un rфle а la fois fondamental et silencieux, elle n'apparaоt presque jamais en toutes lettres. Il arrive pourtant qu'elle intervienne de maniиre explicite. C'est le cas, par exemple, chez Lucrиce, qui attribue au hasard la paternitй de toute organisation, l'ordre n'йtant qu'un cas particulier du dйsordre. Impйrialisme inhйrent au concept de hasard : produisant tout, le hasard produit aussi son contraire qui est l'ordre (d'oщ l'existence, parmi d'autres, d'un certain monde, celui que connaоt l'homme, et que caractйrise la stabilitй relative de certaines combinaisons). C'est aussi le cas chez La Mettrie, oщ le hasard est proposй comme explication du fait que l'homme puisse кtre machine, c'est-а-dire que le vivant se rйduise а n'кtre qu'une organisation matйrielle parmi d'autres : « Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence mкme ? Peut-кtre a-t-il йtй jetй au hasard sur un point de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni pourquoi ; semblable а ces champignons qui paraissent d'un jour а l'autre, ou а ces fleurs qui bordent les fossйs et couvrent les murailles. (...) Car si nous йcoutons encore les naturalistes, ils nous diront que les mкmes causes qui, dans les mains d'un chimiste, et par le hasard de divers mйlanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la nature ont fait l'eau pure, qui en sert а la simple bergиre : que le mouvement qui conserve le monde a pu le crйer ; que chaque corps a pris la place que sa nature lui a assignйe ; que l'air a dы entourer la Terre par la mкme raison que le fer et les autres mйtaux sont l'ouvrage de ses entrailles ; que le Soleil est une production aussi naturelle que celle de l'йlectricitй ; qu'il n'a pas plus йtй fait pour йchauffer la Terre, et tous ses habitants, qu'il brыle quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gвte souvent ; que le miroir et l'eau n'ont pas plus йtй faits pour qu'on pыt s'y regarder que tous les corps polis qui ont la mкme propriйtй ; que l'њil est а la vйritй une espиce de
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trumeau dans lequel l'вme peut contempler l'image des objets, tels qu'ils lui sont reprйsentйs par ces corps, mais qu'il n'est pas dйmontrй que cet organe ait йtй rйellement fait exprиs pour cette contemplation, ni exprиs placй dans l'orbite : qu'enfin il se pourrait bien faire que Lucrиce, le mйdecin Lamy et tous les Epicuriens anciens et modernes eussent raison lorsqu'ils avancent que l'њil ne voit que parce qu'il se trouve organisй et placй comme il l'est ; que, posйes une fois les mкmes rиgles de mouvement que suit la nature dans la gйnйration et le dйveloppement des corps, il n'йtait pas possible que ce merveilleux organe fыt organisй et placй autrement » (1).
Lucrиce et La Mettrie, afпirmateurs du hasard comme gйnйrateur d'ordre, sont par ailleurs philosophes matйrialistes. Ce lien est profond et nйcessaire. De fait, la pensйe du hasard est, en premier lieu, pensйe matйrialiste ; elle est mкme la seule forme de matйrialisme absolu, en ce que le matйrialisme du hasard est le seul а se passer de tout prйsupposй d'ordre non matйrialiste (telles les idйes de loi, de dйterminisme, et mкme de « nature »). Assurent а la pensйe du hasard cette rigueur matйrialiste les notions d'immanence et de spontanйitй : ce que peut le hasard se reconnaоt au fait que la matiиre « peut », d'elle-mкme, tout ce qui se peut. Ainsi Lucrиce dйfinit-il, en un seul vers de son poиme (2), la « nature » de ce qui existe : sponte sua forte — spontanйment (sans aucun recours а une intervention extйrieure), et par hasard (sans se rйfйrer а des principes йtrangers а l'ordre inerte de la matiиre). Hasard est prйcisйment le nom qui dйsigne l'aptitude de la matiиre а s'organiser spontanйment : la matiиre inerte reзoit du hasard ce qu'on appelle la vie, le mouvement et les diffйrentes formes d'ordre. « Reзoit » est ici terme approximatif et impropre, puisqu'il suppose l'existence de deux instances diffйrentes, dont l'une, le hasard, imprimerait vie (et nature) а l'autre, la matiиre. A prendre ainsi les termes, la pensйe du hasard ne serait qu'une forme supplйmentaire d'idйologie athйe : elle dйsignerait une instance non matйrielle assurant la cohйsion d'une pensйe matйrialiste par ailleurs. C'est un leitmotiv de la pensйe spiritualiste que l'objection selon laquelle toute pensйe matйrialiste contient une contradiction interne : il lui faudrait, pour assurer sa cohйsion interne, le recours а un principe non matйriel analogue au cйlиbre coup de pouce divin de Descartes, а partir de quoi seulement l'explication
(1) L'homme, machine, йd. Pauvert, pp. 111-118.
(2) II, 1059.
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mйcaniste devient possible. Le matйrialisme peut appeler ce principe « Dieu », « dйterminisme », « hasard », reste que ce principe serait, de toute maniиre, transcendant par rapport а l'ordre de la matiиre. Or, la pensйe du hasard — telle qu'exprimйe, entre autres, par Lucrиce et La Mettrie — йchappe а cette objection : elle inclut le hasard dans sa reprйsentation de la matiиre. Forte (le hasard) assure le sponte sua (la facultй immanente d'organisation) de la matiиre ; les deux termes, accolйs de maniиre significative chez Lucrиce, dйsignent une mкme intuition matйrialiste, c'est-а-dire la vision d'un mкme niveau d'existence oщ matiиre, hasard et spontanйitй organisatrice sont notions synonymes et interchangeables.
Mais ce lien entre forte et sponte sua, qui est le fondement de l'unique pensйe matйrialiste rigoureuse conзue jusqu'а prйsent, est aussi une pensйe d'йpouvantй. Raison pour laquelle, peut-кtre, ceux qui s'en sont fait les hйrauts ont йtй, sur ce point, dйsavouйs par la plupart des penseurs « matйrialistes », dйsavouйs, comme La Mettrie, qui n'йtait guиre en faveur auprиs mкme des philosophes du xvine se recommandant d'un matйrialisme anti-religieux, mais non anti-naturel ; ou dйguisйs, comme Lucrиce dont le matйrialisme fut tфt intйgrй а un rationalisme dйterministe riche de prйsupposйs tйlйologiques, naturalistes, voire moraux, entiиrement йtrangers aux thиses du De rerum natura. Du matйrialisme de Lucrиce et de La Mettrie on retranche le hasard, le privant ainsi de ce qui assure le caractиre prйcisйment matйrialiste du systиme. On recueille alors un matйrialisme de surface, exposй aux critiques de la pensйe spiritualiste, et ouvert а toutes les utilisations idйologiques — humanistes, historiques, politiques — qu'on voudra : l'exemple de Lucrиce, travesti de la mкme faзon par un certain courant chrйtien et un certain courant marxiste, suffоt а montrer d'йvidence le caractиre indigeste de la pensйe matйrialiste, а l'estomac mкme du matйrialisme historique ou dialectique.
Ce qui est йpouvantable n'a aucun titre а sйduire les hommes, qu'ils soient philosophes ou non. Et la pensйe du hasard — pensйe matйrialiste — est une pensйe d'йpouvantй, qui inquiиte autant le penseur que celui que les philosophes appellent l'homme de la rue ; et, parmi les penseurs, autant les spiritualistes de type religieux que les idйalistes de type anti-idйologique. Cette йpouvante affйrente а la pensйe du hasard, visible dans les effets terrorisants suscitйs par des њuvres comme celles de Lucrиce ou de La Mettrie, a йtй exprimйe par beaucoup d'autres philosophes, tels Montaigne, Pascal ou Nietzsche. Montaigne et Pascal en
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parlent sans cesse, bien qu'ils ne l'expriment guиre de maniиre explicite ; Nietzsche s'y rйfиre plus prйcisйment а certains moments, tel ce passage de Zarathoustra (1) : « Lorsque mon њil fuit du prйsent au passй, il trouve toujours la mкme chose : des fragments, des membres et d'йpouvantables hasards — mais point d'hommes ! Tout ce que je compose et imagine ne tend qu'а rassembler et а unir en une seule chose ce qui est fragment et йnigme et cruel hasard ! »
A l'origine du caractиre йpouvantable de la pensйe du hasard, ou du matйrialisme du hasard, peuvent кtre allйguйs deux grands ordres de raisons : 1) L'idйe de hasard dissout l'idйe de nature et met en question la notion d'кtre ; 2) Elle rejoint prйcisйment la dйfinition qu'а la suite de Freud la psychanalyse a proposйe de la terreur : la perte de la familiaritй ou, plus exactement, la dйcouverte que le familier est, de maniиre inattendue, un domaine inconnu par excellence, le haut lieu de l'йtrangetй.
La dissolution de l'idйe de nature apparaоt dans la plupart des manifestations de terrorisme philosophique, dont elle constitue peut-кtre le thиme fondamental : leitmotiv qui se transmet tout au long de la philosophie tragique, apparaissant successivement chez les Sophistes, chez Lucrиce, chez Montaigne, Balthasar Gracian, Pascal, Hume, Nietzsche. Et c'est а la pensйe du hasard qu'il appartient, dans tous les cas, de prononcer cette dissolution. Il y a du hasard, donc il n'y a pas d'hommes, dit Zarathoustra dans le passage citй plus haut. Plus gйnйralement, la pensйe terroriste dйclare : il y a du hasard, donc il n'y a pas de nature (ni de l'homme, ni d'aucune espиce de choses). Et plus gйnйralement encore : il y a du hasard, donc il n'y a pas d'кtre — « ce qui existe » est rien. Rien, c'est-а-dire rien au regard de ce qui peut se dйfinir comme кtre : rien qui « soit » suffisamment pour s'offrir а dйlimitation, dйnomination, fixation au niveau conceptuel comme au niveau existentiel. Rien, dans la mouvance de « ce qui existe », qui puisse donner а la pensйe seulement Vidйe d'un кtre quelconque.
En quel sens l'idйe de hasard, quel que soit le nom qu'on lui ait donnй (Lucrиce l'appelle fors, bien qu'il ne dйsigne par lа nullement un hasard йvйnementiel, mais un hasard originel, constituant, antйrieur а toute possibilitй de « fortune »), en quel sens le hasard fait-il йchec а l'idйe de nature — quel que soit йgalement le nom par lequel on ait dйsignй cette intuition du « naturel » ? Le problиme est de savoir si, dans l'ensemble de
(1) Liv. II : De la rйdemption.
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« ce qui existe », il existe, non pas mкme une nature, mais du moins certains ensembles d'кtres auxquels pourrait кtre appliquйe l'expression de « natures ». La condition requise pour la reconnaissance de telles natures est que le pouvoir du hasard — ou de l'habitude, de la coutume, de l'apprentissage, bref de tout ce qui peut кtre considйrй comme « circonstance » adjacente — s'arrкte aux frontiиres de « quelque chose » qui, prйalablement а la possibilitй de telles interventions, existe. Ainsi les natures humaine, vйgйtale ou minйrale exigent-elles, pour exister, que soit contenu en elles quelque chose transcendant toute circonstance. Or, le penseur du hasard affirme que « ce qui existe » est exclusivement constituй de circonstances ; que les ensembles relativement stables qui portent, par exemple, le nom d'homme, de pierre ou de plante, reprйsentent certaines sйdimentations de circonstances ayant par hasard, par un heureux (ou malheureux) concours, abouti а l'organisation de gйnйralitйs hasardeuses et mouvantes (aussi hasardeuses et mouvantes que chacune des singularitйs dont elles sont constituйes) ; sйdimentations que seules les briиvetйs — dans tous les sens du mot — d'une perspective humaine permettent d'envisager comme des gйnйralitйs, des ensembles, des natures. La notion sophistique de καιρός
— occasion — dйsigne ces voies hasardeuses а la faveur desquelles « ce qui existe » existe, survient а l'existence (et non : constitue un кtre). L'occasion est la tessiture de tout ce qui existe : c'est elle qui produit les sensations singuliиres, jeux de rencontres, localement et temporellement imprйvisibles, entre un sujet mobile et un objet dotйs des mкmes caractиres changeants — sensations qui constituent l'unique fondement du savoir (comme le rapporte Platon dans le Thййtиte qui contient, avec l'exposй de la thиse des « parfaits initiйs », attribuйe par Socrate aux disciples d'Heraclite, l'exposй le plus prйcis qui soit demeurй des thиses sophistiques en matiиre de connaissance). C'est elle aussi dont les possibilitйs combinatoires, s'exerзant а l'infini, ont produit des ensembles provisoires, des natures imaginaires telle celle de l'homme, oщ se joue en miniature, au niveau des sensations et des idйes, le mкme jeu occasionnel qui a rendu possible Γ « homme ». L'homme et la sensation sont des occasions, ne diffйrant l'une de l'autre que par leur plus ou moins longue durйe : un mкme hasard, considйrй а plus ou moins grande йchelle. Au regard de l'infini — c'est-а-dire du hasard, porteur du principe d'infinitй — nulle diffйrence : l'homme n'est qu'une sensation parmi d'autres. Il'n'y a pas plus de « nature » dans une sensation
— rencontre isolйe — que dans l'homme — lieu, provisoire et
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mal dйlimitй, oщ se joue un certain nombre de rencontres.
La pensйe du hasard est ainsi amenйe а йliminer l'idйe de nature et а lui substituer la notion de convention. Ce qui existe est d'ordre non naturel, mais conventionnel — dans tous les sens du mot. Convention dйsigne, en effet, а un niveau йlйmentaire, le simple fait de la rencontre (congrйgations aboutissant а des « natures » minйrale, vйgйtale ou autre ; rencontres rendant possibles les « sensations »). A un niveau plus complexe, d'ordre humain et plus spйcifiquement social, convention prend sa signification dйrivйe, d'ordre institutionnel et coutumier (contribution du hasard humain au hasard du reste de « ce qui existe »). Les lois instituйes par l'homme ne sont ni plus artificielles, ni plus naturelles que les apparentes « lois » de la nature : elles participent d'un mкme ordre hasardeux, а un niveau diffйrent. En rйalitй, les lois de la nature sont d'un ordre exactement aussi institutionnel que les lois йtablies par la sociйtй : elles ne sont pas issues d'une imaginaire nйcessitй mais ont dы, elles aussi, s'instituer а la faveur de circonstances, tout comme les lois sociales. Au regard d'une pensйe du hasard, rien ne diffйrencie le naturel de l'artificiel ; ou plutфt, rien n'йtant « naturel », la notion d'arti-ficialitй perd toute signification.
Cette dйnйgation de l'idйe de nature, qui en vient а parer l'artificiel des prestiges du naturel, а restituer, en quelque sorte, а l'artifice des honneurs de la vйracitй, fut, semble-t-il, la grande conquкte de la pensйe sophistique. E. Duprйel fut un des premiers а montrer, dans son йtude de la philosophie sophistique (Les Sophistes, Neuchвtel, 1948), que l'intention philosophique majeure des Sophistes n'йtait pas un renoncement opportuniste а la valeur de vйritй, mais une rйcusation cohйrente et philosophiquement motivйe des notions de vйritй et de nature — aussi l'entreprise platonicienne peut-elle apparaоtre comme une rйgression philosophique par rapport а l'entreprise sophistique ; un jour viendra peut-кtre oщ l'on qualifiera la pensйe platonicienne de « prйsophistique ». Plus prйcisйment, Duprйel dйmontre que l'un des principaux soucis de philosophes tels Protagoras ou Gorgias fut de remplacer l'idйe de nature par les idйes de convention et d'institution, en substituant а la philosophie de la phusis une philosophie du nomos : exactement de la mкme maniиre, et pour les mкmes raisons, que, vingt siиcles plus tard, Montaigne critiquant l'idйe de nature et lui substituant celle de coutume. Et aussi, quelque temps aprиs, Pascal : « Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumйs ? (...) Les pиres craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface.
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Quelle est donc cette nature, sujette а кtre effacйe ? La coutume est une seconde nature, qui dйtruit la premiиre. Mais qu'est-ce que la nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand-peur que cette nature ne soit elle-mкme qu'une premiиre coutume, comme la coutume est une seconde nature » (1). Importance de la pensйe sophistique : en critiquant l'idйe de nature, elle est la premiиre а instruire un procиs dont la rйvision, aprиs vingt siиcles de platonisme, marquera, avec Montaigne et Pascal, les dйbuts de la philosophie moderne.
En quel sens le refus de l'idйe de nature implique-t-il nйcessairement un autre refus : celui de la notion d'кtre ? Quel lien assez fort relie les notions de nature et d'кtre pour assurer la ruine de l'autre, l'un йtant perdu ? Que rien ne soit naturel ne signifie pas nйcessairement, semble-t-il, que rien ne soit. Mais, si l'existence ne recouvre aucune nature, on sera amenй а demander : comment dйfinir cela qui existe et qui n'est, en aucun cas, nature ? On rйpondra que ce qui existe est par dйfinition — selon les principes d'une pensйe du hasard — indйfinissable. On devra donc refuser l'existence а tout ce qui se laisse maоtriser conceptuellement, а tout ce qui peut кtre dйfini. Ainsi le dit bien Platon dans le passage du Thййtиle citй plus haut : si l'on est un adepte de la thиse des « parfaits initiйs » — si l'on est sophiste — il faudra refuser l'кtre а « tout ce qui a nom » en ce monde. Nommer, c'est dйfinir ; dйfinir, c'est assigner une nature ; or, aucune nature n'est. Ni l'homme, ni la plante, ni la pierre, ni le blanc, ni l'odeur, ne sont. Mais que reste-t-il d'autre pour meubler l'кtre, une fois exclus de l'existence tous les кtres dйsignйs par des mots ? Il existe bien « quelque chose », mais ce quelque chose n'est rien, sans aucune exception, de ce qui figure dans tous les dictionnaires prйsents, passйs et а venir. « Ce qui existe » est donc, trиs prйcisйment, rien. Rien, c'est-а-dire : aucun des кtres conзus et concevables ; aucun des кtres recensйs jusqu'а ce jour ne figure au registre de ce que la pensйe du hasard admet а titre d'existence. Force est donc d'exclure de l'existence la notion mкme d'кtre. Exclusion qui relиve, non d'une interdiction de principe, mais d'un constat empirique : ce qui est exclu de l'existence n'est pas, а proprement parler, la notion d'кtre, mais plutфt la collection'complиte (et nйcessairement provisoire) de tous les кtres pensйs jusqu'а prйsent.
Le hйros йpique symbolisant, quelques siиcles а l'avance, le philosophe sophiste a, pour dйsigner son кtre, prйcisйment refusй
(1) Pensйes, йd. Brunschvicg, frag. 92 et 93.
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de porter un nom. Il s'appelle Ulysse — c'est-а-dire « personne ». Comme le feront les Sophistes, Ulysse, tel que le dйcrit Homиre, remet en question l'кtre а tous les niveaux : toute entitй est niйe, fыt-ce mкme celle de l'identitй personnelle, du moi — « je » suis « rien » : mon nom est personne. Tout comme les Sophistes, Ulysse fait briller, non l'кtre, mais le paraоtre : homme non vertueux comme Achille (car la vertu, pour n'кtre qu'un mot, comme le disent Lucain et Caton, n'en est pas moins un mot, dйsignant par lа un кtre), mais rusй, artificieux, brillant, insaisissable et irrйfutable. Il est l'homme de toutes les victoires, car il n'offre aucun sujet а dйfaire а l'йventualitй d'une dйfaite : Ulysse vaincu, c'est rien de vaincu, personne de dйfait. Et, pour n'avoir pas de nom а qui s'en prendre, Ulysse fera, chez Sophocle, enrager Ajax, tout comme les Sophistes, par l'intermйdiaire de Socrate, exaspйreront Platon.
Un autre grand hйros sophiste sera, au xvne siиcle espagnol, le Don Juan de Tirso de Molina, dont l'une des rйpliques refrain est : « Je suis un homme sans nom. »
La pensйe du hasard, qui met йgalement en cause l'idйe de hasard et l'idйe d'кtre, aboutit nйcessairement а une philosophie du non-кtre — c'est-а-dire а une philosophie tragique. L'un des premiers philosophes tragiques qu'ait lйguй а la postйritй l'histoire de la philosophie est un Sophiste, Gorgias, qui йcrivit un Traitй du non-кtre dont la substance est parvenue jusqu'aux bibliothиques contemporaines grвce а Sextus Empiricus (Contre les dogmatiques) et а l'auteur inconnu (pseudo-Aristote) du De Melissos, Xenophane et Gorgias. Titre significatif а le lire en entier : « Traitй du non-кtre ou de la nature. » Et titre qui pourrait кtre inversй sans dommage : « Traitй de la nature, ou du non-кtre. » La nature est : ce qui n'existe pas. L'aspect quelque peu sophistiquй de l'argumentation en њuvre dans le Traitй, dont l'agencement paraоt plus devoir а l'habituelle mйthodologie sceptique, dont Sextus Empiricus est ici l'hйritier, qu'а la pensйe de Gorgias lui-mкme, laisse cependant filtrer l'essentiel du message sophistique : la nature est un non-кtre ; rien de ce qui a pu кtre conзu comme nature ne participe а l'existence. Et, par voie de consйquence, l'homme, dont le propre est de concevoir des natures, des кtres imaginaires, est lui-mкme privй de toute participation а l'кtre : car la « nature » de la pensйe est d'ordre imaginaire, comme le soutiendra plus tard Montaigne. On connaоt les trois grandes thиses du Traitй de Gorgias : 1) Rien n'est ;
2) Si quelque chose йtait, ce quelque chose ne serait pas pensй ;
3) Si quelque chose йtait, et йtait pensй, ce quelque chose йchap-
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perait au langage. Cette affirmation du non-кtre, dans laquelle une tradition platonicienne ne voulut voir qu'un brillant sophisme, йtait une des premiиres manifestations d'un thиme fondamental de la pensйe tragique : l'affirmation de l'incapacitй humaine а reconnaоtre ou а constituer une nature ; d'oщ la vanitй de la pensйe, qui ne reflиte que ses propres ordres, sans prise sur une quelconque existence ; d'oщ aussi une certaine inaptitude de l'homme lui-mкme а l'existence. Thиme qui devait alimenter l'йpicurisme et surtout Lucrиce (dont le De rerum natura est destinй а dйmontrer qu'il n'y a pas de « nature des choses ») ; qui rйapparaоt chez Montaigne (« Nous n'avons aucune communication а l'кtre, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naоtre et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et dйbile opinion ») (1) ; chez Balthasar Gracian, Pascal, Hume, Nietzsche. Et, plus rйcemment, chez Heidegger qui relie, dans Qu'est-ce que la mйtaphysique ?, le thиme de l'angoisse а la pensйe du non-кtre : « Que l'angoisse dйvoile le Nйant, c'est ce que l'homme confirme lui-mкme lorsque l'angoisse a cйdй. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcйs de dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'йtait « rйellement »... rien. En effet ; le Nйant lui-mкme — comme tel — йtait lа » (2).
Cet effroi devant le non-кtre que dйcrit ainsi l'angoisse heideggerienne mиne directement а l'examen de la seconde caractйristique tragique de l'idйe de hasard : l'йpouvante.
Certaines idйes sont susceptibles de terroriser autant que des menaces et des actes ; autant et peut-кtre mкme, de certaine maniиre, davantage : en ce qu'elles livrent un modиle gйnйral de terrorisme oщ l'acte terrorisant puisera son inspiration. Tel paraоt кtre le cas, si l'on en croit la terreur exercйe depuis deux millйnaires par la pensйe de Lucrиce, de l'idйe de hasard s'en prenant а l'idйe de nature — du hasard affirmant qu'il n'y a rien de « naturel » dans la nature.
Freud dйclare dans Das Unheimliche que l'йpouvante surgit lorsque le plus familier vient se superposer au plus inconnu, lorsque l'йtrangetй s'empare de la place mкme prйalablement occupйe par le concept de familiaritй. Ainsi l'automate des Contes d'Hoffmann est-il inquiйtant dans la mesure oщ on le prenait d'abord pour un кtre vivant ; le dйment dans la mesure
(1) Essais, II, 12.
(2) Ed. Gallimard, p. 32.
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oщ il paraissait d'abord raisonnable ; le criminel dans la mesure oщ rien ne le dйsigne a priori comme tel lorsqu'il va а la rencontre de celui qu'il projette d'assassiner. De maniиre gйnйrale, l'йpouvante commence а la faveur d'un doute intellectuel quant а la « nature » d'un кtre quelconque, et йclate lorsque cet кtre vient а perdre soudain, dans la conscience de celui qui observe, la nature qui lui йtait implicitement reconnue. Perte qui ne constitue pas un йvйnement, mais la rйvйlation rйtrospective d'un йtat : l'кtre en question n'ayant Jamais eu la nature qu'on lui attribuait. Or, la pensйe du hasard dйclenche exactement le mкme mйcanisme d'йpouvantй. Ce que l'йpouvante expйrimente, lorsqu'elle voit se dissoudre l'idйe d'une certaine nature, est ce que la philosophie terroriste expйrimente constamment, et de maniиre gйnйralisйe, lorsqu'elle affirme le caractиre non naturel, mais hasardeux, de tout ce qui existe. En remettant en cause, non l'idйe de telle ou telle nature, mais le principe de nature lui-mкme, elle йtend а la somme des existants un processus de dйnaturation dont telle angoisse particuliиre (devant la folie, le crime ou l'automate) ne figure qu'une expйrience partielle et isolйe. Ce qui angoisse occasionnellement les hommes est aussi ce qui йpouvante continuellement l'affirmateur du hasard : de mкme que le dйment n'a pas de « nature » raisonnable, l'automate pas de « nature » vivante, de mкme c'est en vain que l'on chercherait une « nature » chez l'homme sain d'esprit et chez l'homme vivant. La terreur apparue lors de la perte d'une nature se renouvellera donc а tout examen en nature : en vйritй, si le dйment et l'automate terrorisent plus volontiers que l'homme ordinaire et que tout spectacle « naturel », c'est seulement parce qu'ils contraignent ici l'esprit а un examen forcй du concept de nature. Ils obligent а poser une question qui pourrait кtre posйe, dans les mкmes termes, а tout autre niveau d'observation (mais qui peut aussi, dans beaucoup d'autres cas, кtre passйe sous silence : raison pour laquelle un arbre en fleurs est — α priori — moins inquiйtant qu'un dйment) : dans tout ce que l'homme considиre et a considйrй comme nature, y a-t-il jamais rien eu de « naturel » ? En pensant que l'ensemble de ce qui existe est issu du hasard, en subodorant sous l'apparence de toute nature la vйritй d'une non-nature, la philosophie terroriste met l'йpouvante а la clef de toutes les observations concevables. Elle inclut toutes les possibilitйs d'йpouvantй dans la pensйe d'une dйnaturation gйnйralisйe, munie des mкmes caractиres psychologiques que les expйriences habituelles de l'angoisse. Mкme caractиre rйtrospectif, en particulier : dans les deux cas, on a peur, maintenant, d'avoir
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cru а quelque chose qui, alors, йtait dйjа faux. Dans le roman policier rйussi, qui s'apparente ainsi au thиme fondamental exprimй dans l'Њdipe roi de Sophocle, le lecteur dйcouvre tout а la fin que le personnage rassurant avec lequel le hйros s'est entretenu familiиrement tout au long des йvйnements rapportйs dans le livre йtait, dиs le dйbut de ces йvйnements, un dйment ou un assassin. De la mкme faзon le terrorisme philosophique, introduisant en l'homme l'idйe de hasard, rйvиle aprиs coup que la calme et rassurante nature — l'homme, l'arbre, la maison — йtait, depuis toujours, privйe des caractиres « naturels » qui lui йtaient accordйs sur sa mine (tout comme au meurtrier la mine rassurante servant d'alibi) : l'erreur est toujours de bien avant, la dйmystification de beaucoup trop tard. Quand l'inspecteur arrive sur les lieux, le meurtre est commis ; quand l'esprit philosophique (hйgйlien) s'empare de l'histoire, celle-ci est dйjа faite. En aucun cas, la pensйe ne peut agir : seulement, reconstituer le drame. Ce dйcalage entre le temps antйrieur de l'effectuation et le temps postйrieur de la prise de conscience est particuliиrement sensible chez Lucrиce : le De rerum natura enseigne que la « dйnaturation » de la nature interviendra toujours trop tard ; trop tard, c'est-а-dire aprиs que se soit installйe, chez les hommes, une croyance en l'idйe de nature.
Cette йpouvante inhйrente а la vision de la nature comme non-nature n'est pas seulement une forme d'angoisse gйnйralisйe. Elle peut aussi кtre considйrйe comme йpouvante originelle, comme l'origine de toutes les angoisses possibles. Que l'on suive ici Freud ou 0. Rank, il est patent que, chronologiquement parlant, la premiиre expйrience d'angoisse est la naissance, la sйparation d'avec la mиre et l'apprentissage forcй (et obligatoirement rapide) d'un milieu йtranger (sec, froid et provisoirement asphyxiant). Il est probable que toute expйrience ultйrieure d'angoisse — peur de l'obscuritй, crainte d'abandon, inquiйtude face а toute menace indйcise — est une sorte de retrouvaille avec l'angoisse originelle, qui est la perte brutale d'un milieu du moins possible, sinon agrйable, pour celui qui en est le centre. Auquel cas l'expйrience philosophique du hasard signifie, non pas l'angoisse originelle, mais la forme la plus gйnйrale d'une angoisse dont la naissance livre l'expйrience premiиre, telle et telle angoisse postйrieure des expйriences dйrivйes. Le hasard, c'est-а-dire, encore une fois, la perte de l'idйe de nature. Or — et ce dans toutes les langues et toutes les pensйes du monde — l'idйe de nature a toujours йtй assimilйe а l'idйe maternelle : la « mиre-nature » est а l'homme ce qu'est la mиre au nouveau-nй,
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un cadre, un .milieu, un systиme de rйfйrentiels а qui en appeler en cas de menace de perdition. Lorsque le nouveau-nй se sent menacй dans son existence, il crie, en appelant ainsi а sa mиre. Lorsque l'homme se sent menacй dans sa pensйe, il en appelle а la nature : а un « quelque chose » qui serve de cadre, de rйfй-rentiel а sa douleur — faute de quoi l'inquiйtude qui le saisit n'aurait pas mкme de fond sur quoi faire relief, de normalitй а partir de laquelle pouvoir se comprendre comme « accident ». Dans les deux cas — celui de l'homme et celui de l'enfant —, si la mиre-nature fait dйfaut, inquiйtude et douleur se dissolvent, se perdant dans l'йpouvante.
S'il n'est donc d'autre nature que la « nature-mиre », toute dissolution de l'idйe de nature conduira nйcessairement а une pensйe d'йpouvantй. Aussi, philosophiquement parlant, l'intuition du hasard — c'est-а-dire de la non-nature — peut-elle кtre dite la matrice commune oщ se produit la gйnйration de toutes les angoisses (y compris l'angoisse physiologiquement vйcue lors de la naissance). Aussi, йgalement, l'idйe de hasard peut-elle кtre dite « principe » d'йpouvantй : en ce qu'elle se rйfиre а une certaine expйrience intellectuelle — la perdition — а partir de laquelle seulement l'expйrience de l'angoisse est possible (mкme si, chronologiquement et relativement а la vie des hommes, celle-ci prйcиde nйcessairement celle-lа). On dira que ce n'est que bien longtemps aprиs кtre nй — toujours trop tard — que l'homme concevra l'angoisse jadis attachйe а sa naissance. En sorte que, si cette analyse est fondйe, la pensйe du hasard n'est pas seulement pensйe d'йpouvantй, mais est l'йpouvante mкme : dйsarroi originel oщ s'alimentent tous les dйsarrois.
Un conte de Guy de Maupassant, intitulй La null, exprime trиs prйcisйment ce dйsarroi : le lien entre l'йpouvante et le processus de dйnaturation engendrй par l'idйe de hasard. Il est d'ailleurs remarquable que la genиse de l'йpouvante, telle que la dйcrit Maupassant dans beaucoup d'autres contes, ait toujours un rien pour origine : ce qui fait peur est de n'avoir rien dont avoir peur (un conte, intitulй justement La peur, le dйclare explicitement). Dans La nuit, la trame du rйcit est rйduite а un strict minimum d'йvйnements : le conte dйcrit une simple promenade nocturne, les dйambulations d'un Parisien dans sa ville du dйbut de la soirйe jusqu'а l'aube (qui, dit le conte, ne se lиve ni ne se lиvera jamais plus). Les seuls йvйnements de ce rйcit oщ rien ne se passe, oщ il n'y a, prйcisйment, pas d'йvйnements, d'oщ le rйcit de ce manque, sont d'ordre psychologique : le passage, dans la conscience du narrateur, de la reprйsentation
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d'une ville vivante et habitйe а celle d'un ensemble mort et dйsert auquel ni le nom de ville, ni aucun autre nom, ne conviennent plus. Comment la ville de « Paris » peut devenir, en l'espace d'une nuit, « innommable » : comment, en termes philosophiques, on passe de l'idйe d'кtre а celle de nйant, de l'idйe de « nature » а celle de « hasard ».
Au dйpart, le milieu dans lequel le narrateur dйambule a tous les caractиres, rassurants et familiers, d'une nature. La nuit qui s'йtend sur Paris est « aimйe avec passion » (mais, prйcise Maupassant un peu plus loin, « ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer ») ; on entend rфder partout « sњurs » et « frиres » (la nuit est vivante, le silence qui en йmane se laisse « йcouter ») ; il fait « trиs beau, trиs doux, trиs chaud ». Commence alors une longue promenade, solitaire et euphorique, au bois de Boulogne. Le retour dans Paris — « longtemps, longtemps » aprиs, dit le narrateur, sans pouvoir prйciser davantage — inaugure une expйrience progressive de la perdition : disparition, l'un aprиs l'autre, de tous les rйfйrentiels permettant de reconnaоtre en Paris un ensemble de choses et d'кtres — une ville — а la fois connus et vivants. Plus prйcisйment, ces choses et ces кtres sont vivants parce qu'ils sont connus ; connus parce qu'ils sont repйrables ; vienne а manquer tout repиre, et tout meurt (tout est mort). C'est, tout d'abord, la perte du sens de l'heure, dиs l'Arc de Triomphe sous lequel repasse le narrateur se sentant dйjа en proie а des impressions bizarres ; puis, au cours d'une longue descente qui commence place de l'Etoile et se termine aux Halles, l'accumulation de nuages sur la ville, la disparition progressive de tout passant, l'envahissement du froid, la fermeture des cafйs et l'extinction de toute lumiиre dans la ville, la clфture obstinйe des portes cochиres auxquelles le narrateur, que l'affolement gagne, sonne dйsespйrйment, l'йpaississement des tйnиbres qui rendent, petit а petit, l'espace tout noir, « plus profondйment noir que la ville ». Et enfin :
« Une йpouvante me saisit — horrible. Que se passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ?
« Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai : « Je vais ouvrir le verre de ma montre et tвter l'aiguille avec mes doigts. » Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle йtait arrкtйe. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frфlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus mкme le roulement lointain du fiacre — plus rien !
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« J'йtais aux quais, et une fraоcheur glaciale montait de la riviиre.
« La Seine coulait-elle encore ?
« Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... puis du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelйe... presque tarie... presque morte.
« Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir lа... moi aussi, de faim — de fatigue — et de froid. »
Ce que Maupassant dйcrit ici est trиs prйcisйment Vкlai de mon, — par quoi on dйsigne une intuition de la mort considйrйe, non pas comme йvйnement pouvant survenir а tout moment dans le cours des choses et des кtres, mais comme Vкlai (( naturel » de ce qui existe. D'oщ l'йpouvante du narrateur, qui prend sa source dans une vision exactement superposable а celle qui s'est trouvйe dйcrite plus haut sous le nom de vision du hasard. On retrouve, dans l'affolement du narrateur, les trois composantes de cette perspective philosophique et terroriste. Tout d'abord l'idйe de hasard, qui se manifeste ici par la quкte йperdue de rйfйrentiels spatiaux et temporels. La question de l'heure traverse tout le conte comme un leitmotiv : je serais sauvй si l'on pouvait me dire l'heure exacte, rйpиte presque а chaque page le narrateur, qui prйcise а un moment le rфle bienfaisant que joue sa montre en йtat de marche, mкme s'il ne peut la consulter en raison de l'obscuritй. Savoir qu' « il y a » une heure est l'essentiel ; ignorer cette heure exacte est petit malheur ; aussi, dit Maupassant : « J'йcoutai le tic-tac lйger de la petite mйcanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'йtais moins seul. » En d'autres termes : peu importe que je sois perdu ; importe seulement qu'il existe un port, mкme а supposer que je ne puisse jamais y parvenir, ni le connaоtre. Ou encore : peu importe de ne pas savoir oщ je suis, et mкme de devoir l'ignorer а jamais, pourvu qu'il soit bien йtabli que je suis, d'un certain point de vue qui m'est inaccessible, « quelque part ». Ou enfin : l'horreur vйritable n'est pas de se perdre dans l'inconnu, mais de se reconnaоtre dans le hasard. — En second lieu, l'idйe de dйnaturation, qui est le sujet mкme de La nuit : c'est, conformйment а la thиse freudienne de Das Unheimliche, le lieu le plus connu qui sombre dans l'inconnu, l'ensemble le plus familier qui se dйrobe а toute reconnaissance, а toute perspective. Ce que dйcrit ici Maupassant
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est avant tout une impossibilitй soudaine de voir Paris. La ville devenue invisible a cessй d'apparaоtre, et du mкme coup a cessй d'кtre : rйvйlant ainsi que la « nature » et le nom qui lui йtaient prкtйs ne recouvraient que l'apparence d'un ensemble, le hasard d'une structure nйcessairement fragile et provisoire (c'est-а-dire un ensemble structurй seulement par apparence, seulement par hasard}. Une « nature » ne dйsigne qu'un instant dans le jeu des assemblages d'йlйments ; chaque instant nouveau, qui le modifie, le dйnature en profondeur. Mais, comme le disait Pascal ci-dessus : « Quelle est donc cette nature, sujette а кtre effacйe ? » Seule une certaine perspective, toute relative, а la faveur de laquelle certains ensembles se laissent percevoir, peut mettre en l'homme l'idйe de certaines natures. D'oщ une dйfinition terroriste de la nature : on appelle nature une certaine quantitй d'йlйments qui, vus sous un certain angle, et а une certaine distance, peuvent, а un certain instant, donner а un observateur l'impression de constituer un ensemble. « Nature » dйsigne donc toujours, non un objet, mais un point de vue. Ce qu'on appelle, par exemple, « ville » dйfinit, non un ensemble, mais un certain angle de vision. Pascal le disait aussi (1) avant Maupassant, aprиs les Sophistes et aprиs Montaigne. En troisiиme lieu, l'йpouvante de La nuit se rйfиre enfin а l'idйe de non-кtre qui apparaоt ici, dans le sillage des idйes de hasard et de dйnaturation, aussi nйcessairement que l'affirmation du « rien n'existe » chez Gorgias ou du vide de toutes les pensйes et sentiments humains chez Pascal (d'oщ la nйcessitй ontologique du divertissement). C'est, d'abord, la disparition de la possibilitй des йvйnements. Il ne se passe plus rien, et c'est prйcisйment ce manque d'йvйnements qu'exprimй la question angoissйe : « Que se passait-il ? Oh ! mon Dieu ! que se passait-il ? » Puis, c'est la disparition de l'кtre en personne : « Plus rien, plus rien, plus rien — rien, plus rien — plus rien ! », rйpиte Maupassant dans un mкme paragraphe de son rйcit. Ce qui existe est ce qu'assignй, pour chaque fois, et chaque fois pour une seule fois, le hasard spatial et temporel d'une prise de vue ; aucune de ces prises de vue qui puisse jamais dйsigner un кtre. Ce qui existe est — a toujours йtй — rien. Paris n'existe pas ; existent seulement certaines perspectives а partir desquelles tel et tel, а tel et tel instant, peuvent voir, c'est-а-dire imaginer, la prйsence d'une ville.
Ces trois composantes de l'йpouvante — hasard, dйnatura-
(1) Cf. frag. 115 des Pensйes, йd. Brunschvicg.
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tion, non-кtre — mettent le narrateur en situation d'affolement : exactement au sens oщ l'on dit, de l'aiguille d'une boussole dйrйglйe, qu'elle est « folle ». Sans rйfйrentiel vers quoi se diriger de prйfйrence а un autre, sans possibilitй d'кtre attirйe par le pфle magnйtique, l'aiguille aimantйe se dirige а la fois partout et nulle part : ce qu'elle dйsigne, dans son instabilitй incessante, est, trиs prйcisйment, rien. Elle refuse toute dйsignation, sitфt reconnue l'йquivalence de toute direction. Elle a, а signaler, rien. Dйfinition de l'йpouvante issue de la pensйe du hasard : dans tout ce qui existe, il n'y aura jamais rien а signaler (rien de plus ou de moins hasardeux qu'autre chose).
Toutefois, entre l'йpouvante dйcrite par le conte de Maupas-sant et l'йpouvante philosophique caractйrisant la pensйe du hasard subsiste une diffйrence importante : la premiиre est localisйe, la deuxiиme gйnйralisйe. Chez Maupassant, il s'agit de dйcrire, non l'йtat des choses, mais une expйrience particuliиre, une angoisse momentanйe due а la faveur d'une circonstance prйcise : l'йtat de cauchemar (« cauchemar » est d'ailleurs le sous-titre donnй par Maupassant а sa nouvelle). L'йtat de mort signifie ici que, sans raison apparente, la vie a cessй autour du narrateur — manifestant ainsi qu'il y avait, auparavant, de la vie. Cauchemar dйsigne donc, non une mise en question de l'idйe de vie, mais un processus de dйsorganisation au terme duquel la mort vient coпncider avec la vie (le schйma bergsonien du Rire — le mйcanique s'emparant du vivant — dйcrit aussi justement le terrifiant que le comique dиs lors que le mйcanique, principe de mort, gagne de proche en proche toutes les rйgions existantes, finissant par investir la totalitй du vivant : Bergson lui-mкme le signale (1). Pour le penseur du hasard, une telle expйrience d'йpouvantй n'est ni particuliиre ni isolйe. L'йtat de mort ne dйsigne pas un cauchemar, mais l'йtat « naturel » des choses. Il est, prйcisйment, la « nature des choses », pour qui a reconnu que les choses йtaient sans nature. Il n'y a donc plus, ici, de processus de « dйnaturation » а proprement parler : une non-nature ne vient pas s'emparer d'une nature prйalablement existante ; on s'aperзoit seulement, aprиs coup, qu'il n'y a jamais eu de nature. De mкme il n'y a pas de superposition de la mort sur la vie, car il n'y a jamais eu de vie. La vie n'a pas cessй ; elle n'a, en fait, pas commencй. L'йtat de mort n'est donc pas opposй а l'йtat de vie, mais dйsigne tout uniment, sans rйfйrence aucune а une vie quelconque, l'йtat de « ce qui existe » ; et si cette pensйe a
(1) Pp. 108-109 du Rire.
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un caractиre cauchemardesque, c'est que ce qui existe est cauchemardesque — ce qui existe, et non les rкves, ni les cauchemars. Ce qui existe est peut-кtre un cauchemar ; mais, а la diffйrence des rкves nocturnes, un cauchemar dont il est impossible de se dйfaire par le rйveil : songe peut-кtre, mais sans appui sur une plus vйritable veille. Les pensйes et rкveries йveillйes, qui dйfinissent le rиgne de la conscience, peuvent seulement habiller de maints ornements l'impensable et cruelle nuditй du hasard : nuditй que les idйes peuvent voiler mais non dissoudre de la maniиre dont le rйveil dissipe les songes. Aussi, comme le dit Montaigne dans Y Apologie de Baimond Sebond, les pensйes conscientes sont-elles, faute de rйfйrentiel oщ prendre leur mesure, plus tenaces, et donc plus trompeuses, que les songes : « Le sommeil en sa profondeur endort parfois les songes. Mais notre veiller n'est jamais si йveillй qu'il purge et dissipe bien а point les rкveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes. »
On demandera en quel sens l'affirmation du hasard — au sens originel et constituant — est aussi nйcessairement une affirmation de l'йtat de mort. Ce lien entre mort et hasard est йvident, si l'on se rйfиre а ce qui a йtй rappelй plus haut : le caractиre immanent et spontanй de la facultй organisatrice au sein d'une « nature » que le penseur tragique dit non naturelle et hasardeuse, la nйgation de toute intervention extйrieure pour rendre compte de ce qui existe. Pour l'affirmateur du hasard, « ce qui existe » est d'un seul tenant, existe а un mкme et unique « titre », tirant du hasard une mкme possibilitй : pas de diffйrence qualitative entre un tas de sable, un кtre « vivant », un ordinateur йlectronique. Or, affirmer la possibilitй de la vie suppose toujours qu'on affirme des diffйrences de niveau entre les diffйrents « rиgnes » d'existence — quand mкme celles-ci se rйduiraient а cette seule mais essentielle diffйrence entre l'inerte et le mobile, le figй et le vivant. S'il est une vie, c'est celle qu'a dite Bichat en une dйfinition toujours d'actualitй : l'ensemble des forces qui rйsistent а la mort. Vivre, c'est vivre par rapport а quelque chose : si tout vit, rien ne vit — si tout est rosй, rien n'est rosй, a dit un jour, en une formule йgalement dйfinitive, Vladimir Jankйlйvitch. S'il n'est rien а quoi « rйsister », rien par rapport а quoi une organisation quelconque puisse кtre dite vivante, on conclura nйcessairement que rien ne vit. C'est lа prйcisйment ce qu'affirmй l'idйe de hasard constituant : elle nie la possibilitй de diffйrences de niveau, rйduisant toutes les existences а un mкme niveau, les regroupant en un mкme ensemble-hasard а la surface duquel
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toutes les combinaisons sont spontanйment possibles — homme, arbre, pierre —, et а partir duquel seulement pourra exister l'infinitй des diffйrences. Faut-il nйcessairement imaginer, en l'existence, des niveaux diffйrents pour rendre compte de l'infinitй des diffйrences entre les objets existants ? Telle est la question fondamentale, а laquelle la pensйe du hasard rйpond nйgativement : « ce qui existe » contient dйjа le principe de diffйrence — « par hasard », c'est-а-dire : en raison du caractиre constitutionnellement hasardeux de ce qui existe. Diffйrences de dйtail, ou diffйrences plus gйnйrales, comme celles qui permettent apparemment de diffйrencier « matiиre » et « vie » en ordres de nature diffйrents, sont йgalement permises par l'idйe de hasard. Laquelle n'a besoin de nul apport extйrieur pour considйrer ce qui existe : tout ce qui fait apparemment relief — « libertй », « initiatives », « йvйnements » — est conзu comme ni plus ni moins inerte, ni plus ni moins vivant, que le reste de ce qui existe. Elle voit certes une infinitй de diffйrences ; elle affirmera mкme, contre le rationalisme classique, l'unique et universelle existence de la diffйrence, sans rйfйrence prйalable а une idйe de l'identique — thиme rйcemment dйveloppй par l'ouvrage de G. Deleuze, Diffйrence et rйpйtition (1). Mais elle ne voit aucune diffйrence de nature, de niveau, de relief, entre l'infinitй des objets diffйrents, des ensembles diffйrents, des organisations diffйrentes. « Distingo est le plus universel membre de ma Logique », dit Montaigne (2). Universalitй, prйcisйment, de la diffйrence, qui embrasse dans une certaine unitй — le hasard — la totalitй des diffйrences. Unitй qui signifie ici, non une synthиse, mais l'impossibilitй de distinguer des ordres diffйrents au sein de ce qu'elle conзoit comme hasard, c'est-а-dire dans l'ensemble de toutes choses : йquivalence originelle, uniformitй fondamentale, au regard d'une pensйe qui voudrait opйrer un partage entre le mort et le vivant. Sans doute, au grй du hasard, certaines organisations peuvent-elles se crйer, subsister un temps, puis se dйtruire ; les йlйments qui les composent y apparaоtre et y disparaоtre а un moment donnй. Mais ces apparitions et ces disparitions ne peuvent кtre dites principes de vie et de mort, sinon en un sens а la fois anthropo-morphique et mйtaphysique : anthropomorphique, par l'expйrience consciente que l'homme fait de sa propre existence ; mйtaphysique, par l'idйe d'un recours а une notion transcendante de « vie » appelйe а rendre compte de la possibilitй de sa propre
(1) Paris, Presses Universitaires de France, 1968.
(2) Essais, II, 1.
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existence. Mais cet appel а une idйe supйrieure de vie est, pour l'aifirmateur du hasard, une illusion philosophique majeure. La question qui se pose ici est d'inspiration humienne : dans le fait qu'on appelle « vie » sa propre participation а « ce qui existe », y a-t-il quelque chose que l'on pense, une idйe rйellement ajoutйe а la notion d'existence ? De mкme, demande par exemple Hume, dans le fait qu'on appelle « cause » le principe d'une certaine succession d'йvйnements, y a-t-il quelque chose de pensй, une idйe ajoutйe а la notion de succession nйcessaire ? Pour le penseur du hasard, il n'y a rien de plus dans la notion de vie que dans la notion d'existence, quelle que soit la « nature » de l'objet existant : vie et mort sont, pour lui, termes exactement йquivalents. Et, а la limite, l'йtat de vie pourrait qualifier « ce qui existe » aussi bien (c'est-а-dire aussi peu) que l'йtat de mort. Appelez зa, qui existe, comme vous voudrez : rien ne s'y passe jamais de tel qu'on soit autorisй, а son sujet, а parler de « vie » ou de « mort ». Le pessimisme de Schopenhauer prйsente, sur ce point, des vues particuliиrement originales. Au regard de la volontй scho-penhauerienne rien ne permet, en effet, de distinguer la vie de la mort. On sait que la mйtaphysique de la mort, exposйe au chapitre XLI des Supplйments au livre IV du Monde comme volontй et comme reprйsentation, aboutit а une conception paradoxale du tragique de la mort : celle-ci йtant incapable d'apporter une modification а ce qui existe (c'est-а-dire au systиme de la volontй), d'y susciter un « manque » quelconque. Le tragique de la mort, selon Schopenhauer, rйside non dans une idйe de perte, mais au contraire dans la rйvйlation du caractиre indestructible de la volontй : tout ce qui a vйcu — tout ce qui a « voulu » — se rйpйtera intйgralement au cours des siиcles, sans perte ni ajout quelconques. De la mкme faзon, le tragique de l'amour, exposй dans les cйlиbres pages de la Mйtaphysique de Γ amour (1), n'est pas а rechercher dans la direction d'un manque (dans le caractиre inassouvissable du dйsir, le caractиre inaccessible de ses buts), mais plutфt dans celle d'un surplus, d'une satisfaction trop parfaitement adaptйe aux tendances amoureuses : dans le principe d'une infaillible et mйcanique rйpйtition au service de la perpйtuation de J'espиce, dont la ruse est de suggйrer а l'homme l'illusion qu'il est le sujet d'un dйsir en rйalitй йtranger а son intйrкt propre. Bref, rien ne se perd, rien ne se crйe dans la volontй : une telle formule, qui rйsume le pessimisme scho-penhauerien, signifie qu'il n'y a vйritablement ni naissance ni
(1) Ghap. XLIV des Supplйments au iiv. IV du Monde.
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disparition, ni vie ni mort, mais seulement une mйcanique — la volontй — dont les dйplacements successifs donnent а ceux qui ont conscience d'en кtre affectйs (ainsi les hommes) l'illusion de l'autonomie, de la libertй, de la vie. Mais ce que l'homme appelle « vie » ne dйsigne que l'aptitude de la volontй а la rйpйtition mйcanique, а un renouvellement travesti, et l'aptitude de l'homme а assumer, sur le mode illusoire, la responsabilitй d'une volontй en apparence agie, en rйalitй subie. Personne, en dйfinitive, n'aurait l'idйe de vie sans l'illusion а la faveur de laquelle l'homme se considиre comme sujet de ses dйsirs, de sa volontй. La capacitй de l'homme а surenchйrir, а « vouloir » personnellement ce qui en lui veut — illusion fondamentale de la pensйe humaine selon Schopenhauer — permet seule de figurer les traits nйbuleux d'une vie se superposant а la nature (а la volontй). Traits nйbuleux : cette vie que se figure l'homme lorsqu'il fait l'expйrience de sa volontй propre est une vie fausse, une mauvaise imitation. L'illusion fondamentale а laquelle s'en prend constamment Schopenhauer est ainsi l'idйe que la volontй puisse кtre vivante. Vivante, c'est-а-dire vйritable, serait une vie voulue en dehors de la volontй en њuvre dans la nature ; mais rien n'existe de tel. Rimbaud est schopenhauerien lorsqu'il dйclare, dans Une saison en enfer, que « la vraie vie est absente » : n'est prйsente en effet nulle part, selon Schopenhauer, une « vraie » vie, qui fasse relief sur les mйcanismes de la volontй ; tout ce qui existe, rйpйtant sans modification les instructions de la volontй, est d'ores et dйjа mort — d'une mort oщ, il est vrai, rien ne peut naоtre ni mourir.
Tout comme la pensйe du hasard, le pessimisme schopenhauerien dissout donc l'idйe d'une diffйrence entre la vie et la mort. Mais par le biais opposй : au lieu d'intйgrer la totalitй de ce qui existe а l'idйe de hasard, Schopenhauer recourt а une notion mйtaphysique d'organisation — la volontй — qui est le contraire mкme de la notion de hasard (mкme si, comme Schopenhauer serait vraisemblablement assez disposй а l'admettre, c'est « par hasard » que cette volontй a йtendu son emprise sur ce qui existe). Gomme il a йtй dit plus haut : Schopenhauer se donne d'abord un monde constituй, а partir duquel seulement il sera possible de parler de hasard, en l'occurrence plutфt d'absurditй. En ce monde se manifeste bien une йquivalence fondamentale des niveaux de ce qui existe ; mais celle-ci est saisie, chez le penseur pessimiste (Schopenhauer), dans l'intuition gйnйrale d'une loi — la volontй — constituйe une fois pour toutes, alors que, chez le penseur tragique (Lucrиce), elle dйrive, au contraire,
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de l'intuition d'un hasard gйnйralisй, de l'absence de toute constitution (ou « nature »). Mкme rйduction de ce qui existe а un unique niveau d'existence, mais pour des raisons opposйes : chez le pessimiste, parce que rien n'est hasard (d'oщ un monde absurde, mйcanique bien constituйe dont les ressorts sont organisйs de maniиre cohйrente, quoiqu'en dehors de toute finalitй raisonnable) ; chez le tragique, parce que tout est hasard (d'oщ l'absence de monde constituй, que celui-ci soit d'ordre rationnel ou aberrant). Mкme plaine morne s'offrant au regard, mais dont le principe de monotonie diffиre entiиrement : le premier d'кtre sans surprise — expйrience de l'absurde — le second de n'кtre que surprise — expйrience de la perdition.
Sont а distinguer ici les notions de perle et de perdition. La perte est un йvйnement se rapportant а une conception йvйnementielle du hasard ; la perdition est un йtal relatif а la conception d'un hasard originel et constituant. En d'autres termes : la perdition est а la perte ce que hasard est а casas. La premiиre est une mise en question de l'кtre en gйnйral, la seconde un accident dans le cours de l'кtre. On se perd (йvйnement) alors qu'on est en perdition (йtat) : un navire fait naufrage а un moment prйcis, mais peut rester en йtat de perdition pendant une durйe indйterminйe ; de mкme l'homme ne meurt qu'une fois, mais peut кtre en perdition toujours. La perte dйsigne la disparition d'un кtre repйrable, la perdition l'inexistence prйalable de tout repиre, un йtat oщ tous les rйfйrentiels sont hors d'usage : perte а la fois des graduations et des diffйrents ordres d'йchelle. Dans l'йtat de perdition, rien n'est situable, ni en qualitй (estimation en gros), ni en quantitй (estimation en dйtail). Ce qui existe, а l'йtat de perdition, est une somme de sensations dont les intitulйs ne figurent dans aucun registre : on sait seulement que, d'un certain point de vue improvisй (celui d'un individu а un certain moment, qu'aucun rйfйrentiel ne permet de situer par rapport aux autres), une certaine sensation G a succйdй а une certaine sensation B, laquelle succйdait а une certaine sensation A ; mais rien n'est dit, ni quant а la « nature » de ces sensations, ni quant а Γ « ordre » dans lequel elles sont apparues. Nuit, cauchemar, dйlire, angoisse, nausйe, sont des approches de la perdition : seulement des approches, dйsignant tel ou tel aspect singulier, et singuliиrement ressenti, de l'expйrience philosophique de la perdition, dont le hasard est le nom le plus gйnйral parce que le moins inappropriй. Ce а quoi se rйfиrent silencieusement l'angoisse nocturne et le cauchemar est l'йtat de mort : la vision de la mort comme йtat, comme vйritй
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premiиre de tout ce qui existe, de tout ce qui, pendant la veille inattentive, a pu prendre plus ou moins plausible apparence de vie. Dans le cauchemar philosophique, ce n'est pas la mort qui apparaоt comme le terme inйluctable de toute « vie », mais la vie elle-mкme qui perd son caractиre vivant, rйvйlant ainsi son appartenance originelle а la mort : inerte, hasardeux, йtranger а toute nature, apparaоt alors l'ensemble de ce qui existe, y compris et surtout les « forces » qui semblent s'y jouer. Perdre tout rйfйrentiel, c'est, а plus ou moins long terme, perdre l'idйe qu'il puisse y avoir de la vie, c'est-а-dire une ou des natures. Que disparaissent nord et sud, droite et gauche, jour et nuit, passй et avenir, vie et mort, signifie qu'une certaine rйgion d'existence, ou plutфt un certain angle de vision, ont йtй privйs de leurs rйfйrentiels coutumiers ; l'idйe de hasard constituant, qui est l'origine de chacune de ces pertes particuliиres, peut кtre considйrйe comme la raison gйnйrale ordonnant toute expйrience de la perdition. Perdition dйsigne ainsi, non la somme des pertes pouvant survenir, mais la vйritй gйnйrale que rien n'est а perdre, rien n'йtant tenu — non, par exemple, la mort imminente, mais l'absence originelle de vie qui fait de la mort plutфt un йtat permanent qu'un йvйnement possible et isolй.
D'oщ deux types de philosophie — tragique ou pessimiste —, selon qu'on a en vue la perdition (hasard originel) ou la perte (hasard йvйnementiel). Schopenhauer, Kierkegaard, Unamuno sont, selon cette distinction, des philosophes pessimistes ; Lucrиce, Montaigne, Pascal, des penseurs tragiques. D'oщ aussi deux conceptions trиs diffйrentes du tragique de la mort, selon que celle-ci est considйrйe comme йvйnement ou comme йtat. Dans le premier sens, le tragique de la mort concerne le sort de certaines sйries dйjа constituйes : il sonne le glas d'une certaine organisation, telle celle qui porte le nom de vie humaine (organisation dont l'autre forme de pensйe tragique dйnoncerait, non la perte, mais le non-кtre, le caractиre illusoire de la constitution mкme). Est ici en jeu une subjectivitй concernйe par une disparition particuliиre : celle d'autrui, ou la sienne propre, qu'elle prйvoit. Dans le second sens, le tragique de la mort s'йtend а tous les кtres, non en tant qu'ils sont destinйs а cesser d'кtre, mais simplement en tant qu'ils sont (ou plutфt, ne rйussissent pas а « кtre »). A ce niveau tout peut кtre dit tragique puisque participant йgalement а l'йtat de mort. Tout, et notamment tout « йvйnement », qui est, quel qu'il soit, un reflet du tragique de l'йtat ; tout йvйnement est tragique en ce qu'il peut, considйrй а partir de l'йtat de mort, venir rappeler l'impossibilitй gйnйrale
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des йvйnements. On dira ainsi que la mort n'est pas seulement un terme angoissant promettant toute perspective humaine а la fragilitй et а l'йphйmиre ; qu'elle est d'abord Vкlai mкme de ce que l'homme connaоt, pense et vit. Plus tragique que la mort йvйnementielle, parce que hasardeuse en un sens plus profond, apparaоt finalement la vie : celle-lа n'est que perte, celle-ci signifie perdition.
Le seul philosophe а avoir explicitement dйcrit la mort non comme йvйnement, mais comme йtat, est Heidegger dans Uкlre et le temps (1). La thиse heideggerienne est que la mort n'est pas la rйvйlation d'une fin (йvйnement) mais d'une situation (йtat) : la fragilitй existentielle de la « rйalitй humaine ». La « possibilitй » de la mort-йvйnement est seconde et relative par rapport а la « possibilitй » de la rйalitй humaine-йtat ; celle-ci dйjа riche d'un йtat de mort (Heidegger dit : fragilitй existentielle) que l'йvйnement mortel se contentera, en quelque sorte, d'exploiter : « le phйnomиne de Pкtre-pour-la-fm se distingue mieux ainsi, une fois йclairй comme l'кtre pour la possibilitй spйcifique, privilйgiйe, de la rйalitй humaine. Mais cette impossibilitй absolument propre, inconditionnelle et indйpassable, la rйalitй humaine ne se la constitue ni aprиs coup, ni occasionnellement au cours de son кtre. Non, si la rйalitй humaine existe, c'est que dйjа aussi elle est jetйe dans cette possibilitй de la mort » (2).
Cependant, cette situation de fragilitй existentielle est ici analysйe en rйfйrence а une thйorie de l'кtre, dont l'homme, dit ailleurs Heidegger, est le « berger ». Aussi la description heideggerienne de la mort n'est-elle pas exactement terroriste ; а la diffйrence, par exemple, de la description pascalienne de l'йtat de vie conзu comme йtat de mort, sans appui aucun sur une idйe de l'кtre (du moins : avant le pari sur Dieu). Pascal, qui dйcrit la mort de maniиre classique, c'est-а-dire comme йvйnement, s'attache surtout а exprimer le rien — l'йtat de mort — de tout ce qui vit, de ce que l'homme peut penser, aimer, possйder et faire. Le divertissement sert prйcisйment, chez Pascal, а dйsigner l'ensemble des actes possibles en йtat de mort : soit l'ensemble de tous les actes et de toutes les pensйes concevables (et Pascal n'exclut pas mкme du divertissement la rйdaction de ses propres Pensйes). Le divertissement est l'unique modalitй d'agissement dans un monde mort parce que livrй au hasard : rien en lui qui
(1) Deuxiиme section, chap. Ier : « « L'кtre-pour-la-mort » et la possibilitй pour la rйalitй humaine de former un tout achevй. »
(2) Ed. Gallimard, in Qu'est-ce que la mйtaphysique ?, p. 141.
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puisse renvoyer а rien, se faire l'йcho, si йloignй soit-il, d'un « кtre » quelconque. Mais l'angoisse face au non-кtre ne signifie pas l'йpouvante, dиs lors qu'il s'y greffe, comme chez Heidegger, une thйorie de l'кtre (chargйe par ailleurs d'expliciter la possibilitй de l'йpouvante). L'кtre, pour le penseur terroriste et tragique, ne sera jamais « en question » — pas mкme en question. L'homme n'est pas le « berger de l'кtre ». Berger d'aspiration, peut-кtre, mais sans jamais rien а garder. Plutфt donc berger du nйant, conservateur sans objets а conserver, gardien obstinй de quelque chose qui, par dйfinition, ne se donne pas а garder : le hasard. Comme le dit Montaigne : « Scrutateur sans connaissance, magistrat sans juridiction et, aprиs tout, le badin de la farce » (1).
Au terme de cette analyse des rapports entre le hasard et l'йpouvante, se dйgage une dйfinition gйnйrale du concept de « tragique », intйressant l'ensemble de la prйsente Logique du pire. Tragique, dans tous les sens qui lui ont йtй ici reconnus, ne dйsigne jamais rien d'autre que le hasard : а condition d'entendre ce dernier terme dans le sens le plus gйnйral, celui de « hasard constituant », qui englobe toutes les possibilitйs de « hasard йvйnementiel ». Ce qui s'exprime dans la tragйdie, depuis les Grecs jusqu'aujourd'hui, n'a pas seulement rapport avec le hasard, comme il йtait dit en commenзant : il s'agit toujours du hasard en personne, apparaissant il est vrai dans des rфles infiniment variйs, c'est-а-dire sous des formes et а des niveaux diffйrents. Perte, perdition, non-кtre, dйnaturation, йtat de mort, sont des variations d'un mкme thиme fondamental qui s'appelle indiffйremment hasard ou tragique, et qui dйsigne le caractиre impensable — en derniиre instance — de ce qui existe, quelles qu'en soient la structure et l'organisation. Le tragique est ce qui ne se pense pas (il n'y a pas de « lois du tragique »), mais aussi ce а partir de quoi toutes les pensйes sont — а un certain niveau — rйvoquйes. Il dйsigne ainsi, en un certain sens, l'impossibilitй de la philosophie. On ajoutera : peut-кtre, aussi, une de ses plus insistantes raisons d'кtre.
3 — HASARD, PRINCIPE DE FКTE : L'ЙTAT D'EXCEPTION
La pensйe du hasard n'exclut pas de la possibilitй de ses reprйsentations l'idйe de gйnйralitй ; elle tient mкme, aussi
(1) Essais, III, 9.
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fermement que toute philosophie rationaliste, pour la prйsence de faits gйnйraux — donnant lieu а des idйes gйnйrales — au sein de ce qui existe. S'il est, а ses yeux, exclu qu'existй une « nature », par exemple de l'homme ou de la causalitй, il n'en est pas moins йvident qu'existent des faits gйnйraux, qui s'appellent espиce humaine et causalitй. L'objection selon laquelle la pensйe du hasard trouverait ses limites dans une incapacitй а rendre compte de la gйnйralitй, laquelle est non seulement exigence de la pensйe mais aussi existence « dans les choses », est objection de surface. La diffйrence (entre philosophie du hasard et toute autre philosophie) ne tient pas ici а la reconnaissance ou non des faits gйnйraux, mais а la conception de leur statut. Le hasard tient compte de la gйnйralitй tout autant qu'une pensйe de type finaliste ou dйterministe, mais en rend compte diffйremment : il n'y voit pas l'exemple particulier d'un ordre gйnйral qui serait celui du monde et de l'existence, mais une manifestation spйcifique d'organisation ne renvoyant а aucun ordre extйrieur а elle. C'est en ce sens que Lucrиce admet les lois gйnйrales а titre de foedera naturai : « contrats » provisoires de la nature qui lient, un temps, un certain ensemble d'atomes au sein d'une pйrissable organisation. Contrats qui ne font, sur le hasard, que relief apparent, йtant eux-mкmes issus du hasard : le hasard, de par le jeu des possibilitйs et impossibilitйs des combinaisons atomiques, ne pouvant manquer de produire de temps en temps des gйnйralitйs — accumulations hasardeuses, « tas » de hasards douйs d'une durйe relative — tout de mкme que, selon le vieil argument йpicurien, un nombre de jets infini des lettres de l'alphabet grec ne saurait manquer de produire une fois, par hasard, le texte intйgral de Y Iliade et de YOdyssйe. Contrats donc, mais rйvocables comme le sont tous les contrats, et auxquels nul caractиre sacrй n'est attachй, а la diffйrence des contrats dйcrits par la physique stoпcienne. Lа oщ, dans la nature stoпcienne, Zeus en personne vient assurer la stabilitй des organisations, le caractиre crйdible des όρκοι, c'est, dans la physique йpicurienne, un blanc — le hasard — qui manque а assurer la permanence des organisations qu'il a par hasard suscitйes. D'oщ le caractиre fragile des gйnйralitйs et la menace de cataclysme imminent pesant sur toute* organisation si stable paraisse-t-elle : la peste d'Athиnes, qui clфture le De rerum natura, en est comme un signe avant-coureur. Dans un autre contexte philosophique, Montaigne admet la gйnйralitй а titre а la fois occasionnel et relatif : occasionnel car elle est engendrйe par la coutume (nom donnй au hasard lorsque celui-ci passe par l'intermйdiaire de l'action
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humaine) ; relatif car elle suppose, pour кtre perзue, c'est-а-dire pour кtre, un point de vue particulier du temps et de l'espace : « Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau oщ tu es logй, au moins si tu la vois... (...) ; c'est une loi municipale que tu allиgues, tu ne sais pas quelle est l'universelle » (1).
Le statut de la gйnйralitй, telle que la conзoit la pensйe du hasard, est donc d'ordre anthropologique, souvent sociologique, toujours institutionnel. Dans tous les cas, la gйnйralitй est ce que, soit le hasard « artificiel » (coutumes, habitudes, lois humaines), soit le hasard « naturel » (possibilitйs et impossibilitйs des combinaisons atomiques), ont instituй — йtant entendu que la distinction entre ces deux aspects du hasard est des plus fragiles, aucun rйfйrentiel ne permettant de distinguer entre nature et artifice. C'est pourquoi le projet gйnйral du Traitй de la nature humaine de Hume est de montrer que l'йtude du gйnйral prйsuppose l'йtude de l'homme, principal instituteur des gйnйralitйs observables et observйes : dans la rue, au thйвtre et dans la philosophie. En ce sens l'existence des gйnйralitйs ne contredit pas, mais confirme plutфt la philosophie du hasard : а condition de considйrer celles-ci hors de toute rйfйrence а une loi transcendante, gйnйralitй des gйnйralitйs qui se substituerait au hasard pour rendre compte de la possibilitй gйnйrale de l'existence des gйnйralitйs.
Il y a, en effet, deux maniиres trиs diffйrentes de concevoir ces gйnйralitйs que Lucrиce appelle foedera nalurai et Montaigne « lois municipales » ; gйnйralitйs qu'on dйsignera ici sous le terme de rйgions. Est rйgion tout ce qui, а un certain moment et d'un certain point de vue, se prйsente а l'esprit comme constituant un certain ensemble. Tout ce qui se pense est ainsi d'ordre nйcessairement rйgional, et toute philosophie de caractиre nйcessairement rйgionaliste : reconnaissant que tout ce qui existe constitue la sommation d'un certain nombre d'ensembles — pierres, idйes, sentiments — dont les frontiиres sont parfois (et mкme toujours) mal dйlimitйes, mais qui n'en sont pas moins des rйgions relativement autonomes. Mais ce concept de « rйgion » peut s'entendre en deux sens opposйs, dont l'un est aiпirmateur d'ordre, l'autre afпirmateur de hasard. En un premier sens, la rйgion est pensйe par rйfйrence а une capitale : mйtropole peut-кtre invisible et inconnaissable, mais que tout dans la rйgion dйsigne, et que Platon appelle l'Idйe, Pascal le dieu cachй, Hegel l'esprit absolu. Rйgionalisme avec capitale,
(1) Essais, II, 12.
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d'oщ la rйgion tire а la fois sa signification et son кtre : sa « situation ». Ou bien la rйgion est, en un second sens, pensйe par rйfйrence а d'autres rйgions, et sans rйfйrence а une mйtropole, а un ensemble qui dйsignerait, non la seule sommation, mais la totalitй des rйgions. Rйgionalisme sans capitale : ce qui y existe ne constitue pas un ensemble de rйgions, seulement une somme indйterminйe de rйgions que relie entre elles, non le principe d'une rйfйrence commune а un tout, mais l'addition silencieuse de la copule « et » (il y a telle, et telle, et telle rйgion ; et ainsi de suite а l'indйfini). Il en rйsulte une impossibilitй de situer chaque rйgion examinйe par rapport а un plus vaste ensemble ; il en rйsulte йgalement l'impossibilitй de les situer les unes par rapport aux autres, c'est-а-dire de les dйlimiter : celles-ci n'йtant situables, ni par rapport а une capitale absente, ni par rapport aux Etats limitrophes. Pour assurer la limite entre un ordre et un autre, il faut en effet distinguer entre ce qui appartient а cet ordre et ce qui appartient а cet autre ordre ; pour savoir ce qui appartient а un ordre, il faut pouvoir grouper tous les composants d'une « nature » sous la dйpendance commune d'un principe centralisateur ; celui-ci faisant dйfaut, aucune rйgion n'a de limites — et aucune « nature » n'a d' « existence ». Aussi le rйgionalisme tragique, qu'on opposera au rйgionalisme de type rationaliste (rationaliste, en ce qu'il possиde, avec la pensйe, sinon la connaissance, d'une capitale, une « raison » suffisante de ses rйgions), est-il un rйgionalisme sans capitale, et mкme un rйgionalisme sans rйgions — du moins sans rйgions dйlimitйes. D'oщ, chez Pascal, l'impossibilitй de dйsigner une nature, mкme d'ordre strictement rйgional : « La thйologie est une science, mais en mкme temps combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppфt ; mais si on l'anatomise, sera-ce la tкte, le cњur, les veines, chaque veine, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang ? Une ville, une campagne, de loin est une ville et une campagne ; mais, а mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, а l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne » (1). Le rйgionalisme de type rationaliste affirme l'кtre des rйgions par rйfйrence а un tout ; le deuxiиme nie l'кtre des rйgions, faute de rйfйrence, ni а un tout auquel elles appartiendraient, ni а des rйgions voisines aux frontiиres desquelles elles se dйlimiteraient. Les rйgions, en ce second sens, n'ont d'кtre ni absolument, ni rela-
(1) Pensйes, йd. Brimschvieg, frag. 115.
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tivement : elles sont des rкves, des apparences, des non-кtres. C'est en ce sens que la dialectique pascalienne dite des deux infinis (1) dйmontre, par-delа l'impossibilitй de l'assignation d'un site, l'inexistence de tout ce qui se donne а nommer et а connaоtre.
La gйnйralitй, ainsi conзue comme rйgion sans capitale dont elle dйpende, est certes privйe de tout ce qui fait, aux yeux de certaines philosophies, l'essence de la gйnйralitй (car elle affirme des rйgions de dйterminations sans prendre appui sur une conception gйnйrale du dйterminisme) ; elle n'est pas pour autant une notion vague et incertaine. Tout au contraire : elle apparaоtrait plutфt comme une forme rigoureuse et scientifique de la gйnйralitй, dans la mesure oщ elle affirme un certain fait gйnйral sans le faire dйpendre d'une idйe gйnйrale au sujet de la gйnйralitй. L'idйe selon laquelle une gйnйralitй peut (et doit) кtre affirmйe sans commentaire, s'accommodant ainsi de tous les caractиres de l'empirisme (caractиres a posteriori, relatif et provisoire), n'apparaоtra jamais comme non scientifique aux yeux des savants ; seuls pourront la juger telle des philosophes (ou des savants-philosophes), et encore un type particulier de philosophes : ceux qui ont dйjа une idйe sur ce que doit кtre l'objet de la recherche scientifique et philosophique. Le dйbat qui opposait sur ce point Pascal а Descartes ne recouvre pas une opposition entre un croyant et un rationaliste, mais entre un esprit scientifique (Pascal) et un mйtaphysicien (Descartes).
La pensйe du hasard admet donc bien les gйnйralitйs, mais au mкme titre qu'elle admet toute existence. Elle leur reconnaоt un caractиre exactement aussi hasardeux qu'а toute autre manifestation : d'кtre plus ou moins frйquents ne diffйrenciant pas en nature gйnйralitйs et phйnomиnes « isolйs ». De la mкme maniиre, dans un mйlange de grains de sable а йgale proportion blancs et noirs, des amas de grains noirs ou blancs ont un caractиre plus rare, mais non plus hasardeux, que l'ensemble des rйgions grises. Il en rйsulte que toute manifestation, qu'elle soit d'ordre isolй ou gйnйral (isolй comme un aveugle-nй, gйnйral comme un individu douй d'une vision normale), revкt un caractиre йgalement exceptionnel. De mкme qu'aucun critиre ne permet de distinguer entre le naturel et l'artificiel, aucun critиre non plus ne permet de distinguer entre le normal et l'exceptionnel. En l'absence de critиre permettant de juger d'une nature, on a vu que tout ce qui existe constituait йgal artifice ; pour la mкme raison — en l'absence de critиre permettant de juger d'une
(1) Pensйes, йd. Brunschvicg, frag. 72.
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norme — on dira que tout ce qui existe est d'ordre йgalement exceptionnel.
Telle est bien l'une des pensйes majeures des Essais de Montaigne : le refus de l'idйe d'une quelconque « normalitй » dans la nature, l'affirmation du caractиre exceptionnel de toute existence quelle qu'elle soit. Le point de dйpart de cette affirmation йtrange est le refus de l'idйe selon laquelle une rиgle pourrait souffrir des exceptions, et la dйcouverte que l'adage « l'exception confirme la rиgle » n'est qu'un principe d'accommodation destinй, non а confirmer, mais а sauver in extremis le rationalisme d'une objection prйalable et fondamentale. Un des plus faibles chaоnons de toute forme de rationalisme est en effet ce principe bien connu selon lequel l'exception confirme la rиgle ; et c'est ce principe que Montaigne, plutфt par rigueur philosophique que par disposition sceptique ou pessimiste, a fait sauter, brisant ainsi le rationalisme а l'un de ses points nйvralgiques et entraоnant dans cette destruction tout le corps de la mйtaphysique classique. Car ce principe n'est jamais une confirmation, mais toujours un pis-aller : puisqu'il n'y a rien а faire de l'exception, autant l'intйgrer а un systиme compliquй d'interprйtation aboutissant а faire de celle-ci une manifestation particuliиre de l'ordre qu'elle rйcuse ; sous certaines conditions, on dira donc que l'ordre ne peut apparaоtre que sous une forme inversйe, et on fera la construction forcйe de ce systиme de conditions rendant possible et nйcessaire l'йcart apparemment imprйvu. Ainsi Pavlov, Merleau-Ponty le montre en dйtail dans La structure du comportement, inventait-il des lois au fur et а mesure des observations contredisant sa loi fondamentale, lois destinйes а faire de ces contradictions des exceptions confirmant sa rиgle ; ainsi Michelson justifiait-il le rйsultat nйgatif d'une expйrience au terme de laquelle il espйrait mettre l'йther en йvidence par l'invention d'une propriйtй particuliиre de l'йther а ne pas apparaоtre. Montaigne est penseur trop critique, trop «scientifique », pour accepter pareils compromis, qui sont а la philosophie ce que les accommodements de Tartuffe sont а la morale : comme il n'est avec la loi aucun accommodement, il n'est а la rиgle, si rиgle il y a, aucune exception. A partir de cette dйnйgation de la compossibilitй de la rиgle et de l'exception, la pensйe de Montaigne se dйroule selon un schйma simple et intraitable : 1) Une loi, si loi il y a, ne doit connaоtre aucune exception : faute de quoi elle serait loi imaginaire ; 2) Or, toutes les lois recensйes jusqu'а ce jour prйsentent des exceptions : toutes, sans aucune exception ; 3) II s'ensuit qu'aucune loi n'existe ;
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4) Donc, tout ce qui existe, n'йtant soumis а aucune loi sinon d'ordre imaginaire, est d'ordre exceptionnel : le rиgne de ce qui existe est rиgne d'exception. Tout est en effet, selon Montaigne, exceptionnel ou « monstrueux » (monstram dйfinissant ce qui ne peut trouver place dans le concept de « nature ») : « Combien y a-t-il de choses en notre connaissance, qui combattent ces belles rиgles que nous avons taillйes et prescrites а nature ? Combien de choses appelons-nous miraculeuses et contre nature ? Cela se fait par chaque homme et par chaque nation selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de propriйtйs occultes et de quintessences ? Car, aller selon nature, pour nous, ce n'est qu'aller selon notre intelligence, autant qu'elle peut suivre et autant que nous y voyons : ce qui est au-delа est monstrueux et dйsordonnй. Or, а ce conte, aux plus avisйs et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car а ceux-lа l'humaine raison a persuadй qu'elle n'avait ni pied, ni fondement quelconque, non pas seulement pour assurer si la neige est blanche (et Anaxagore la disait кtre noire) ; s'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose ; s'il y a science ou ignorance » (1). De maniиre gйnйrale, la pensйe du hasard n'admet, pour caractйriser l'ensemble des modes d'existence, que le statut d'exception. Consйquence inattendue des prйmisses de la philosophie tragique : l'йtat de mort est aussi un йtat de fкte, parce qu'йtat d'exception. Dans ce qui existe, rien qui vive, mais rien non plus qui soit morne. La pensйe tragique, qui affirme hasard et non-кtre, est donc aussi pensйe de fкte. Ce qui se passe, ce qui existe, est dotй de tous les caractиres de la fкte : irruptions inattendues, exceptionnelles, ne survenant qu'une fois et qu'on ne peut saisir qu'une fois ; occasions qui n'existent qu'en un temps, qu'en un lieu, que pour une personne, et dont la saveur unique, non repйrable et non rйpйtable, dote chaque instant de la vie des caractиres de la fкte, du jeu et de la jubilation. La philosophie sophistique, dйnйgatrice d'кtre, est ainsi axйe, dans la pratique, sur une thйorie du καιρός, de l'occasion : tout ce qui survient est comme une fкte en miniature que l'art du sophiste consiste а saisir au moment opportun, c'est-а-dire au seul moment possible. Rien n'est plus йloignй de la pensйe sophistique que la reprйsentation d'un monde morne, ennuyeux, oщ tout se rйpиte : c'est plutфt l'кtre parmйnidien, et plus encore platonicien, qui apparaоt sous les auspices de la rйpйtition et de l'ennui. Aussi la pensйe sophistique йvoque-t-elle plutфt la
(1) Essais, II, 12.
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rйcrйation, l'avиnement d'un plaisir inattendu, voire interdit ; la pensйe platonicienne, plutфt l'heure de cours, avec les satisfactions lйgitimes, attendues et justifiйes qui lui sont normalement attachйes. Et l'on ne s'йtonnera guиre que, dans son ensemble, la pensйe sophistique ait йtй une pensйe d'apparat, constamment et logiquement drapйe dans le paraоtre, dans la recherche de l'effet, de la brillance, de la surprise : il ne s'agit pas de dire l'кtre, mais de faire briller le paraоtre а des yeux non exercйs. Rendre les hommes capables de voir la succession des exceptions, capables de profiter de la succession des occasions : c'est lа l'essentiel de l'enseignement sophistique, prйfigurant ainsi, comme il a йtй dit, le traitement psychanalytique.
Ce lien йtroit entre la fкte et la reprйsentation tragique du non-кtre se manifeste aussi, de maniиre particuliиrement remarquable, dans l'њuvre de celui qui fut, aprиs les Sophistes, l'un des plus singuliers mais aussi l'un des plus rigoureux antimйtaphysiciens que l'histoire de la philosophie ait produit : Balthasar Gracian. Chez Gracian, le refus de l'кtre aboutit а une reprйsentation de la merveille et а une philosophie de l'йmerveillement. A l'кtre, Gracian oppose le paraоtre ; а la substance, la circonstance, l'occasion ; au savoir, la prudence, qui est l'art de paraоtre et de saisir le temps opportun : le Discours XXVII de YAgudeza y arle de ingenio dйfinit la disposition fondamentale de la faiblesse d'esprit — point de dйpart d'une longue gйnйalogie, celle de la « descendance des sots » — comme un manque d'attention au temps (la sottise est nйe du mariage originel de Y Ignorance avec le Temps perdu). De maniиre gйnйrale, Gracian substitue au verbe ser (кtre) l'expression de solizar, « soleiller » : principe d'une « monstration » originelle qui distribue l'кtre sous forme de rayonnement, le ventile en apparences successives et singuliиres. D'oщ la merveille de tout ce qui, sans кtre, s'offre au regard intelligent : merveille qui dйfinit la maniиre dont chaque apparence « soleille » а la faveur de la circonstance et de l'exception. Le drame de la « sйparation ontologique » se trouve ainsi, chez Gracian — et chez tout penseur du hasard —, transcendй en une mйtaphysique de la fкte et du fйerique.
Les liens entre, la fкte et le tragique sont donc plus profondйment enracinйs que ne le laissait prйvoir le dйbut de cette Logique du pire. Le rapport nйcessaire qui les relie ne se manifeste pas seulement а un niveau symptomatique : dans le fait que la pensйe tragique soit le signe d'une expйrience philosophique de l'approbation, menйe а la faveur d'une recherche du pire. Il apparaоt aussi dans le contenu mкme de ce qui est pensй au nom du pire :
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dans le hasard comme rиgle d'exception et principe de fкte.
De telles vues peuvent, il est vrai, sembler paradoxales. Ce que rйvиle le hasard est, on l'a dit, un йtat de mort : c'est-а-dire une plaine aux niveaux strictement йquivalents, oщ rien n'est susceptible d'intervenir, de faire relief. Etat donc d'indiffйrence а l'йgard de tout ce qui existe et de tout ce qui s'y peut passer : rien n'y pouvant, ni modifier une nature, ni, а plus forte raison, en constituer. Domaine propre, en un certain sens, de l'indiffйrence, de la vanitй de toute entreprise. Gomment ce monde du hasard, qu'on peut dire mort-nй (aucune « vie » n'y ayant commencй), peut-il aussi кtre monde de fкte et de renouvellement ? En un tel monde Pascal, afпоrmateur mais ennemi du hasard — c'est-а-dire, en un sens plus profond, affirmateur d'une nature perdue, qu'il voudrait retrouver — proposait, selon sa logique propre, une attitude non jubilatoire : y vivre sans y prendre de « part » ni de « goыt ».
Mais il faut ici distinguer entre deux formes diffйrentes d'indiffйrence. Il y a en effet deux maniиres contradictoires d'кtre indiffйrent : l'une consiste а attendre le hasard а coup sыr, puisque tout est hasard ; l'autre а ne rien attendre, si tout est hasard. Indiffйrence de la fкte, opposйe а l'indiffйrence de l'ennui. Tout dйpend ici de ce а quoi on tient, de ce qu'on voudrait voir apparaоtre : si c'est l'кtre, le monde est monotone, l'кtre ne survenant jamais ; si c'est le hasard, le monde est une fкte, le hasard survenant toujours. Le monde de la fкte est un monde d'exception ; celui de l'ennui est un monde monotone, dont le principe de monotonie provient non d'une diffйrence dans la reprйsentation du monde, mais d'une inversion de l'attente : rien n'йtant rиgle, tout devient semblablemenl exception — pensйe dont la monotonie suppose une attente sensibilisйe, non pas а l'arrivйe constante de nouveautйs, mais а la vision, а travers ces diffйrences, d'un mкme manque de rиgles. La pensйe de la monotonie prend ainsi ses assises dans la reprйsentation de l'exception : en ce qu'elle y constate une absence de rиgles referentielles, manque а partir duquel elle pourra — d'oщ la monotonie — voir les diffйrences sous les auspices du mкme (d'un mкme manque). Le diffйrentiel philosophique est ici dans la diffйrence d'accueil au hasard, qui fait, selon les cas, l'indiffйrence joyeuse ou triste, axйe sur l'exception ou axйe sur la monotonie : selon qu'elle fait la diffйrence entre les exceptions, ou seulement entre ce qui est hasard et ce qui serait nature (d'oщ la non-diffйrence entre tout ce qui peut survenir dans une existence non naturelle, et l'indiffйrence au monde).
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LOGIQUE DU PIRE
Voir l'йtat d'exception comme йtat monotone signifie qu'on est d'abord sensible, dans tout ce qui s'offre au regard, а la prйsence ou а l'absence d'un principe transcendant l'inertie matйrielle et hasardeuse de « ce qui existe ». Ainsi s'explique un trиs singulier contresens de Bergson, rendant compte de la philosophie de Lucrиce dans une introduction а des extraits du De rerum nalura. Selon Bergson (qui rйpиte d'ailleurs ici une lecture dont on trouve de nombreuses traces ailleurs et avant), la « mйlancolie » de Lucrиce tire sa source d'une vision de l'uniformitй, de l'intuition de la nature comme d'une rйpйtition absurde des mкmes mйcanismes en action depuis toute йternitй, sans nulle place accordйe, ni au hasard, ni а l'initiative de la « libertй » humaine : « Lucrиce aime passionnйment la nature. On trouve dans son poиme les traces d'une observation patiente, minutieuse, а la campagne, au bord de la mer, sur les hautes montagnes. Or, tandis qu'il observait ainsi les choses dans ce qu'elles ont de poйtique et d'aimable, une grande vйritй est venue frapper son esprit et l'illuminer brusquement : c'est que, sous cette nature pittoresque et riante, derriиre ces phйnomиnes infiniment divers et toujours changeants, des lois fixes et immuables travaillent uniformйment, invariablement, et produisent, chacune pour leur part, des effets dйterminйs. Point de hasard, nulle place pour le caprice ; partout des forces qui s'ajoutent ou se compensent, des causes et des effets qui s'enchaоnent mйcaniquement. Un nombre indйfini d'йlйments, toujours les mкmes, existe de toute йternitй ; les lois de la nature, lois fatales, font que ces йlйments se combinent et se sйparent ; et ces combinaisons, ces sйparations, sont rigoureusement et une fois pour toutes dйterminйes. Nous apercevons les phйnomиnes du dehors, dans ce qu'ils ont de pittoresque ; nous croyons qu'ils se succиdent et se remplacent au grй de leur fantaisie ; mais la rйflexion, la science nous montrent que chacun d'eux pouvait кtre mathйmatiquement prйvu, parce qu'il est la consйquence fatale de ce qui йtait avant lui. Voilа l'idйe maоtresse du poиme de Lucrиce. Nulle part elle n'est explicitement formulйe, mais le poиme tout entier n'en est que le dйveloppement » (1). Ce que Bergson dйcrit ainsi est, trиs prйcisйment, la philosophie de Schopenhauer*; nullement celle de Lucrиce, dont il serait aisй de montrer qu'elle s'oppose constamment, et terme а terme, а chacune des phrases de cette citation : la nature est faite de hasard, tout y diffиre par le caprice des agrйgations atomiques, le monde actuel est tout nouveau, chaque combinaison est inйdite et fra-
(1) Extraits de Lucrиce, йd. Delngrave, pp. v-vi.
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gile, les lois prйsentes de la nature ne sont que des contrats provisoires appelйs а se modifier et se dйtruire. La lassitude de Lucrиce devant la monotonie des lois naturelles n'est explicitement formulйe а aucun endroit du De rerum nalura, dйclare Bergson ; sans doute, et la raison en est simple : c'est que l'ennui dont il est ici question n'est pas l'ennui de Lucrиce devant la nature, mais l'ennui de Bergson devant la nature dйcrite par Lucrиce. Rйaction de mйtaphysicien trиs justement et trиs profondйment frustrй par la lecture du De rerum nalura : фtez de la nature des choses tout principe transcendant, toute idйe surnaturelle, toute rйfйrence mйtaphysique, et — moi — je m'ennuie. Au tragique du non-кtre s'oppose ainsi la tristesse de l'кtre ; et, а la mort inscrite dans le principe de hasard, une mort pire : celle de l'essence. Romйo dйclare dans Shakespeare, au moment de quitter а jamais Juliette : « Les cierges de la nuit sont йteints, le gai matin fait des pointes sur le sommet brumeux des montagnes ; il faul partir et vivre, ou rester et mourir. » Alternative qui illustre assez la diffйrence entre les deux formes d'indiffйrence. D'un cфtй, le monde de la perdition (« partir et vivre »), dans lequel tout se perd parce que diffйrant sans relвche ; si l'on est disposй а y vivre, l'intйrкt se reportera sans cesse а l'exception nouvelle, et l'indiffйrence signifiera fкte. De l'autre, le monde de l'кtre (« rester et mourir »), dans lequel, а force de chercher un repиre oщ fixer une nature, et n'en trouvant pas, on ne retient des successives diffйrences et perditions que le morne йcho d'une mкme impuissance а atteindre l'кtre : dйsintйrкt а l'exception nouvelle, indiffйrence d'ennui. Seul le non-mйtaphysicien, qui a renoncй а l'idйe d'кtre, est susceptible de voir dans le hasard, principe de diffйrence par excellence, autre chose qu'un principe d'uniformitй.
4 — HASARD ET PHILOSOPHIE
Dans l'histoire de la philosophie, la notion de hasard occupe une place particuliиre et marginale : sa situation vйritable est peut-кtre а la frontiиre sйparant ce qui est philosophique de ce qui n'est pas philosophique. Dans le sens qui lui a йtй ici reconnu — hasard « constituant » — le hasard figurerait assez bien l'horizon spйcifique de la rйflexion philosophique en gйnйral : celle-ci ne commenзant qu'а partir du lieu (ou du point de vue) oщ le hasard consent а renoncer а son emprise. Vouloir philosopher en compagnie du hasard, c'est vouloir rйflйchir sur et а partir de
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rien : la « philosophie du hasard » serait ainsi une contradiction dans les termes, dйsignant la pensйe de ce qui ne se pense pas. Etre philosophe du hasard, ce serait se moquer de la philosophie ; ce serait peut-кtre aussi philosopher vraiment, si l'on en croit le mot de Pascal et le sens — insensй — que Pascal attribuait а la philosophie vйritable. Se moquer de la philosophie : c'est-а-dire, investir la rйflexion d'une anti-rйflexion semant la mort parmi les pensйes, comme les anticorps sиment la mort parmi les corps. Dans la grande variйtй des entreprises philosophiques, le hasard joue en effet immanquablement le rфle de l'assassin — sauf а l'intйgrer dans ce qu'il tuerait si on lui laissait les mains libres, c'est-а-dire s'il gardait son privilиge d'exterritorialitй : en lui rйservant une place — а titre de hasard « йvйnementiel » — au sein d'un « кtre » ou d'une « nature ». Le but principal de la philosophie de Cournot fut ainsi de faire perdre au hasard son pouvoir meurtrier en le faisant dйpendre de ce qu'il semble disposй а nier, l'idйe de nature : « La notion de hasard (...) a son fondement dans la nature », telle est la thиse majeure de Y Essai sur les fondements de la connaissance et sur les caractиres de la critique philosophique (p. 460).
Mais, а considйrer le hasard comme antйrieur et extйrieur а tout кtre comme а toute nature, on risque d'exclure le hasard, non seulement de l'кtre, mais aussi de toute pensйe possible. Anti-concept, comme il йtait dit plus haut, le hasard ne dйsigne, en un certain sens, que l'impossibilitй de penser. En dйduira-t-on qu'il n'y a pas de philosophie du hasard, que penser le hasard, c'est penser rien ? Que le hasard n'est pas un « objet » de pensйe ?
Il est certain que le hasard, mкme lorsqu'il occupe une place importante—а titre constituant — dans une pensйe philosophique, n'est jamais un objet de dйmonstration. Si le hasard est, peut-кtre, la plus profonde « vйritй » de ce que pense le philosophe tragique, il est йvident qu'une telle vйritй est, par dйfinition, indйmontrable : tout principe de dйmonstration contredisant le principe de hasard. Si le hasard йtait dйmontrable, ce serait au nom d'une nйcessitй quelconque ; or, le hasard est prйcisйment la rйcusation de toute idйe de nйcessitй. Dйmontrer la vйritй йquivaudrait ici а la nier : comment pourrait-il кtre nйcessaire que quelque chose ne soit pas nйcessaire ? L'affirmation du hasard, en њuvre dans les quelques pensйes terroristes que l'on peut qualifier de philo-sophies du hasard, ne s'accompagne jamais d'une justification quelconque de cette affirmation : elle ne peut se justifier d'aucune maniиre, selon la logique mкme du hasard. L'exemple le plus remarquable de ce silence justificatif propre а la pensйe du hasard
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peut кtre cherchй, non chez Lucrиce, Pascal ou Nietzsche, mais chez un philosophe qui, paradoxalement, affirme l'universelle prйsence et l'omnipotence de la nйcessitй : Spinoza. Ambiguпtй premiиre du spinozisme, qui n'a cessй d'orienter les interprйtations dans toutes les directions concevables, de maniиre erratique : une forme rigoureusement dйmonstrative y est mise au service d'une pensйe non dйmonstrative. L'irrйductible diversitй des derniers travaux sur Spinoza — M. Gueroult, G. Deleuze, J. Lacroix, projets de L. Althusser — vient de confirmer rйcemment le caractиre de « philosophie ouverte » attachй а la pensйe de Spinoza: ouverte а toutes les interprйtations. Il est aisй de voir en un philosophe qui commence son livre principal par une dйfinition de Dieu et le poursuit sous forme de propositions s'enchaоnant nйcessairement les unes aux autres un mйtaphysicien, un rationaliste classique, ou un thйologien. Mais il est tout aussi aisй d'y voir un affirmateur du hasard, un penseur tragique ennemi de toute mйtaphysique, de toute transcendance, de toute thйologie ; un philosophe aussi йtranger а la notion de nйcessitй que le sont, par exemple, Lucrиce, Pascal ou Hume. Aux yeux de la philosophie tragique, qui considиre Spinoza comme un penseur tragique par excellence, le caractиre le plus remarquable de la pensйe de Spinoza est, aussi paradoxal que cela puisse paraоtre, une allergie а la dйmonstration. De mкme que Lucrиce affirme sans dйmonstration — et « nйcessairement » sans dйmonstration — que c'est le hasard (fors) qui constitue l'apparence naturelle de ce qui existe, de mкme que Pascal renonce nйcessairement а convaincre et а prйsenter son discours en ordre (« J'йcrirai ici mes pensйes sans ordre, et non pas peut-кtre dans une confusion sans dessein : c'est le vйritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le dйsordre mкme. Je ferais trop d'honneur а mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable » (1)), de mкme que Hume nйcessairement ne dйmontre pas l'inexistence de la causalitй, de la finalitй, de la personnalitй, mais signale un « blanc » de sa pensйe lа oщ d'autres disent penser la cause, Dieu ou le moi — de mкme, c'est sans dйmonstration d'aucune sorte que Spinoza affirme le thиme initial et fondamental de sa philosophie. Mais — et c'est lа un des extraordinaires paradoxes de Y Ethique — il se trouve que le thиme ainsi affirmй sans dйmonstration (c'est-а-dire sans l'exposй des raisons qui en feraient, pour l'esprit, une vйritй « nйcessaire ») est, prйcisйment, l'idйe de nйcessitй. L'affirmation d'une nйcessitй, а partir de
(1) Pensйes, йd. Brunschvicg, frag. 373.
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laquelle tout sera nйcessaire (et а partir de quoi VElhique met effectivement en њuvre un rйseau de dйductions nйcessaires), est elle-mкme privйe de chacun des caractиres de la nйcessitй. Le grand paradoxe de la pensйe spinoziste est ici : ce qui distribue la nйcessitй (le deus sive nalura, ou, encore, la somme de « ce qui existe ») ne possиde pas, lui-mкme, la nйcessitй. Paradoxe d'un fleuve au dйbit inйpuisable, а la source absente. Tout se dйmontre а partir de la nйcessitй, et rien ne dйmontre la nйcessitй : rien dans « ce qui existe » qui tйmoigne d'un relief quelconque par rapport au reste des choses, qui nйcessite un appel а quelque transcendance ou principe mйtaphysique oщ les choses prendraient leur raison et leur source — tout peut, comme chez Lucrиce, s'expliquer sponte sua, а partir d'une mкme surface non mйtaphysique. Peu importe que cette mкme surface, cette matrice commune, s'appelle natura rerum ou deus sive natura. Dans les deux cas, tout peut et doit prendre place а partir de « ce qui existe », sans recours mйtaphysique а une idйe de fondement nйcessaire. L'affirmation spinoziste de la nйcessitй apparaоt donc finalement comme exactement йquivalente а l'affirmation du hasard : la dйfinition de la nйcessitй selon Y Ethique йtant que rien, sans exception, n'est nйcessaire — que tout peut s'interprйter sans recours а une idйe mйtaphysique, thйologique ou anthropologique de nйcessitй. Ici apparaоt la clef du paradoxe spinoziste : Spinoza affirme la nйcessitй, mais aprиs l'avoir privйe de tous les attributs dont l'ensemble contribue а donner un sens philosophique а la notion de nйcessitй. Ainsi privйe de rйfйrence anthropologique, finaliste, mйtaphysique, la nйcessitй devient, chez Spinoza, un blanc, un manque а penser, exactement au mкme titre que le hasard. C'est dans la mesure oщ la nйcessitй est affirmйe toujours, justifiйe jamais, que Spinoza est un grand affirmateur du hasard : il en est mкme, а certains йgards, le plus extrйmiste penseur, puisque le hasard est dit, dans YEthique, de ce qui est son exact contraire — la nйcessitй. Que tout soit hasardeux, y compris et surtout le nйcessaire, telle est l'une des intuitions maоtresses de Spinoza. Brille ainsi d'un йclat particulier, chez Spinoza, le thиme du hasard originel, en ceci que la nйcessitй est donnйe d'emblйe comme un objet d'affirmation, non de dйmonstration (ni de justification, de comprйhension ou d'interprйtation d'aucune sorte).
On demandera si le hasard, qui n'est pas dйmontrable, n'est pas du moins, de certaine maniиre, « montrable ». Question d'inspiration humienne : si vous кtes incapables de nous dйmontrer la vйritй du hasard, dites-nous au moins ce que vous entendez
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par « hasard ». Ici encore, cependant, force sera а la philosophie du hasard de se refuser а la « monstration » d'un tel anti-concept. Mais, pour se dispenser de cette monstration, le penseur du hasard dispose d'un argument assez efficace : il dira en termes juridiques que dans pareil procиs c'est au penseur de la nйcessitй, et non а lui, qu'incombй la responsabilitй de la preuve. Dans la mesure oщ il est impossible de « faire voir » une notion (le hasard) qui se dйfinit par un aveuglement а l'йgard d'un certain principe (la nйcessitй), il demandera, avant de donner les caractйristiques de sa non-vision, qu'on lui prйcise la vision dont le spectacle lui demeure interdit. C'est de nouveau la question humienne, qui se retourne cette fois contre ses destinataires naturels : les « idйologues », philosophes non matйrialistes, affirmateurs d'une instance mйtaphysique transcendant une matiиre hasardeuse. A cette question, les idйologues rйpondront par un grand nombre de descriptions de telle ou telle nйcessitй, de telle ou telle conception de la nйcessitй ; chaque fois le penseur tragique objectera qu'il ne voit rien de particulier dans ce qui lui est donnй а voir ou а penser, de tel qu'il soit amenй а y subodorer davantage qu'une « chose parmi d'autres », qu'une pensйe parmi d'autres, bref l'effet d'un principe transcendant nommй « nйcessitй ». Ce qu'il appelle hasard est donc le fruit d'un constat empirique : la somme des « blancs » qui lui sont apparus chaque fois qu'il йtait fait allusion а de la nйcessitй. En d'autres termes : hasard n'est pas montrable, parce que la nйcessitй n'est jamais montrйe. Et ce qui est dit lorsque le penseur tragique parle de hasard, c'est l'infini « manque а apparaоtre » de ce qui, chez d'autres, est dit nйcessaire.
En derniиre analyse, il semble bien que le dйbat qui oppose le hasard а la philosophie non terroriste soit а situer, non au niveau des concepts, mais au niveau des intentions et des affects. Ni du hasard, ni de la nйcessitй, il ne se peut rien dйmontrer ni montrer de trиs convaincant. Cependant, si hasard et nйcessitй sont, en dйfinitive, deux « blancs » pour la pensйe, ils n'en dйsignent pas moins deux intentions philosophiques trиs diffйrentes. Il se pourrait mкme que l'affirmation du hasard d'une part, le sentiment de la nйcessitй d'autre part, sйparent en profondeur deux « modes » philosophiques irrйconciliables : le premier illustrй par Lucrиce, Montaigne, Pascal, Spinoza, Hume, Nietzsche, le second par tous les autres philosophes, au sens limitй et sociologique du terme. Tel serait le motif d'une incomprйhension premiиre, le reproche de base adressй mutuellement : au penseur du hasard, le penseur non tragique reproche de ne pas sentir la nйcessitй ; au penseur non tragique, le penseur du hasard
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reproche le besoin de ressentir un tel sentiment. Car l'idйe de nйcessitй, qui n'est ni concept dйmontrable ni vision montrable, constitue, aux yeux du penseur tragique, un sentiment relevant plutфt d'un besoin que d'une « йvidence du cњur ». Ce que le philosophe tragique ne « comprend » pas n'est pas que d'autres philosophes concluent un peu vite de leur dйsir а l'кtre (affirmant la nйcessitй а partir du sentiment d'un manque), mais plutфt qu'il puisse y avoir dйsir de ce quelque chose qu'on appelle « nйcessitй ». Aprиs avoir apprivoisй le hasard, Cournot entreprend de justifier la vйritй d'une certaine finalitй dans la nature par « le sentiment que nous avons de la raison des choses » (1). Or, chez certains penseurs — philosophes tragiques — un tel sentiment fera toujours dйfaut, comme manquera toujours la motivation propre а susciter le dйsir d'un tel sentiment. Mieux — et c'est ici que les deux modes philosophiques ci-dessus distinguйs s'opposent en profondeur : а ce dйsir du nйcessaire, le penseur tragique opposera son sentiment propre, qui est dйsir d'affirmation inconditionnelle. Il y a en effet antinomie entre approbation et justification, comme il y a antinomie entre hasard et nйcessitй, et pour les mкmes raisons. Approuver, c'est nier que « ce qui existe » doive кtre justifiй en raison : une telle justification йtant nйgatrice en puissance (pour n'approuver que sous condition de justification). Pour le penseur tragique, affirmateur du hasard, le dйsir d'ordre inhйrent au sentiment de nйcessitй est dйsir nйgateur, symptфme d'une inaptitude а l'approbation. Problиme fondamental de la sensibilitй philosophique, peut-кtre mкme de la sensibilitй humaine en gйnйral, jadis sondй par Nietzsche, et dans lequel l'idйe de hasard — selon qu'elle est refusйe ou affirmйe — semble jouer, au-delа de toute analyse du ressentiment et de la mauvaise conscience, un rфle dйterminant en derniиre instance.
(1) Op. cil., p. 96.
APPENDICES
A plusieurs reprises au cours de cette Logique du pire, des philosophes tels les Sophistes, Lucrиce, Montaigne, Pascal, Hume et Nietzsche ont йtй dits « penseurs du hasard ». Une telle affirmation demanderait une justification de fond, dont le dйtail constituerait la matiиre d'un autre ouvrage : un examen critique de l'ensemble de ces philosophies (ainsi que de l'ensemble des commentaires qu'elles ont suscitйs), oщ l'on essaierait de montrer en quoi le hasard occupe une place maоtresse.
A titre d'exemple, on tracera ici l'esquisse de ce qu'auraient йtй deux de ces йtudes : l'analyse de la notion de hasard chez Lucrиce et chez Pascal, et de la place centrale qu'elle occupe dans le De rerum natura et dans les Pensйes.
I. — Lucrиce et la nature des choses
S'il fallait rйsumer d'un mot le message du De rerum natura, la formule la plus juste, quoique en apparence la plus paradoxale, serait peut-кtre : il n'y a pas de nature des choses.
L'objet spйcifique du poиme de Lucrиce, tel qu'il se dйclare d'emblйe et se rйpиte sans cesse, est de lutter contre la superstition : c'est-а-dire contre la mйtaphysique, l'idйologie, la religion, tout ce qui se tient « au-dessus » — comme le suggиre l'йtymologie du mot superstitio — de la stricte observation empirique de « ce qui existe ». Or, ce procиs de la mйtaphysique est intentй par Lucrиce au nom de la « nature ». C'est la natura rerum qui viendra rйfuter les perspectives idйologiques et substituera а l'explication mйtaphysique, source de tйnиbres et d'angoisses, une explication purement « naturelle » : « Semblables aux enfants qui tremblent et s'effrayent de tout dans les tйnиbres aveugles, nous-mкmes en pleine lumiиre souvent nous craignons des pйrils aussi peu terribles que ceux que leur imagination redoute et croit voir s'approcher. Ces terreurs, ces tйnиbres de l'esprit il faut donc que les dissipent, non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais l'examen de la nature et son expli-
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cation » (1). L'examen de la nalura reram est appelй а dissiper les fantфmes, а montrer la vanitй des idйes qui ne font, sur la surface de « ce qui existe », que relief imaginaire. Mais ici surgit une difficultй, qu'ont abondamment exploitйe la plupart des interprиtes de Lucrиce. Il s'agit de savoir si l'exclusion des idйes, qui caractйrise l'entreprise de Lucrиce, s'accomplit elle-mкme а la faveur d'une idйe : en l'occurrence, l'idйe de nature. Auquel cas il sera loisible de montrer que la pensйe de Lucrиce, qui dйnonce les prйsupposйs des autres penseurs, possиde, avec l'idйe de nature, son propre prйsupposй.
Que signifie donc le mot nalura tout au long du poиme de Lucrиce ? Il est, on le sait, la traduction du mot grec phusis : Lucrиce йcrit un De rerum nalura comme Epicure, aprиs d'autres, avait йcrit un « Περί φύσεως ». Mais cette filiation ne rйsout pas le problиme de fond, qui est de dйterminer si nalura dйsigne le simple йtat des choses ou, au contraire, le systиme а la faveur duquel les choses sont dotйes d'un « йtat ». Dans le premier cas, nalura dйsigne un constat, que caractйrisent les principes d'addition et d'а posteriori : c'est une fois le poиme terminй, quand auront йtй additionnйs tous les йlйments et combinaisons s'offrant а la perception humaine, que la somme des choses ainsi perзues viendra, sans autre principe que celui d'une addition empirique, remplir de maniиre exhaustive la signification du mot nalura. Nalura ne dйsigne donc, en ce premier sens, ni un principe de cohйrence ni une idйe d'aucune sorte ; ou plutфt, elle est une sorte d'idйe nйgative, dйsignant le principe sur lequel on table pour rйcuser les idйes. Dans le second cas, nalura dйsigne un systиme, caractйrisй par les principes d'explication et d'а priori : c'est elle qui rend compte des « raisons » de la production naturelle, et c'est seulement а partir d'elle que Lucrиce pourra entreprendre la description des choses qui viendront, l'une aprиs l'autre, trouver leur place dans le systиme dйjа organisй par l'idйe de nature. En bref : nalura dйsigne, soit simplement les choses (la somme des choses), soit ce qui rend les choses possibles (Yorigine des choses).
Une des principales difficultйs de la lecture de Lucrиce provient de ce que le mot « nature », par lequel on traduit la nalura rerum, ielиve plutфt du second sens, alors que la nalura de Lucrиce ne sort jamais du cadre du premier sens. La notion moderne de « nature », quelle que soit la diversitй des sens qui lui ont successivement йtй reconnus, prend toujours ses
(1) II, 55-61, trad. ERNOUT, Ed. « Les Belles-Lettres ».
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significations dans la perspective gйnйrale du second sens : celui d'une nature explicative, principe d'une « raison » des choses. Mais lorsque Lucrиce parle de natura, et а s'en tenir а la littйralitй du texte, rien ne permet d'infйrer une signification dйbordant le strict premier sens : celui d'une addition silencieuse, qui fait volontairement tautologie avec les choses elles-mкmes (natura rerum dйsignant а la fois et de maniиre йquivalente « nature » et « choses » : nature (des) choses, ou nature 3$£$^ choses, йcrirait volontiers un philosophe moderne). De maniиre gйnйrale, le propos de Lucrиce est de montrer que l'idйe d'une « raison » des choses est Vidйe superstitieuse par excellence ; peu importent, en dйfinitive, la « nature » de cette raison, son caractиre divin, mйtaphysique ou naturaliste. L'important est qu'on veuille, au-dessus de « ce qui existe », chercher une origine cachйe et transcendante ; faire renoncer les hommes а cette recherche est la tвche spйcifique du De rerum natura. Il en rйsulte que, si l'idйe de nature est utilisйe par Lucrиce pour lutter contre la religion, ce ne saurait jamais кtre au titre d'une « raison » des choses. Paradoxe d'une nature qui suffit а tout expliquer mais n'est la raison de rien, d'un poиme qui s'intitule De rerum natura mais dont l'objet est de montrer qu'il n'y a pas de nature des choses. Paradoxe, et ambiguпtй, permettant une interprйtation qui semble dйvier notablement des intentions de Lucrиce : on verra en celui-ci, non plus un anti-mйtaphysicien, mais un mйtaphysicien de la nature. Interprйtation qui trouve а s'appuyer sur les constantes invocations de Lucrиce а la natura rerum. Il est bien vrai que Lucrиce, а toute superstition et transcendance, oppose le mot de natura. On n'en dйduira pourtant pas qu'il y oppose, de ce fait, Vidйe de « nature ». Tout au contraire, l'un des principaux fantфmes contre lesquels lutte Lucrиce serait prйcisйment cette idйe de nature, au sens qu'a pris le mot depuis Lucrиce. Ce transfert de l'idйologie des mots critiquйs aux mots qui les critiquent est une opйration courante, dont le mйcanisme est bien connu depuis les analyses de Hume, Marx et Lйnine. Ici, on accorde а Lucrиce que l'idйe de nature exclut toute perspective mйtaphysique ; mais en mкme temps on rйinvestit dans l'idйe de nature des perspectives mйtaphysiques qu'elle avait rйussi а exclure.
Le matйrialisme de Lucrиce n'est pas une telle mйtaphysique de la nature. Il se passe de toute idйe — y compris l'idйe de nature. Il est vain d'y chercher l'expression d'un « naturalisme » : car le naturalisme est, lui aussi, une notion mйtaphysique et superstitieuse, qui se tient « au-dessus » de ce qui existe. Il
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serait illusoire d'y voir une pure affirmation de l'immanence, d'ordre matйrialiste ou panthйiste. A une telle immanence le naturalisme ajoute une idйe de nature : c'est-а-dire un principe transcendant а la faveur duquel ce qui existe vient а l'existence et constitue un systиme, un ensemble dotй d'une raison de sa diversitй. Quand Lucrиce dit d'une chose — c'est-а-dire de toute chose — qu'elle existe а titre « naturel », il n'entend pas intйgrer cette chose а un systиme de la nature, mais au contraire l'affranchir de toute nйcessitй de systиme : montrer qu'elle n'a besoin, pour кtre, d'aucune « raison », qu'elle se passe de toute rйfйrence а un ensemble de significations dont elle dйpendrait. De cette conception originelle dйcoulent, pour le matйrialisme de Lucrиce, trois consйquences majeures :
1) Si tout peut кtre dit « naturel », c'est prйcisйment qu'il n'y a pas de « nature » des choses. Une telle nature des choses serait un tout, une raison du divers : or Lucrиce insiste sur l'impossibilitй d'une telle sommation. Aucune vue de l'esprit ne peut concevoir d'ensemble dont les diffйrentes choses existantes seraient des parties ; aussi est-il impossible de faire dйpendre les choses d'un « plan » ou d'une vue de Γ « esprit » : « Ce n'est pas en vertu d'un plan arrкtй, d'un esprit clairvoyant que les atomes sont venus se ranger chacun а leur place ; assurйment ils n'ont pas combinй entre eux leurs mouvements respectifs ; mais aprиs avoir subi mille changements de mille sortes а travers le tout immense, heurtйs, dйplacйs de toute йternitй par des chocs sans fin, а force d'essayer des mouvements et des combinaisons de tout genre ils en arrivent enfin а des arrangements tels que ceux qui ont crйй et constituent notre univers ; et c'est en vertu de cet ordre, maintenu а son tour durant de longues et nombreuses annйes une fois qu'il eut abouti aux mouvements convenables, que nous voyons les fleuves au large cours maintenir par l'apport de leurs eaux l'intйgritй de la mer insatiable, la terre йchauffйe par les feux du soleil renouveler ses productions, les gйnйrations des кtres animйs naоtre et fleurir tout а tour » (1). L'impossibilitй de faire dйpendre la variйtй des productions naturelles d'un plan ou d'un esprit dit l'impossibilitй de la faire dйpendre d'une nature, si l'on entend par lа un principe unificateur, dotй, а partir de la matiиre, des mкmes pouvoirs synthйtiques que ceux de l'вme ou de l'esprit. Naturel dйsigne donc chez Lucrиce le fait de ne se rattacher а aucune conception
(1) I, 1021-1034.
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gйnйrale, fыt-elle d'ordre naturaliste. On en conclura que la natura lucrйtienne, а la faveur de laquelle les choses sont « naturelles », se rйfиre, non а une nature des choses, mais au hasard : « et ce d'autant plus que ce monde est l'њuvre de la nature : c'est d'eux-mкmes, spontanйment, par le hasard des rencontres que les йlйments des choses, aprиs s'кtre unis de mille faзons, pкle-mкle, sans rйsultat ni succиs, aboutirent enfin а former ces combinaisons qui, aussitфt rйunies, devaient кtre а jamais les origines de ces grands objets : la terre, la mer et le ciel et les espиces vivantes » (1). L'њuvre de la nature est explicitement dйcrite ici : par le hasard.
Dans cette йvacuation de l'idйe de nature peut кtre cherchйe la source de l'aspect terroriste et terrorisant du discours lucrйtien. Si Lucrиce a inquiйtй et continue d'inquiйter, ce n'est pas seulement pour кtre incrйdule et athйe, ce qu'ont йtй beaucoup d'autres dont l'њuvre ne s'aurйole pas du mкme prestige d'йtran-getй et d'йpouvantй : c'est d'abord pour n'кtre pas naturaliste, pas mкme naturaliste. Si Lucrиce avait proposй aux hommes une sorte de culte de la nature s'opposant aux cultes religieux, а la maniиre par exemple de Feuerbach ou de certains philosophes du xviii6 siиcle, l'effet de sa doctrine aurait йtй trиs diffйrent. Ce qui a de quoi dйsemparer en profondeur est, chez Lucrиce, non l'expulsion des dieux et de la mйtaphysique, mais de maniиre gйnйrale une indiffйrence aux idйes, а partir de laquelle s'organise, dans le De rerum natura, une sorte de discours muet, se dйployant sur fond de dйnaturation, de non-кtre et de hasard. C'est ici que la diffйrence entre l'њuvre de Lucrиce et la doctrine d'Epicure apparaоt la plus marquante. Le peu qui reste de l'њuvre d'Epicure, l'ensemble des tйmoignages qu'on peut y ajouter, donnent de l'йpicurisme une image profondйment diffйrente de la doctrine exposйe dans le De rerum natura, mкme si les ressemblances formelles sont nйcessairement constantes : en l'occurrence, les similitudes de vocabulaire contribuent surtout а mettre en relief les divergences de fond. On a allйguй, pour expliquer la diffйrence de ton et de style entre les deux auteurs, des diffйrences de tempйrament, de nationalitй et de contexte historique. Ces diffйrences recouvrent probablement bien davantage : une diffйrence de doctrine sur un point essentiel, le concept de nature. La natura de Lucrиce ne traduit pas exactement la phusis d'Epicure. La seconde dйsigne un monde constituй, d'oщ l'action des dieux est absente, mais qui n'en est pas moins muni d'un
(1) II, 1058-1063.
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ordre fixe, presque confortable en sa stabilitй (« l'univers a toujours йtй le mкme qu'il est maintenant et sera le mкme de toute йternitй », dit la Lettre а Hйrodote) ; la premiиre une somme d'йlйments йpars, ouverte а tous les alйas et а toutes les catastrophes, et incapable de constituer un monde. Nature chez Epicure, non-nature chez Lucrиce. C'est pourquoi la morale d'Epicure peut proposer, comme on sait, une distinction entre les plaisirs naturels et les plaisirs non naturels : phusikai et non phusikai (Lettre а Mйnйcйe) ; une telle distinction, qui suppose la rйfйrence а une nature constituйe, n'aurait aucun sens chez Lucrиce. D'oщ l'impossibilitй d'une morale lucrйtienne : c'est nйcessairement (c'est-а-dire dans la logique de sa propre philosophie, qui apparaоt ici comme non йpicurienne) que Lucrиce n'a conservй de l'йpicurisme que la Physique, excluant du De rerum natura toute considйration morale. Car il ne peut y avoir de norme а faire valoir dans un contexte philosophique qui substitue l'idйe de hasard а celle de nature. Epicure affirme bien, comme Lucrиce, le thиme du hasard : la Lettre а Mйnйcйe se termine sur la notion de τύχη (hasard) qui s'oppose а Γείμαρμένη (destin) stoпcienne. Mais prйcisйment : il s'agit pour Epicure de critiquer, au nom du hasard, la conception stoпcienne d'une finalitй thйologique et anthropocentrique ; non de ruiner, а l'aide du hasard, le concept de nature, comme le fera Lucrиce. Le hasard n'est pas, pour Epicure, le principe constituant d'une non-nature, mais un des caractиres de la nature constituйe. Il dйsigne seulement le fait que la nature n'est pas investie d'un caractиre divin et providentiel : ce qui n'interdit pas а Epicure de se reprйsenter une nature non divine, alors que Lucrиce propose de renoncer а la fois а l'idйe de dieux et а l'idйe de nature. En un mot : Epicure parle plutфt d'un monde d'oщ les dieux sont absents, Lucrиce plutфt d'une absence de monde. Et, de maniиre plus gйnйrale encore : Epicure a privй la nйcessitй de ses assises thйologiques, il l'a « laпcisйe », mais il ne l'a pas remise en cause ; Lucrиce, lui, dйcouvre le hasard de la nйcessitй.
2) Si rien n'est surnaturel, c'est que rien n'est non plus naturel. L'homme ne croit а l'action de puissances surnaturelles que parce qu'il a d'abord forgй le concept (superstitieux) du naturel ; l'idйe de nature est, de certaine maniиre, le concept originel de la superstition, en ce qu'elle en est la condition premiиre : sans croyance au naturel, pas de conception du surnaturel. En enfermant ce qui existe dans un systиme de normes, dans un ensemble qui n'est pas seulement additif mais
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signifie une raison du divers, on constitue une nature а partir de laquelle seulement pourra apparaоtre une « surnature » (tout ce qui ne viendrait pas s'y ranger pouvant кtre considйrй comme surnaturel). Pour Lucrиce, il n'y a pas de surnaturel parce qu'il n'y a pas, а proprement parler, de naturel : rien ne pouvant faire relief « surnaturel » sur la nature « non naturelle » de ce qui existe.
3) Si rien n'est extraordinaire, c'est que rien non plus ne peut кtre dit « ordinaire ». On sait que Lucrиce nie avec insistance l'existence, mкme passйe, des animaux fabuleux et lйgendaires, Centaures, Scylles ou Chimиres. De maniиre gйnйrale, qu'il n'y ait jamais rien eu ni ne doive jamais rien avoir d'extraordinaire s'offrant aux regards de l'homme est un des leilmolive du De rerum nalura. D'oщ, selon certains interprиtes, la vision d'un monde morne et dйsenchantй, oщ tout se passe de maniиre strictement rйpйtitrice et monotone. C'est lа ignorer que cette dйnйgation de l'extraordinaire s'accomplit, chez Lucrиce, au nom d'une dйnйgation de l'ordinaire : que rien ne soit extraordinaire signifie d'abord, dans le De rerum nalura, que rien ne peut, par dйfinition, contredire une absence d' « ordinaire ». Il y a ainsi une antinomie entre le monde de Vexceptionnel et le monde de Y extraordinaire. D'un cфtй, la nature avec, en corrolaire, la possibilitй du surnaturel : monde oщ l'extraordinaire est possible. De l'autre, ni nature ni possibilitй de surnature : monde oщ tout est constitutionnellement exceptionnel, mais oщ l'extraordinaire est impossible.
Il rйsulte de ceci que le monde dйcrit par Lucrиce est dйnuй des caractиres de monotonie qui lui sont habituellement reconnus (Martha, Brйhier, Bergson, parmi beaucoup d'autres). Un monde sans rien d'extraordinaire ne signifie pas du tout un monde oщ tout serait ordinaire ; tant s'en faut : un monde, au contraire, oщ rien n'est ordinaire non plus. Il est assez йtrange que tant d'interprиtes aient voulu voir dans le sentiment de la monotonie la source de la tristesse de Lucrиce. Non que cette mйlancolie lucrйtienne soit un mythe, comme l'a suggйrй parfois l'interprйtation marxiste : elle s'exprime а plusieurs reprises de maniиre йvidente dans le De rerum nalura. Mais on ne saurait en dire autant du sentiment de la monotonie. Pour justifier son interprйtation, Bergson, dans son йdition des Extraits de Lucrиce, cite sept passages (1) dans lesquels il est dit seulement qu'а
(1) V, 56 ; I, 586 ; II, 300 ; V, 920 ; III, 785 ; III, 792 ; I, 75.
C. ROSSET 9
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partir du moment oщ une gйnйralitй s'est constituйe (un foedus naturai : « contrat » de la nature), tout s'y passe — provisoirement : tant que durera ce type particulier d'organisation — de maniиre strictement dйterminйe (cerlum). Par quoi Lucrиce affirme, non la monotonie de ce qui se passe, mais le fait qu'en tout domaine rien ne survient qui ne soit dйterminй par sa seule « nature », rien qui suppose l'action d'une intervention transcendante. En rйalitй, le seul passage du De rerum natura, signalй par E. Brйhier dans son Histoire de la philosophie, qui puisse йtayer la thиse de la monotonie lucrйtienne figure en III, 945 : eadem sunl omnia semper — tout est toujours pareil. Cette expression, qui n'apparaоt qu'une fois dans le poиme de Lucrиce (ou, plus exactement, deux fois ; mais dans le mкme passage), est mise dans la bouche de la natura rerum en personne qui entreprend, dans une sйrie de prosopopйes sans douceur, de rйprimander l'homme affligй par la perspective de sa mort : « Pourquoi la mort t'arrache-t-elle ces gйmissements et ces pleurs ? Car si tu as pu jouir а ton grй de ta vie passйe, si tous ces plaisirs n'ont pas йtй comme entassйs dans un vase percй, s'ils ne se sont pas йcoulйs et perdus sans profit, pourquoi, tel un convive rassasiй, ne point te retirer de la vie ; pourquoi, pauvre sot, ne point prendre de bonne grвce un repos que rien ne troublera ? Si au contraire tout ce dont tu as joui s'est йcoulй en pure perte, si la vie t'est а charge, pourquoi vouloir l'allonger d'un temps qui doit а son tour aboutir а une triste fin, et se dissiper tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre un terme а tes jours et а tes souffrances ? Car imaginer dйsormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis : les choses vont toujours de mкme (eadem sunt omnia semper) » (1). Cette monotonie de l'existence est ainsi affirmйe dans un contexte qui en prйcise (et en limite) la portйe. L'existence est dite ici monotone а un titre doublement relatif : relatif а l'homme et relatif а une durйe brиve. C'est-а-dire : au sein du « contrat naturel » qui a rendu possible le fait de la vie humaine, la combinaison des joies possibles est forcйment dйterminйe et limitйe ; de la mкme maniиre, tout foedus nalurai se caractйrise par un certain type d'organisation, de combinaison atomique qui inclut certaines possibilitйs, en exclut certaines autres : les unes et les autres йtant dйterminйes (cerla), non exactement une fois pour toutes, mais plutфt pour tout le temps que durera la combinaison considйrйe. La natura rerum se dit ici, il est vrai,
(1) III, 934-945.
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incapable d'inventer, de « machiner » (machinari) quelque chose de nouveau ; mais cette incapacitй а produire des exceptions est occasionnelle et relative, ne valant que pour le temps dйterminй d'une certaine combinaison elle-mкme exceptionnelle, qui s'appelle par exemple l'homme. Autrement dit, ce qui paraоt pour l'homme « ordinaire » et, comme la mort toujours imminente, d'une inflexible monotonie, apparaоtrait comme exceptionnel, non ordinaire et non naturel, si l'on disposait d'un point de vue non anthropologique, et de plus de temps. Il est vrai que, dans les vers qui suivent immйdiatement, la prosopopйe de la nature dйveloppe une hypothиse qui semble contredire cette interprйtation : « Si ton corps n'est plus dйcrйpit par les annйes, si tes membres ne tombent pas d'йpuisement, il te faut nйanmoins toujours t'attendre aux mкmes choses, mкme si la durйe de ta vie devait triompher de toutes les gйnйrations, et bien plus encore, si tu ne devais jamais mourir » (1). Hypothиse йtrange, d'oщ on pourrait, semble-t-il, infйrer qu'а supposer un temps infini d'observation, rien ne changerait au regard de l'observateur ; que les choses resteraient pareilles jusqu'а la fin des temps comme elles sont restйes pareilles depuis toute йternitй. Ce serait lа, pourtant, mйconnaоtre que l'argument ainsi avancй est а usage strictement interne : que l'hypothиse selon laquelle l'homme cesserait d'кtre mortel (si numquam sis morilurus) ne dйsigne pas un regard йternel jetй sur la nature des choses, mais l'arrкt imaginaire d'une certaine combinaison а un moment de son existence. Ce que l'homme immortel verrait serait donc bien la rйpйtition du mкme, mais d'un mкme qui ne serait que son propre mкme, non le mкme de la nature des choses. Eadem sunl omnia semper ne signifie donc pas que la nature soit immuable ; seulement que les possibilitйs offertes а une combinaison sont limitйes par la « nature » de cette combinaison. Qu'en revanche la nature « des choses », considйrйe gйnйralement, soit rien moins qu'immuable est affirmй par Lucrиce presque а chaque page de son poиme ; ainsi dans ce passage : « Aucune chose ne demeure semblable а elle-mкme : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en poussiиre, et s'йpuise et dйpйrit de vieillesse ; puis un autre croоt а sa place et sort de l'obscuritй. Ainsi donc la nature du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d'un йtat а un autre : ce qu'elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce dont elle йtait inca-
(1) III, 946-949.
132 LOGIQUE DU PIRE
pable » (1). Loin d'insister sur la permanence et la stabilitй des combinaisons, Lucrиce met sans cesse l'accent sur le caractиre йphйmиre, fragile et pйrissable de tous les кtres existants, de toutes les combinaisons existantes, y compris le monde dans lequel vit l'homme, qui est destinй а pйrir. Toute organisation est sujette а une dissolution imminente par modification de l'йquilibre atomique ; d'oщ l'importance, chez Lucrиce, du thиme de la catastrophe imminente, qui est inscrite dans la « nature » mкme de toute existence : la peste d'Athиnes, qui termine le De rerum natura, illustre de maniиre significative l'importance que revкtent, aux yeux de Lucrиce, les idйes de cataclysme et de dissolution, leur place centrale dans la reprйsentation lucrйtienne de la nature. Aussi pourrait-on assez justement renverser la perspective bergsonienne et prйtendre qu'une des sources de la mйlancolie de Lucrиce est l'intuition qu'aucune chose n'est durable. Les choses ne sont « toujours les mкmes » que l'espace d'un instant ; dans une perspective plus lointaine, rien n'a d'avenir, et rien, pour les mкmes raisons, n'a de passй. Un des thиmes les plus saisissants de Lucrиce est ainsi celui de la nouveautй du monde : « Tout est nouveau dans ce monde, tout est rйcent ; c'est depuis peu qu'il a pris naissance » (2). L'aptitude а voir sous les auspices du radicalement nouveau ce qui est relativement vieux, а saisir comme insolite ce qui s'est dйjа suffisamment rйpйtй pour constituer une gйnйralitй, est d'ailleurs un des traits les plus caractйristiques de la pensйe du hasard. Le matйrialisme de Lucrиce ne constitue donc pas un naturalisme ; si l'on veut garder ce terme pour le dйsigner, en raison de l'idйe d'immanence qui lui est attachйe, on dira qu'il s'agit, chez Lucrиce, d'un naturalisme sans idйe de nature (comme, peut-кtre, le spinozisme est un panthйisme sans idйe de Dieu), d'un naturalisme ayant remplacй l'idйe de nature par un blanc auquel le terme moderne de hasard convient passablement. Il se distingue ainsi d'un certain nombre de systиmes matйrialistes plus rйcents par l'exclusion de tout principe йtranger а la stricte expйrience de la matйrialitй : d'oщ un vide idйologique d'une puretй peut-кtre sans йgale, qui fait du De rerum natura un des textes les plus parfaitement indigestes de la littйrature philosophique. Vide propre а inquiйter le spiritualisme, mais aussi а dйrouter а l'occasion un certain nombre de pensйes se recommandant du matйrialisme. Au matйrialisme lucrйtien,
(1) V, 830-836.
(2) V, 330-331.
TRAGIQUE ET HASARD 133
l'athйisme du siиcle des lumiиres et un rationalisme de type marxiste reprocheront deux manques principaux : l'absence de toute perspective progressiste, et celle de tout vйritable principe de dйterminisme. L'absence de finalitй historique de l'espиce humaine a йtй reconnue par tous les commentateurs ; certains la dйplorent tant qu'ils en dйduisent gratuitement, tel E. Brйhier dans son Histoire de la philosophie, l'affirmation chez Lucrиce, d'une dйcadence progressive de l'humanitй : comme si l'absence de rйfйrence а une idйologie progressiste signifiait nйcessairement l'idйologie pessimiste d'un progrиs а rebours. En revanche, la plupart des commentateurs, quelles que soient leurs tendances philosophiques, s'accordent а voir en Lucrиce un rigoureux affirmateur du dйterminisme. Il est en effet possible, si l'on s'en tient а l'examen des combinaisons (provisoirement) stables, de juger que Lucrиce considиre tout « effet » comme dйterminй (cerlus). A partir de quoi on conclura au dйterminisme universel de la nature ; on dira, avec Bergson, que « la nature s'est engagйe, une fois pour toutes, а appliquer invariablement les mкmes lois » (1). Toutefois cette affirmation de caractиre dйterministe du matйrialisme lucrйtien est appelйe а trйbucher sur un йlйment central de la pensйe de Lucrиce, qui est principe de hasard : la thйorie du clinamen.
On connaоt la dйfinition de ce clinamen, « dйclinaison » originelle des atomes, que Lucrиce a empruntйe — mais en en modifiant la portйe — а la παρέγκλισις d'Epicure : « dans la chute en ligne droite qui emporte les atomes а travers le vide, en vertu de leur poids propre, ceux-ci, а un moment indйterminй, en un endroit indйterminй, s'йcartent tant soit peu de la verticale, juste assez pour qu'on puisse dire que leur mouvement se trouve modifiй. Sans cette dйclinaison, tous, comme des gouttes de pluie, tomberaient de haut en bas а travers les profondeurs du vide ; entre eux nulle collision n'aurait pu naоtre, nul choc se produire ; et jamais la nature n'eыt rien crйй » (2). Le point de dйpart de cette conception de la dйclinaison est une difficultй d'ordre technique. Epicure enseignait que les atomes tombent dans le vide avec une vitesse йgale, que les corps ne tombent а des vitesses diffйrentes que dans l'atmosphиre ou dans l'eau, dont les propres atomes retardent la vitesse de chute а raison contraire du poids des corps en chute. Sans l'idйe d'une dйviation possible а l'йgard de la stricte verticalitй (si les atomes tombaient toujours а vitesse
(1) Extraits de Lucrиce, p. vi.
(2) II, 217-224.
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LOGIQUE DU PIRE
йgale et selon des « lignes » strictement parallиles), il serait impossible de concevoir aucune des rencontres entre atomes qui sont l'occasion premiиre des combinaisons atomiques : les atomes ne se rencontreraient jamais, n'engendrant ainsi aucune combinaison ni aucun « corps ». La doctrine йpicurienne aurait certes pu s'йpargner la dйclinaison, mкme dans l'hypothиse admise de la chute des atomes en ligne droite, mais а condition de supposer la vitesse de chute inйgale : la diffйrence des vitesses engendrant, en ce cas, des chocs entre atomes par effet de « rattrapage ». Celle-ci йtant conзue comme uniforme, l'idйe de dйclinaison rend seule possibles les rencontres et les agrйgats qui en rйsultent. Epicure, d'autre part, voyait dans la dйclinaison des atomes une condition nйcessaire а la possibilitй du libre arbitre. Considйrйe du point de vue de la morale йpicurienne, l'idйe de dйclinaison signifie que c'est grвce а cette possibilitй de dйviation originellement inscrite dans la nature que les corps (ainsi le corps humain, mы par la volontй) peuvent se mouvoir librement, sans tout concйder au dйterminisme de la pesanteur. Mais, chez Lucrиce, la thйorie du clinamen signifie d'abord et essentiellement l'affirmation de l'indйterminisme et du hasard. Incerto tempore incertisque lotis, а un moment indйterminй et а un endroit indйterminй, est-il dit, dans le fragment citй plus haut, de la circonstance fondamentale permettant la rencontre des atomes et la naissance des mondes ; plus loin encore : nйe regione loti cerla nйe tempore certo, en un lieu et en un temps que rien ne dйtermine (1). Cette affirmation est essentielle, parce qu'elle surgit en un point dйcisif de la description de la nature des choses : les conditions qui prйsident а leur naissance. Il serait donc assez vain de voir dans le clinamen une simple et lйgиre entorse а la cohйsion dйterministe de l'ensemble de la doctrine. En rйalitй, le clinamen met, chez Lucrиce, le hasard а la clef de toutes les « partitions » naturelles. Dans la mesure oщ c'est le clinamen, principe hasardeux (c'est-а-dire : absence de principe), qui rend possibles toutes les combinaisons d'atomes, il s'ensuit que le monde, dans son ensemble et sans exception, est l'њuvre du hasard.
Il semble assurй, malgrй l'extrкme pauvretй des renseignements prйcis qui .soient demeurйs au sujet de la Physique de Dйmocrite, l'un des fondateurs de l'atomisme grec, que la notion de dйclinaison est une crйation originale d'Epicure. Ce qui semble йgalement assurй, c'est que ce recours а l'idйe de principe diffйrentiel et indйterministe revкt une signification trиs diffйrente
(1) II, 293.
TRAGIQUE ET HASARD 135
selon qu'il s'agit de la παρέγκλισις d'Epicure (Lettre а Hйrodote) ou du clinamen de Lucrиce. Chez Epicure, il s'agit surtout d'assurer la possibilitй de la libertй, faute de quoi la doctrine morale serait frappйe de nullitй et d'incohйrence. Chez Lucrиce, il s'agit d'abord d'assurer le hasard, а partir de quoi tout est possible, y compris la « libertй », y compris les dйterminations de toute sorte (dans les « rйgions », spatialement et temporellement limitйes, а l'intйrieur desquelles certaines successions sont susceptibles de rйpйtition).
La thйorie du clinamen a йtй l'objet d'une rйprobation universelle, de la part mкme de ceux qui se disaient les plus enclins а admirer la pensйe d'Epicure et de Lucrиce. On lui a, depuis l'Antiquitй jusqu'а Kant et Bergson, reprochй d'кtre une entorse injustifiable au reste du systиme : « Cette addition а la doctrine de Dйmocrite est puйrile, indigne de ce grand philosophe [Epicure] », dйclare Bergson, p. 32 de ses Extraits de Lucrиce. Mais le problиme vйritable suscitй par la thйorie du clinamen n'est pas, semble-t-il, dans les efforts dйployйs pour l'accorder avec l'ensemble du systиme atomiste ; il est plutфt dans la question de savoir en quoi le clinamen est une entorse au systиme, et s'il est bien йvident qu'il contredise la doctrine d'Epicure et de Lucrиce. Il est, dit-on, une entorse au principe de dйterminisme ; sans doute : mais oщ se trouve le dйterminisme ainsi contredit ? Dans la pensйe d'Epicure et de Lucrиce, ou dans la pensйe des commentateurs ? Qui a dйcidй, et au nom de quoi, que toute pensйe matйrialiste йtait nйcessairement une pensйe dйterministe ? Et, en particulier, le matйrialisme de Lucrиce ? Les reproches adressйs а la thйorie du clinamen tournent ainsi а l'intйrieur d'un assez remarquable cercle vicieux. Le clinamen n'est une entorse au systиme que dans la mesure oщ il est considйrй comme une exception (indйterminisme) au reste de la doctrine (dйterminisme). Il ne peut donc кtre considйrй comme exception que dans la mesure oщ la doctrine est considйrйe a priori comme dйterministe. Or, c'est lа prйcisйment ce que nie la thйorie du clinamen. Le ressort de cette argumentation consiste en une idйe prйalable du matйrialisme de Lucrиce, qui est posй d'emblйe comme dйterministe ; ceci, en vertu d'une autre idйe prйalable, de portйe plus gйnйrale, selon laquelle un lien nйcessaire relie les notions de matйrialisme et de dйterminisme. Un matйrialisme non dйterministe serait ainsi une notion incohйrente, une sorte de monstre philosophique. Or, un tel matйrialisme fondй sur le hasard existe, par exemple chez Lucrиce ; et, aux yeux d'un tel matйrialisme, c'est le matйrialiste de type dйterministe qui manque de cohйrence et de rigueur
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en ajoutant, au silence idйologique de ce qui existe, un principe de dйtermination universelle qui sera, au matйrialisme dans le sens le plus pur du terme, une « entorse » aussi sйrieuse qu'а un matйrialisme dйterministe la notion de clinamen. On ne considиre donc la thйorie de la dйclinaison comme une violence а l'йgard du reste de la doctrine lucrйtienne que dans la mesure oщ on fait d'abord violence а Lucrиce en considйrant sa doctrine comme un dйterminisme. Si Γόη ajoute au matйrialisme lucrйtien l'idйe de dйterminisme, la notion de clinamen est en effet inexplicable et injustifiable ; si l'on omet de l'y introduire, elle s'accorde parfaitement avec le reste du systиme : mieux, elle en constitue une des notions-clef. Gomment, dans ces conditions, reprocher а un auteur de contredire, par une idйe, quelque chose qu'il ne dit jamais ? Ainsi raisonnerait un philosophe qui commencerait par affirmer le principe d'un athйisme cartйsien puis, venant а lire les considйrations avancйes par la Troisiиme mйditation, dйclarerait qu'il s'agit lа d'une entorse en reste du systиme, d'une « addition puйrile, indigne de ce grand philosophe ».
La maniиre dont Bergson interprиte Lucrиce est un modиle de la maniиre sinueuse qu'ont certaines philosophies spiritualistes, en particulier chrйtiennes, de se dйbarrasser du matйrialisme lucrйtien. On commence par dйclarer que Lucrиce affirme un dйterminisme naturel ne souffrant aucune exception ; rencontrant ensuite le clinamen, on dйclare qu'un tel principe met en йchec le dйterminisme universel ; on en conclut enfin que l'existence du clinamen au sein de la doctrine atomiste constitue l'ultime aveu d'un manque, la preuve que la physique ne peut complиtement se passer de la mйtaphysique. Ainsi l'interprйtation de Bergson passe-t-elle par trois йtapes s'enchaоnant nйcessairement, et dont la troisiиme est idйologiquement la premiиre : 1) Lucrиce est obsйdй par la rйpйtition et l'uniformitй ; 2) II est cependant obligй d'admettre un principe indйterministe qui transcende l'ordre de l'uniformitй, mais qui le contredit d'autant : le clinamen ; 3) II rйvиle par cette entorse la faiblesse fondamentale de sa philosophie, qui est l'absence de toute rйfйrence mйtaphysique : « On ne saurait pardonner а Lucrиce d'avoir mйconnu notre supйrioritй morale » (1). Une telle interprйtation fait mieux que refuser le matйrialisme de Lucrиce ; elle refuse de la prendre en considйration, ne commentant Lucrиce qu'а partir de l'idйe de nature et de dйtermination naturelle, et non а partir du point de dйpart vйritable, qui est silence et hasard. Il est remarquable
(1) Extraits de Lucrиce, p. 113.
TRAGIQUE ET HASARD 137
que la maniиre dont les interprйtations de type marxiste procиdent а l'йloge de Lucrиce et а son intйgration dans une eschatologie historique passe par exactement les mкmes йtapes que les interprйtations chrйtiennes, en recouvre les mкmes contresens, et y oppose la mкme fin de non-recevoir. La seule diffйrence marquante est que les uns louent ce que les autres dйplorent ; mais la dispute ne porte pas sur le contenu а louer ou а blвmer, celui-ci dйjа et pareillement dйviй de sa signification premiиre par une opйration prйalable de transformation consistant а substituer au silence idйologique de Lucrиce l'affirmation d'une idйologie dйterministe et naturaliste. Les йtapes de l'interprйtation marxiste sont approximativement les suivantes : 1) Lucrиce est un vigoureux aifirmateur de la « raison » des choses, d'un dйterminisme rationnel qui enchaоne les uns aux autres tous les йvйnements de l'histoire du monde et des hommes ; 2) Cependant, les insuffisances de la science et de la philosophie de son temps lui interdisent de justifier entiиrement cette raison, qu'il a plutфt pressentie que prouvйe : il est donc, en certains cas, obligй de faire intervenir la notion de clinamen, qui vient combler le vide philosophique dы au manque de maоtrise d'une science dialectique ; 3) II s'ensuit nйcessairement une faiblesse fondamentale du systиme lucrйtien : l'absence de toute rйfйrence а une science vйritable du devenir, fondйe sur une connaissance des principes du matйrialisme dialectique et du matйrialisme historique ; en un mot, un manque du sens de l'histoire qui, а des oreilles marxistes, rйsonne aussi fвcheusement qu'aux oreilles chrйtiennes le manque de considйrations sur la grandeur morale de l'homme. A l'idйologie chrйtienne comme а une certaine idйologie marxiste s'oppose ainsi une mкme indiffйrence lucrйtienne а l'йgard de toute idйologie, c'est-а-dire а l'йgard de toute interprйtation qui n'aurait pas le hasard pour principe unique. Il est йvident que ce contre quoi s'insurgent l'interprйtation marxiste et l'interprйtation chrйtienne dйsigne un mкme manque : ce qui inquiиte n'est pas l'affirmation du matйrialisme, mais l'affirmation du hasard ; plus prйcisйment : la conception d'un matйrialisme se passant de toute rйfйrence — y compris l'idйe dйterministe — pour rendre compte de ce qui existe.
On n'en conclura pas, cependant, que le matйrialisme de Lucrиce, s'il ignore les principes de nature et de dйterminisme, constitue un irrationalisme. Le rejet du dйterminisme ne signifie pas le rejet d'une certaine forme de rationalitй universelle, excluant de l'ensemble de « ce qui existe » toute possibilitй d'arbitraire. Doivent кtre ici distinguйes les notions d'arbitraire et de
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fortuit. Sans doute ce qui existe est-il toujours fortuit puisque constituй par le hasard ; mais il ne s'ensuit pas que les кtres et les йvйnements, une fois « naturellement » constituйs par le hasard, apparaissent et disparaissent au grй du caprice. C'est lа, si l'on veut, un des grands paradoxes de la pensйe de Lucrиce : la raison est exclue du monde au bйnйfice du hasard : mais, de son cфtй, le hasard constitue une raison, qui est prйcisйment ce que Lucrиce entreprend de dйcrire sous le nom de « nature des choses ». Pourquoi, demandera-t-on, le hasard engendre-t-il le fortuit, mais non l'arbitraire ? En raison, dit Lucrиce (1), d'une nйcessaire limite inscrite dans la nature, qui d'une part ne permet que certaines combinaisons, d'autre part que certains « effets » au sein de ces combinaisons. Il faut ici rappeler certaines donnйes fondamentales de la thйorie atomique, telle que la dйveloppe Lucrиce dans le livre II au De rerum natura : 1) Le nombre des formes d'atomes est fini ; 2) Le nombre des atomes de chaque forme est infini, mais limitй — limitй par les conditions de viabilitй qui rendent, dit Lucrиce, telle combinaison « convenable » et possible, telle autre non. Il y a donc une distinction а faire entre le fini et le limitй : que le nombre des combinaisons atomiques soit limitй par un principe de viabilitй (qui n'est pas trиs йloignй du principe leibnizien de compossibilitй) ne signifie pas nйcessairement que le nombre de ces combinaisons soit fini. Il est trиs possible de concevoir un nombre infini de cas possibles, au nombre duquel ne figurent cependant pas un certain nombre de cas impossibles : la limitation en « possibilitй » ne signifiant pas limitation en « quantitй ». Cette distinction assez subtile entre le fini et le limitй explique la distinction entre l'arbitraire et le fortuit : le monde de la nature des choses serait arbitraire, et pas seulement hasardeux, si le nombre des combinaisons atomiques йtait а la fois infini et illimitй (c'est-а-dire, non limitй par des conditions de viabilitй, de « compossibilitй »). En d'autres termes : les combinaisons d'atomes d'oщ naissent les mondes sont limitйes et non arbitraires, encore qu'elles soient, malgrй cette limitation, infinies et hasardeuses. Cette conjonction de qualitйs apparemment contradictoires au sein du systиme lucrйtien est la source de l'ambiguпtй des interprйtation^ : lesquelles, selon qu'elles s'en tiennent а l'un ou а l'autre aspect de la thйorie atomique (aspect « limitй », aspect « infini »), font de Lucrиce un rationaliste laпque du type libre penseur (perspective chrйtienne), ou un irrationaliste n'ayant pas eu accиs а une vйritable scientificitй (perspective marxiste).
(1) II, 700-729.
J
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II est йvident que Lucrиce n'est ni l'un ni l'autre. Chercher un terme pour qualifier philosophiquement l'entreprise du De rerum natura serait d'ailleurs assez vain. La signification majeure de ce texte se tient plus du cфtй de ce qui est exclu que du cфtй de ce qui est affirmй. L'ensemble du poиme se prйsente comme le fruit d'une jubilation nйgatrice, ivre de tout ce dont elle se dйbarrasse, de tout ce qu'elle nie et rйfute : sorte d'extase antiphilosophique qui йvacue toutes les significations, et l'idйe mкme que des significations aient un sens. J. Mewaldt йcrivait dans son commentaire de Lucrиce : « Du poиme, nous fixe le regard d'un homme dont l'вme est assombrie par le sentiment que tout ce qui arrive est radicalement insignifiant » (1). Ce sentiment de Γ « insignifiance radicale » — autre nom du hasard — est prйsent chez Lucrиce ; mais, s'il assombrit les perspectives, il est aussi ce qui entretient la jubilation crйatrice tout au long d'une њuvre dont il constitue la raison d'кtre. La dйcouverte fulgurante que Lucrиce attribue а Epicure est l'idйe que les choses sont sans « raison », et que l'ensemble des choses existantes ne constitue aucune « nature ». La recherche d'une raison des choses est le mirage par excellence oщ se perdent pensйe et affectivitй humaines ; dйlivrer les hommes, c'est montrer le blanc а la place de ce qui est gйnйralement figurй comme cible : dire que l'idйologie manque, non d'appui et d'йvidence, mais d'objet. Rien ne se tenant « au-dessus » de la surface existante (natura rerum), la superstition dйsigne un ensemble de paroles « en l'air », auxquelles il est impossible d'accrocher la moindre crйance, et qui ne rйussissent pas mкme а constituer une reprйsentation vйritable. Tel est bien le sort de l'idйologie telle que la conзoit Lucrиce : non d'кtre absurde, ce que chacun sait dйjа, mais d'кtre inefficace, impossible.
On se demandera pourquoi, dans ces conditions, Lucrиce a йcrit un poиme didactique, apparemment destinй а combattre l'idйologie. Selon la philosophie tragique, l'idйologie n'est pas susceptible d'une telle prise au sйrieux : elle existe а titre de discours, jamais а titre de croyance, d'objet d'adhйsion. Il est douteux que Lucrиce ait estimй les hommes si profondйment attachйs а leurs croyances qu'on puisse les guйrir par la simple opйration d'une prise de distance forcйe par rapport а elles. Penseur tragique, dont la pitiй propre est de voir les hommes abandonnйs а une idйologie non efficace, Lucrиce ne croit probablement guиre au pouvoir d'une telle philosophie des lumiиres.
(1) Der Kampf des Dichters Lukrez gegen die Religion, p. 21.
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Les hommes sont bien les victimes de l'idйologie : mais pas parce que celle-ci est toute-puissante ; bien plutфt parce qu'elle est toujours trop faible, ne rйussissant jamais а sйrieusement protйger des angoisses que l'homme voudrait noyer dans l'idйologie. Que l'idйologie soit de nature non forte, mais faible, c'est ce que manifeste frйquemment le grand thиme lucrйtien selon lequel l'homme ne croit pas а ce qu'il dit : « Sans doute, souvent les hommes vont proclamant que les maladies, la honte sont plus а craindre que le Tartare et la mort ; qu'ils savent bien que la nature de l'вme se compose de sang, ou bien encore de vent, suivant l'opinion oщ les porte leur fantaisie ; et qu'en consйquence ils n'ont nul besoin de notre enseignement ; mais au trait suivant tu pourras remarquer que ce sont lа propos glorieux de fanfarons plutфt que l'expression d'une conviction rйelle. Ces mкmes hommes, chassйs de leur patrie, bannis loin de la vue de leurs semblables, flйtris par un grief infamant, accablйs enfin de tous les maux, ils vivent ; et malgrй toutt partout oщ les ont amenйs leurs misиres, ils sacrifient aux morts, ils immolent des brebis noires, ils adressent aux dieux Mвnes des offrandes ; et l'acuitй mкme de leurs maux ne fait qu'exciter davantage leurs esprits а se tourner vers la religion. C'est donc dans les dangers et les йpreuves qu'il convient de juger l'homme ; c'est l'adversitй qui nous rйvиle ce qu'il est : alors seulement la vйritй jaillit du fond du cњur ; le masque s'arrache, la rйalitй demeure » (1). Et aussi : « Quand tu vois un homme se lamenter sur lui-mкme, а la pensйe qu'aprиs la mort il pourrira, une fois son corps abandonnй, ou qu'il sera dйvorй par les flammes, ou par la mвchoire des bкtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cњur quelque aiguillon secret, malgrй son refus affectй de croire qu'aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses vйritables raisons ; ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache et se retranche de la vie, mais а son insu mкme, il suppose qu'il survit quelque chose de lui » (2). On allйguera qu'en de tels passages il s'agit d'une incapacitй а adhйrer а des thиmes anti-idйologiques, d'une nйcessitй qui entraоne les hommes vers la croyance ; sans doute. Mais la lecture d'ensemble du De rerum natara suggиre que cette incapacitй des hommes а « suivre » leurs idйes et leurs paroles revкt une signification beaucoup plus vaste : s'йtendant а toute parole, aux
(1) III, 41-58.
(2) III, 870-878.
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affirmations de croyance tout autant qu'aux « fanfaronnades » anti-idйologiques. Interrogйs sur l'efficacitй des « brebis noires ». nul doute que les hommes — а supposer le masque arrachй : lorsque eripitur persona, manel res — confesseraient une confiance aussi mince en elles que dans les raisonnements philosophiques sur lesquels ils s'appuient parfois pour rйpudier leurs croyances. Et que la rйalitй qui demeure, une fois le masque arrachй, ne soit pas plus d'ordre religieux que d'ordre incrйdule, pas plus idйologique qu'anti-idйologique, c'est ce que confirme explicitement un passage de l'extrкme fin du poиme, oщ est dite l'incapacitй des hommes, en cas de malheur (en l'occurrence la peste d'Athиnes), а croire aux dieux : « Ni la religion, ni les puissances divines ne pesaient guиre en un tel moment ; la douleur prйsente йtait bien plus forte » (1). Lucrиce ne disait-il pas lui-mкme que c'est dans les dangers et les йpreuves qu'il convient de juger l'homme, qu'alors seulement « la vйritй jaillit du fond du cњur, le masque s'arrache, la rйalitй demeure » ? Dans l'adversitй, il peut advenir que la religion apparaisse, elle aussi, comme un masque : fanfaronnade idйologique, aussi pauvre, aussi fragile, en dйfinitive, que les fanfaronnades anti-idйologiques.
Reste donc la question de savoir quelle valeur didactique Lucrиce prкtait а son entreprise de purification philosophique. Pour rйpondre а cette question, il faut probablement distinguer, dans le De rerum natura, plusieurs niveaux de discours diffйrents, et plusieurs destinataires diffйrents. Il y a d'abord le discours sur les hommes et leurs vaines superstitions, une description des malheurs causйs par la religion et toutes les formes de croyance : analyse de l'idйologie en gйnйral dont il n'est jamais dit qu'il faille en dйbarrasser l'espиce humaine, ni que cette tвche soit possible et ait un sens. Il y a ensuite le discours thйrapeutique, qui s'adresse а un destinataire prйcis : Memmius, que Vйnus « a voulu en tout temps voir parй des plus excellentes vertus » (2), et qui sera, s'il daigne йcouter d'un esprit attentif, peut-кtre susceptible d'accueillir des vйritйs qui rйpugnent au commun des mortels. L'unique motivation de l'њuvre qui soit explicitement dйclarйe par Lucrиce est l'espoir de gagner son amitiй : « Ton mйrite, et le plaisir que j'espиre de ta douce amitiй, m'engagent а soutenir toutes les tвches, et m'invitent а veiller pendant les nuits sereines, dans la recherche des mots et du poиme par lesquels je pourrai rйpandre dans ton esprit une йclatante
(1) VI, 1276-1277.
(2) I, 26-27.
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lumiиre » (1). Il y a enfin, et probablement surtout, le discours а soi-mкme, sur qui porte en dйfinitive l'essentiel de la thйrapeutique mise en њuvre par le De rerum nalura. Discours donc qui, dans le meilleur des cas, ne s'adresse qu'а un seul interlocuteur, Memmius ; mais, plus encore, discours solitaire destinй а se convaincre soi-mкme, а se persuader et а se repersuader sans relвche d'une vйritй а la fois aveuglante et йvanesceiite, comme une lumiиre qui illumine l'esprit dans le prйsent mais risque а tout instant de disparaоtre. L'exaltation devant la vйritй atomiste serait ainsi l'endroit d'une disposition d'esprit dont l'angoisse et la perdition constitueraient le revers. Les rares renseignements laissйs sur Lucrиce par l'Antiquitй font йtat d'un homme angoissй ayant mis fin а ses jours, avant l'achиvement de son poиme, dans un accиs de mйlancolie ou de dйmence. Cette tradition du suicide, attestйe par saint Jйrфme dans ses Additions а la Chronique d'Eusиbe, reprises dans un manuscrit munichois du De rerum nalura qui donne, en marge, des prйcisions sur les circonstances du suicide, a йtй combattue, а partir du xvnie siиcle, par une autre tradition, celle de nier tous les renseignements de provenance chrйtienne, surtout lorsqu'ils tendaient а la dйprйciation des њuvres et des auteurs de l'Antiquitй grйco-romaine, au nom d'un soupзon systйmatique de procиs d'intention. Un des rares commentateurs modernes а avoir pris le contrepied de cette seconde tradition est le Dr Logre qui, dans L'anxiйtй de Lucrиce (1946), a essayй de montrer en quoi l'hypothиse du suicide de Lucrиce, sans кtre, en attendant d'hypothйtiques dйcouvertes archйologiques, dйmontrable, йtait nйanmoins psychologiquement et psychanalytiquement trиs vraisemblable. A l'appui de sa thиse, le Dr Logre fait remarquer que l'exaltation jubilatoire de Lucrиce prйsente les caractйristiques de l'exaltation propre aux tempйraments dits « cyclothymiques », par son aptitude а concevoir sur un mode allиgre des vйritйs qui, en d'autres moments — lors des phases dйpressives — paraоtraient dйsespйrantes. Cette thйorie d'une cyclothymie de Lucrиce — laquelle, au dire mкme du Dr Logre, n'attente en rien au gйnie philosophique de Lucrиce — a l'avantage de proposer une explication plausible de ce qui, aux yeux de tous les commentateurs, fait figure d'inexplicable mystиre : la jubilation agressive et terroriste avec laquelle Lucrиce rend compte des plus tristes vйritйs (ainsi les descriptions de la mort, au livre III ; de l'amour, au livre IV).
(1) I, 140-144.
TRAGIQUE ET HASARD 143
Dans cette hypothиse, Epicure aurait йtй pour Lucrиce exactement un mйdecin, un psychiatre, dont le gйnie thйrapeutique aurait sauvй — provisoirement — Lucrиce lors d'une crise dйpressive. D'oщ la reconnaissance exaltйe que lui manifeste constamment Lucrиce, qui n'est pas sans rappeler, en effet, le type particulier de dйvotion qu'а l'issue d'une maladie qu'il redoutait mortelle le patient guйri voue а son mйdecin, voire l'amour de l'analysй pour l'analyste pendant la pйriode dite de « transfert ». D'oщ aussi le poиme lui-mкme, sorte d'ex-voto reconnaissant, qui correspond, chez le cyclothymique, а la phase active et productive pendant laquelle le sujet, encore йmerveillй de sa guйrison subite, s'efforce de se rendre utile en faisant profiter de sa dйcouverte l'humanitй entiиre : trait frйquent dans l'йvolution des cyclothymiques. En d'autres termes : les angoisses que veut dissiper Lucrиce seraient les propres angoisses de Lucrиce pendant les phases dйpressives. Angoisses qui auront d'ailleurs, si l'on en croit saint Jйrфme, le dernier mot, avec le suicide ; comme elles ont le dernier mot du De rerum natura, avec la description horrifiante de la peste d'Athиnes. Se prйciserait ainsi le contexte psychologique dans lequel se situe le fameux passage par lequel s'ouvre le livre II du poиme, Suave mari magno : « II est doux, quand sur la vaste mer les vents soulиvent les flots, d'assister de la terre aux rudes йpreuves d'autrui : non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir а quels maux on йchappe soi-mкme est chose douce » (1). On a beaucoup йcrit pour reprocher а Lucrиce ces quatre vers ; beaucoup plus encore pour essayer de laver Lucrиce du soupзon, а leur lecture, d'indiffйrence aux malheurs d'autrui. Tout cela est peut-кtre hors de propos. Il est possible que les dangers face auxquels Lucrиce se mйnage, en ces deux vers, un confortable mais prйcaire abri, aient moins menacй autrui que l'auteur mкme du De rerum natura, en dehors des heures d'exaltation а la faveur desquelles il composait son poиme.
Quoi qu'il en soit des circonstances psychologiques qui ont prйsidй а sa naissance, reste а l'њuvre constituйe un caractиre diйtйtique rare, sinon unique en cette sйcheresse, dans la littйrature philosophique. Philosophie sans dйpфt idйologique, comme certaines musiques sont sans dйpфt affectif : celle de Bizet, par exemple, telle du moins que l'entendait Nietzsche. Rien dans l'њuvre de Lucrиce qui tйmoigne d'une idйe susceptible, dans la conscience idйologique, de laisser des traces. Gomme dans l'idйe
(1) II, 1-4.
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de hasard, il n'y a, dans le De rerum natura, rien dont puisse se repaоtre un appйtit idйologique — sauf а y ajouter au prйalable des thиmes qu'on prйtendra y lire ensuite. Aux yeux de la pensйe tragique, Lucrиce apparaоt ainsi comme le philosophe par excellence, l'un des rares anti-idйologues sans restrictions mentales : penseur d'aucune idйe — pas mкme celle de « nature » —, visionnaire du rien, auditeur du silence.
IL — Pascal et la nature du savoir
Une tradition insistante veut que Pascal, en jetant la suspicion sur les intйrкts et les possibilitйs du savoir, d'ordre tant scientifique que philosophique, ait cйdй а des motivations d'ordre affectif et religieux. Pascal aurait donc йtй chrйtien avant d'кtre philosophe, et mкme, ce qui est plus grave, moraliste avant d'кtre chrйtien : tйmoigneraient de ces sombres dispositions les propos bien connus sur la nature corrompue et la malignitй humaine. L'objet de la science comme l'objet de la philosophie auraient йtй abandonnйs par Pascal parce que participant de la corruption et de la nature mauvaise : occupations « mondaines », а rejeter comme tout ce qui est mondain — « tout cela est mauvais et nй avec nous » (1).
De telles vues sont pourtant insoutenables, dans la mesure oщ la perspective philosophique de Pascal, qui est celle des Sophistes, des Sceptiques et de Montaigne, commence par biffer le lieu qui serait l'habitacle de cette corruption mondaine : la nature. Chez Pascal, de mкme que chez Gorgias ou chez Montaigne, la nature ne saurait кtre mauvaise ni corrompue, pour cette simple raison qu'i/ n'y a pas de nature. Sans doute Pascal parle-t-il de pйchй et de nature corrompue, pour qualifier l'actuelle condition de l'homme. Mais c'est que la dйfinition de la corruption est prйcisйment le fait de la disparition de la nature : nature corrompue dйsigne ainsi, non une nature dйpravйe, mais la « corruption » de la nature (au sens de perte, de disparition dйfinitive et sans recours). Avec le pйchй originel, l'homme a quittй une fois pour toutes sa nature (et la nature du monde qui l'entourait) : aujourd'hui, la « vraie nature » est « perdue » (frag. 426). Se dessine ici, il est vrai, une diffйrence importante entre Pascal et les autres grands penseurs tragiques, tel Lucrиce : Pascal nie la nature actuelle, mais ne rejette pas aussi complиtement que
(1) Pensйes, йd. Brunschvicg, frag. 478.
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d'autres le concept de nature puisqu'il lui reconnaоt un sens dans une perspective thйologique et mкme un site temporel en un passй transcendant et immйmorial. Chez Lucrиce, pas de nature : il n'y en a jamais eu (jamais commencй а en avoir). Chez Pascal, plus de nature : mais, avant le pйchй originel, l'homme a eu accиs а la nature. Diffйrence essentielle, certes, car elle signifie qu'aux yeux de Pascal l'idйe de nature a un sens. Mais cette diffйrence est sans effets sur la conception pascalienne de la nature actuelle, c'est-а-dire l'absence actuelle de nature. De ce que fut la nature rйelle, il ne reste, dans la « nature » actuelle, exactement rien : « ce qui existe » aujourd'hui est entiиrement corrompu dans la mesure oщ il ne participe d'aucune nature. De ce point de vue, Pascal retrouve l'idйe de nature (actuelle) а peu prиs dans l'йtat oщ les Sophistes, Lucrиce et Montaigne l'avaient laissйe : un concept devenu vide, acculй а l'йlimination. Et c'est pourquoi l'actuelle « nature » ne prouve plus rien de Dieu (comme elle ne dit plus rien de la vraie nature). Pascal rejette ici l'humanisme chrйtien avec autant de nettetй que l'humanisme libertin, en refusant de chercher la trace de Dieu dans les њuvres de la nature : « C'est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. (...) Cela est trиs considйrable » (frag. 243).
Corollaire de ce rejet de la nature : Pascal rejette йgalement l'idйe de surnature (tout comme Lucrиce niant а la fois l'ordinaire et l'extraordinaire). Si Pascal croit aux miracles, c'est qu'il ne croit pas а leur caractиre « miraculeux » : en ceci que les miracles, ne s'opposant, ni а la nature (il n'y en a pas), ni а la raison (qui n'a pas encore trouvй de repиres pour juger de la normalitй), ne font offense а aucun « ordre des choses » et ont, par consйquent, un caractиre de fait positif beaucoup plus que de manifestation transcendante. Un cйlиbre passage des Pensйes rйsume l'argumentation gйnйrale de ce positivisme religieux particulier а Pascal : « Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile, de naоtre ou de ressusciter, que ce qui n'a jamais йtй soit, ou que ce qui a йtй soit encore ? Est-il plus difficile de venir en кtre que d'y revenir ? La coutume nous rend l'un facile, le manque de coutume rend l'autre impossible : populaire faзon de juger ! » (frag. 222).
On pourra donc dire que ce qui existe — qui n'est ni nature ni surnature — est, pour Pascal, d'ordre « sous-naturel », participe d'une « sous-nature ». Sous-nature ne manifestant jamais de principe d'organisation, n'offrant а la disponibilitй du regard que le repйrage brut d'associations muettes quant а la « raison »
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de leur association. Il est remarquable que ce « silence » de la loi — laquelle apparaоt ainsi comme d'ordre йternellement empirique — soit а la fois principe de dйsespйrance scientifique, et le principe qui assure le caractиre rigoureusement scientifique de la pensйe pascalienne. Peut-кtre une certaine indiffйrence en matiиre scientifique est-elle paradoxalement la dйfinition de l'esprit complиtement scientifique : lequel suppose le refus raisonnй de mйthode dans l'exploration d'un monde sans ordonnancement, l'absence de prйsupposйs quant а ce qui est а trouver (pas de dйsir de trouver ceci plutфt que cela), l'indiffйrence а l'йgard d'une thйorie gйnйrale dans laquelle on voudrait intйgrer la loi а dйgager. C'est en quoi Pascal peut кtre tout а la fois, et selon la mкme logique tragique, philosophe, chrйtien et savant : l'indiffйrence aux idйes et l'attention aux faits, seules possibles dans le non-rиgne de la sous-nature, assurent un caractиre scientifique et inattaquable а tous les niveaux de l'њuvre ; y compris le niveau religieux, puisque la religion chrйtienne n'est admise par Pascal, tout comme les vйritйs scientifiques, qu'а titre, non de dйmonstration, mais de constat empirique, dы ici au double hasard des miracles advenus in fado et de la grвce qui a permis а Pascal de voir en ceux-ci des faits. Descartes, qui s'intйresse aux idйes, n'est que philosophe.
Ce qui s'offre au regard scientifique et philosophique est donc une sous-nature : soit une infinitй (ou plutфt : une indefinite) de faits et de rйseaux de faits qu'aucune nature n'intиgre en son sein, soit un ensemble non rйgi, ne constituant donc aucun ensemble. Pensйe du hasard (que, sous ce terme, Pascal a semble-t-il inaugurйe), qui constitue ainsi l'un des thиmes conducteurs des Pensйes : а quelque niveau d'existence qu'on se place, apparaоt le hasard, c'est-а-dire un mкme principe erratique, meurtrier de toute idйe de principe. D'oщ l'impossibilitй pour Pascal d'ordonner son discours, dиs lors qu'il a en vue, non plus une rйgion particuliиre, comme dans les Provinciales, mais l'ensemble-hasard des rйgions, dont l'impossible description est le principal sujet des Pensйes. Aussi, et Pascal le souligne lui-mкme, est-il vain de chercher un ordre dans ce qui aurait pu devenir Y Apologie de la religion chrйtienne — et particuliиrement absurde d'y rechercher un plan ou une table des matiиres, alors que le livre n'a de toute faзon pas йtй йcrit et qu'il est impossible de conjecturer la forme qu'aurait donnйe Pascal а son ouvrage : H. Gouhier semble avoir йtй le premier а souligner cette йvidence (1). L'Apo-
(1) Biaise Pascal. Commentaires, Vrin йd., pp. 183-185.
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logie se proposait de parler de la sous-nature ; or, Γ « idйe » qui fait de la sous-nature un « ensemble » est une idйe qui rйcuse toutes les idйes : le hasard. La description pascalienne se proposait donc d'кtre — et est demeurйe plus que jamais telle, par l'accident d'une mort intervenue en cours de travail — d'ordre erratique, sans commencement ni fin, sans autre principe que celui de l'apparition du hasard а tous les niveaux. Hasard de tout ce qui, sans exception, se propose а la rйflexion tout en refusant de se laisser penser. Hasard de toute apparente « nature » et de tout dйcoupage dans la trame de ce qui existe (celle-ci trop lвche — trop absente — pour pouvoir justifier un dйcoupage en nature des rйgions : le moi, l'arbre, la maison reprйsentent des zones d'existence aux contours d'ordre conventionnel et, par consйquent, а l'existence illusoire). Hasard de l'humeur (frag. 107), du plaisir (frag. 368), du mode de vie (frag. 97), des sentiments et de leurs suites, c'est-а-dire de toute l'histoire (frag. 162). Hasard de la volontй, dont les Provinciales ont dit qu'elle йtait affaire de grвce et non de libertй. Hasard mкme de la foi : affaire, elle aussi, de grвce, ou de pari. Hasard des pensйes : « Hasard donne les pensйes, et hasard les фte ; point d'art pour conserver ni pour acquйrir. Pensйe йchappйe, je la voulais йcrire ; j'йcris, au lieu, qu'elle m'est йchappйe » (frag. 370). Hasard qui dйfinit enfin le thиme spйcifique de Γ « angoisse » pascalienne, dont la plupart des Pensйes peuvent кtre considйrйes comme des variations : « Je m'effraie et m'йtonne de me voir ici plutфt que lа, car il n'y a point de raison pourquoi ici plutфt que lа, pourquoi а prйsent plutфt que lors. Qui m'y a mis ? Par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps ont-ils йtй destinйs а moi ? » (frag. 205). Angoisse face au hasard dont le dernier mot est peut-кtre donnй par le fragment 469 : « Donc, je ne suis pas un кtre nйcessaire. »
Ici est le lieu de l'йpouvante : la vision du hasard, non l'angoisse devant l'infinitй des mondes, le silence des astres, l'ennui et la briиvetй de la vie humaine. On a longtemps considйrй que le fragment intitulй par Pascal Disproportion de l'homme, plus communйment connu sous le pseudo-titre des Deux infinis, livrait le secret de l'angoisse pascalienne : laquelle aurait accompagnй, on ne sait d'ailleurs bien pourquoi ni en quoi, la vision de l'infiniment grand et de l'infiniment petit. En rйalitй l'attention de Pascal, en ce texte cйlиbre, se porte, non sur le caractиre impensable de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, mais, tout au contraire, sur le caractиre impensable de la notion de milieu : tout йtant йgalement milieu, rien n'est milieu, et le lieu du milieu — notamment celui de l'homme — est rien (rien de
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situable, donc rien de pensable). Disproportion ne signifie pas ici proportion misйrable et dйmesurйe par rapport а l'infini, mais absence de proportion oщ prendre mesure pour connaоtre son lieu, et йprouver son кtre. Eprouver : c'est-а-dire, d'abord, dйduire son кtre de l'йpreuve d'un repиre. Peu importe d'кtre petit ou grand, ici ou lа, mais bien d'кtre quelque part, faute de quoi il deviendra douteux qu'on soit mкme quelque chose et que quelque chose existe en quoi l'on soit. Occuper une place — mкme а supposer celle-ci а jamais inconnaissable, en raison d'une faiblesse de la raison — signifie que ce qui existe constitue un ensemble structurй (signifiant), et non un agrйgat hasardeux (insignifiant), dans lequel la notion de situation, d'emplacement, perd tout sens. Peu importe donc d'ignorer а jamais oщ est sa place, dиs lors qu'il est assurй qu'on a une place : ce que Pascal nie. Gomme le dit M. Serres : « Ce qui est en jeu est plus profond que la thиse de Γ hйliocentrisme ou l'idйe de l'attraction universelle, qui ne sont, а tout prendre, que des applications ou des qualifications de ce problиme plus gйnйral de savoir si le monde est centrй ou dйcentrй, fini ou infini, organisй ou hasardeux, et si, selon les dйcisions, l'homme a ou n'a pas un lieu naturel » (1).
Telle que l'a reconstituйe L. Goldmann dans Le dieu cachй, la vision philosophique de Pascal n'est pas tragique parce que son auteur procиde d'entrйe de jeu а une йlimination du concept de hasard, en substituant au thиme du hasard (tragique) le thиme de la contradiction (dialectique). Il est vrai que les aphorismes des Pensйes accusent une forme volontiers contradictoire : oui et non, tout et rien, trop et trop peu. Mais il y a deux maniиres trиs diffйrentes d'interprйter ces couples oppositionnels : selon qu'on les pense sur fond de hasard ou sur fond de systиme (mкme а supposer celui-ci provisoirement impensable, inaccessible, irrйalisй). En rйgime de systиme, les oppositions se contredisent : elles ne peuvent кtre vraies ensemble que supposйe au moins la possibilitй d'une synthиse а venir et а penser. En rйgime de hasard, les oppositions se cфtoient : tout de mкme que les innombrables couples d'adages thйoriquement contradictoires ne sont, empiriquement parlant, nullement inconciliables (« Tel pиre, tel fils » ; et : « A pиre avare, fils prodigue »). Dans le premier cas (philosophie dialectique), la gйnйralitй exprime une vйritй « partielle » (par rapport а la vйritй) ; dans le second (philosophie tragique),
(1) Le paradigme pascalien, in Le systиme de Leibniz et ses modиles mathйmatiques, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 651.
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une vйritй « rйgionale » (sans rйfйrence а un principe de centralisation).
Consйquence de ce rиgne du hasard dans l'infinitй de la sous-nature (« rиgne » signifiant le principe d'insignifiance а la faveur duquel toute forme de rиgne se trouve йliminйe) : tout comme chez Montaigne, il n'y aura, chez-Pascal, aucune diffйrence entre ce qui, sous l'effet d'une vue lйgitime mais hasardeuse de l'imagination, peut кtre considйrй comme « rиgle » et ce qui peut кtre considйrй comme « exception ». Ce qui signifie que la rиgle ne se diffйrencie pas de l'exception : incapable de se relier а un principe, elle apparaоt comme un « fait » silencieux au mкme titre que tous les faits. Sans doute la rиgle (qui fait par exemple que la majoritй des hommes naissent dotйs d'une organisation ressemblante) ne se confond-elle pas avec l'exception (qui fait que la sous-nature produit, de temps а autre, ses monstres). Mais ce principe de distinction (entre la rиgle et l'exception) n'est nullement un principe de diffйrenciation : puisque la « diffйrence » entre la rиgle et l'exception est d'ordre quantitatif et non qualitatif (il y a — exceptionnellement : par hasard — certains phйnomиnes se produisant plus souvent que d'autres). On invoquera ici l'argument du Sorite : а partir de quand la rйunion des grains fait-elle un tas ? A partir de quand une rйunion d'exceptions se rйpйtant et se ressemblant constitue-t-elle une rиgle ? « Quand nous voyons un effet arriver toujours de mкme, nous en concluons а une nйcessitй naturelle, comme qu'il fera demain jour, etc. Mais souvent la nature nous dйment, et ne s'assouplit pas а ses propres rиgles » (frag. 91) ; sans doute, et le Fragment d'un Traitй du vide avait, de cette impossibilitй а atteindre la loi, dйjа donnй les attendus : « Pour le dire gйnйralement, ce ne serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit ; puisque, s'il restait un seul cas а examiner, ce seul suffirait pour empкcher la dйfinition gйnйrale, et si un seul йtait contraire, ce seul. » Entre le tas de sable et les grains de sable qui ne constituent pas encore un tas il n'y a pas de diffйrence ; seulement une modification d'aspect au regard d'un certain observateur. De mкme entre la gйnйralitй et des faits isolйs n'y a-t-il aucune diffйrence en « nature » : sinon celle, misйrable, qui permet de distinguer entre le « gros » et le « petit ».
Se trouve ainsi dйfini le champ ouvert а la science comme а la philosophie, c'est-а-dire la nature de tout savoir humain : la connaissance, infiniment extensible, de gйnйralitйs qui ne se diffйrencieront jamais de l'agrйgat indiffйrenciй des faits. Connaissance qui peut кtre trиs utile et trиs enrichissante ; mais qui
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n'aboutira jamais а la mise en йvidence d'une connaissance, si l'on entend et recherche par lа un principe йchappant par nature а l'anarchie et la prйcaritй des faits. Aussi l'expйrience scientifique est-elle dйcevante : tout comme l'expйrience crйatrice, elle est incapable d'apporter de modification au statut (c'est-а-dire : а l'absence de statut) de ce qui existe. S'y adonner autant qu'on voudra, mais sans en attendre des manifestations d'un ordre transcendant le hasard : sans donc y prendre de part ni de goыt, si tant est que votre goыt vous porte а espйrer de la science une йchappatoire au hasard. C'йtait dйjа, on le sait, la disposition d'esprit de Montaigne : « Moy, je les ayme bien, [les « gens de sзavoir »], mais je ne les adore pas » (1). C'est pourquoi ni Montaigne ni Pascal, dont la pensйe est plus rigoureusement scientifique que celle de Descartes, ne sont des « rationalistes » de type cartйsien : la science est estimable (« une trиs-utile et grande partie », dit Montaigne sans ironie а la premiиre ligne de Y Apologie de Raimond Sebond), mais sans efficacitй ni puissance convaincante face а l'йtat dispersй des faits, le monstre-hasard ; c'est en ce sens que Descartes peut кtre considйrй par Pascal comme « inutile et incertain » (frag. 78) : inutile face au hasard parce qu'aboutissant а des lois gйnйrales aussi hasardeuses (incerlae) que les faits sur lesquels elles ne font qu'apparent relief.
Cela йtant, la critique pascalienne du rationalisme ne signifie pas prйcisйment une critique de la raison, comme il a йtй constamment et trиs lйgиrement affirmй. La critique du rationalisme (le « dйsaveu de la raison ») a une signification plutфt exactement inverse : elle ne met pas en doute les capacilйs propres de la raison, mais la nature de ce qui s'offre а son investigation. En d'autres termes : Γ « impuissance » du rationalisme ne provient pas, selon Pascal, d'une impuissance inhйrente а la raison elle-mкme, mais du fait que ce qui s'offre а la raison est irrйmйdiablement indiffйrent. Ici doit s'inverser le schйma habituellement appliquй а Pascal, qui insiste volontiers sur une faiblesse de la raison face а l'amplitude immense des choses а connaоtre. Il s'agit bien plutфt, pour Pascal, d'une dйfaillance du cфtй de l'objet : la raison est apte а connaоtre, mais а elle ne s'offre rien de connaissable. La pensйe n'est pas а proprement parler aveugle ; si, effectivement, elle ne voit rien, c'est que rien ne lui est donnй а voir. La raison pиche par excиs, non par dйfaut : confrontйe sans cesse а un manque а penser qui est l'existence en tant que non-nature, alors qu'elle aurait, elle, de quoi penser une nature.
(1) Essais, II, 12.
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La raison est donc dйsavouйe, non pour mal penser, mais pour n'avoir rien а penser. Ce qui signifie qu'il n'y a, dans l'actuelle existence, aucune raison cachйe, aucune structure secrиte, aucun principe du divers que sa misиre et sa faiblesse interdiraient а l'homme de dйcouvrir. Dans une telle perspective, ni les « vйritйs » ni les « erreurs » ne portent а grande consйquence philosophique : les premiиres ne font qu'ajouter des faits а l'accumulation des faits, les secondes n'offensent aucune vйritй. En rйalitй, il n'y a pas, chez Pascal, de puissance vйritablement « trompeuse ». Expression ambiguл, et trompeuse elle-mкme, qui pourrait laisser croire que Pascal a en vue un fondement de rйalitй que l'effet desdites puissances serait de masquer. Mais l'imagination et le divertissement ne sont pas trompeurs en ce qu'ils viendraient compromettre la reprйsentation possible d'une raison et d'une vйritй ; tout au contraire, leur effet trompeur est de dissimuler l'absence fondamentale de raison, absence dont la reconnaissance qualifie paradoxalement la « raison » des hommes, et la « vйritй » de leur condition.
Ainsi apparaissent en dйfinitive la nature du savoir et l'йtendue de ses possibilitйs : une infinitй de gйnйralitйs repйrables — quoique en l'absence de tout systиme gйnйral de repйrage — dont l'intйrкt pratique est variable et l'intйrкt thйorique parfaitement uniforme, et, de par cette uniformitй, nul. La gйnйralitй nouvelle viendra grossir le lot des gйnйralitйs anciennes, sans livrer de lumiиre au sujet de la gйnйralitй elle-mкme. Aussi la recherche scientifique des gйnйralitйs est-elle, philosophiquement parlant, dйrisoire. « Tout cela est mauvais et nй avec nous » : trop rйcentes, les vйritйs explorables appartiennent dйjа а la sous-nature, au rиgne du hasard. Pour un millier de lois dйcouvertes, aucune parcelle de nйcessitй qui viendrait rompre l'enchantement vouant tout ce qui existe а un mкme principe d'uniformitй et d'йquivalence : l'incapacitй а se constituer en nature, а introduire de la nйcessitй, а faire relief sur la hasard, Telles que les conзoit Pascal, les lois scientifiques sont а peu prиs du mкme ordre que les rйseaux imaginaires mis en place dans les romans et le thйвtre de Raymond Roussel. Toujours а la fois burlesques, monotones et gratuits, ces enchevкtrements insolites prйsentent une sorte de version agressive et caricaturale du hasard inscrit dans la trame de toute gйnйralitй. La description prйcise et minutieuse de ces rйseaux bizarres y suggиre le caractиre factice de toute association, de tout ensemble : apparaоt en filigrane l'incapacitй qu'ont tous les faits а constituer des ensembles, а rompre avec leur rиgne inerte et hasardeux, а « vivre », c'est-а-dire se transcender en
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йvйnements. Vision du caractиre gratuit de toute organisation, du hasard comme principe unique de toutes les combinaisons. Ainsi, en une autocrйation spontanйe de type lucrйtien, le mйtier а tisser des Impressions d* Afrique et la hie de Locus solus peuvent-ils produire une tapisserie et une mosaпque en utilisant les mouvements dus а la seule action de l'eau et de l'air. Ce qui signifie que le hasard, qui peut tout faire, pourrait bien avoir rйellement tout produit. Insignifiance radicale des choses, sur fond de laquelle tout « йvйnement » ne fait relief qu'en trompe-l'њil : rien n'y bouge, rien n'y parle, rien n'y vit — la « vie » elle-mкme n'йtant qu'un dйrivй, parmi beaucoup d'autres, de la rйalitй fondamentale qui est la mort.
CHAPITRE IV PRATIQUE DU PIRE
1 ---- LES CONDUITES SELON LE PIRE
La plupart des conduites humaines s'interprиtent au nom de quelque chose : d'un principe intellectuel, rationnellement pensable, ou d'un intйrкt biologique, efficacement prйsent. Il est plus difficile d'imaginer des actes s'effectuant en vue de rien, c'est-а-dire au nom du hasard, dans le cadre d'une perspective tragique. Pourtant, la philosophie tragique n'est pas sans certaines implications d'ordre pratique. Implications, plutфt que consйquences, d'une vision tragique qui trouve ainsi un nйcessaire champ d'exercice auquel elle ne s'attendait guиre. De telles conduites selon le pire semblent en effet devoir se rйsumer а la formule : ne rien faire — ne rien penser. Mais, а partir d'une telle formule, la pensйe tragique aboutit а l'exercice d'un certain nombre de comportements dйsastreux dont elle revendique а la fois l'origine et le monopole : niant que de tels comportements soient possibles en dehors d'une perspective tragique. Au nombre de ces conduites trois, en raison de leur importance et de leur revendication frйquente de la part de pensйes non tragiques, mйritent une mention particuliиre : la tolйrance ; la facultй crйatrice ; enfin, une certaine maniиre de rire.
2 — TRAGIQUE ET TOLЙRANCE (Morale du pire)
A tout homme se recommandant de la tolйrance peut кtre adressй le soupзon lucrйtien : « Tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cњur quelque aiguillon secret » (1) ;
(1) De rerum natura, III, 873-874.
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ou encore, attribuйe la formule que O. Mannoni, dans la premiиre йtude de ses Clefs pour l'imaginaire, met dans la bouche de l'homme prйtendument incrйdule : « Je sais bien... mais quand mкme. » C'est qu'entre affirmer la tolйrance, et la pratiquer, il y a une contradiction de principe. Se recommander de la tolйrance suppose la reconnaissance de rйfйrentiels, de valeurs, а partir desquels il sera possible, sans doute, d'йlargir quelque peu le champ du tolйrй, mais а partir desquels il sera aussi nйcessaire d'exclure tout ce qui contredirait les principes qui ont rendu possible cette « tolйrance ». Le seul кtre а mкme de pratiquer la tolйrance est ainsi celui qui ne se recommande de rien : d'une part l'homme dit « ordinaire » (si l'on entend par « ordinaire » l'aptitude а manquer d'idйes : acception dont le bien-fondй n'est pas йvident), d'autre part le penseur tragique. A cela deux grandes raisons. En premier lieu, le penseur tragique est le seul а n'кtre jamais concernй par des types de pensйe et de comportement auxquels il ne participe pas : dans la mesure oщ il est incapable, on l'a vu, de prendre au sйrieux une idйologie de quelque forme qu'elle soit, oщ il refuse de penser que les objets avouйs de croyance soient jamais objets d'adhйsion vйritable. Lutter contre une idйologie — et а de telles luttes se rйsume toute forme d'intolйrance — serait, а ses yeux, lutter contre rien : aucun thиme ne lui est intolйrable parce qu'aucun thиme, si dйplaisant soit-il en son apparence, n'a de rйalitй. En second lieu, il est le seul а n'кtre jamais contrariй par une idйologie adverse : ne pensant « rien », en effet, а quoi puisse s'opposer une quelconque idйologie. Mкme donc s'il prenait en considйration philosophique des idйologies qu'il juge absurdes, il n'entreprendrait aucune lutte contre elles, n'ayant aucune idйologie а proposer en leur lieu et place. Ne disposant de « rien » sur quoi se fonder pour tenter d'йvacuer opinions et croyances, il les tolйrera, nйcessairement, toutes. La philosophie tragique dispose ainsi d'une insйparable vertu d'ordre « moral » : une capacitй de tolйrance а toute йpreuve, qu'а ce titre elle peut revendiquer comme son bien propre (toute tolйrance non inconditionnelle йtant, а ses yeux, intolйrance). Vision du hasard, la pensйe tragique se caractйrise en effet par une йthique d'accueil. A la diffйrence des pensйes constituйes, dont les cadres accueillent inйgalement toute information extйrieure, la pensйe du hasard est seule apte а recueillir toutes les informations, constituant une sorte de surface d'accueil sur laquelle peuvent йgalement se dйposer toute chose et tout кtre. Cette amplitude de l'accueil tient а la minceur, ou plutфt а l'absence, de rйquisits : aucun refus de sa part parce
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qu'il n'y a aucune demande non plus (la pensйe tragique n'a rien а refuser parce que rien ne se prйsente а elle qui puisse contrarier, en elle, une demande). Cette йthique d'accueil a, il va de soi, une signification plus thйorique que pratique. Il peut arriver, а l'homme « ordinaire » comme au penseur tragique — ceux-ci dйsignant d'ailleurs peut-кtre un mкme personnage —, qu'on « intervienne » dans le cours des choses : en arrachant, par exemple, lorsque la possibilitй s'en prйsente, un кtre а la souffrance ou а la mort. Mais de tels « actes » s'effectuent en silence, pas au nom d'une* intolйrance а l'йgard de ce qui pourrait кtre considйrй а juste titre comme responsable de ces souffrances. L'acte pitoyable n'a nйcessairement, chez le penseur tragique, aucune signification idйologique : contrecarrer, а l'occasion, des agissements cruels ne signifie aucunement que ceux-ci ne sont (intellectuellement) pas tolйrйs — seulement qu'ils ne sont (pratiquement) pas souhaitйs.
Ces deux raisons, qui vouent а la tolйrance la pensйe tragique, font nйcessairement dйfaut а toute pensйe non tragique. Il en rйsulte que toute pensйe non tragique est nйcessairement pensйe intolйrante ; que, plus elle s'йloigne des perspectives tragiques, plus elle incline vers telle ou telle forme d' « optimisme », plus elle se fait aussi cruelle et oppressive : et ce, quels que soient ses efforts pour se libйraliser, en mettant, par exemple, la tolйrance а la clef de son nouveau systиme d'intolйrances, comme il se fit au xvine siиcle. A cela les deux mкmes raisons dites ci-dessus, mais inversйes. D'une part, une pensйe non tragique est concernйe par les idйologies adverses puisqu'elle les prend au sйrieux : elle admet que les idйes dont se recommande l'idйologie sont suscep-tibleg d'adhйsion. D'oщ un premier motif d'intolйrance, qui naоt de la surprise а se reprйsenter comme vйritablement crues des idйes dont elle voit clairement le caractиre incroyable — mais non incrйdible. Elle se demande sans cesse comment une telle idйologie est « possible », et puise dans une confrontation, nйvroti-quement ressassйe, entre le caractиre impossible de cette opinion et le fait de son existence (c'est-а-dire, de son affirmation rйpйtйe) la matiиre d'une indignation indйfiniment renouvelable : source permanente, semble-t-il, de toutes les formes d'intolйrance. Indignation qui cesserait aussitфt si la pensйe non tragique devenait tragique, en s'avisant de l'inexistence — en termes d'adhйsion vйritable — des croyances contre lesquelles elle s'insurge. Mais c'est lа, prйcisйment, ce dont elle est incapable. D'autre part, elle possиde certains rйfйrentiels qui feront, avec les idйologies йtrangиres, contrariйtй : elle sera donc, non seule-
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ment concernйe par les systиmes idйologiques qu'elle prend au sйrieux, mais encore constamment menacйe par eux. D'oщ un second motif d'intolйrance inscrit dans la logique mкme de son entreprise, qu'elle pourra trиs justement revendiquer au titre de la lйgitime dйfense. Il en rйsulte une йthique d'exclusive, qui caractйrise toute pensйe non tragique, se recommandвt-elle de la tolйrance. Exclure l'intolйrance, dйcrйter l'intolйrance intolйrable comme on le fit en certains temps, est dйjа кtre intolйrant. De toute faзon, lutter en vue de l'йtablissement d'une tolйrance reprйsente une impossibilitй philosophique : « lutter » est ici de trop, puisque le mot dйsigne une lutte contre quelque chose qui n'est pas admis, et que la tolйrance consisterait prйcisйment а admettre. Idйologie а la fois rйpressive et absurde, qui s'appuie sur le principe de tolйrance pour exclure de son propre champ du tolйrable ce qu'elle n'est pas disposйe а tolйrer. C'est ainsi qu'une certaine idйologie conservatrice peut prйtendre accorder aux citoyens de la Rйpublique toutes les libertйs, « exceptй celle d'attenter а la libertй » ; et que les apprentis rйvolutionnaires du mois de mai 1968 peuvent rйtorquer qu' « il est interdit d'interdire ». Mкme йthique d'exclusive et de rйpression dans les deux formules (dont l'une essaierait vainement de prendre le contre-pied de l'autre) : de ce qu'on admet au nom de la tolйrance, on exclut, au nom de cette mкme tolйrance, tout ce qui contredirait ce qu'on a ainsi admis (soit un certain ordre social, de caractиre bourgeois pour la premiиre formule, d'intention rйnovatrice pour la seconde). Il est aisй d'en appeler ici а nouveau au mot de Lucrиce, en le paraphrasant : quand tu vois un homme se lamenter de l'intolйrance, et affirmer qu'au nom de la tolйrance il accordera dйsormais toutes les libertйs, sauf celle de rйprimer et de limiter la libertй, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son cњur quelque aiguillon secret, malgrй son refus affectй de croire qu'aucune oppression puisse subsister dans l'ordre nouveau qu'il annonce. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses vйritables raisons.
La complicitй entre l'affirmation de la tolйrance et l'intolйrance rйelle qui y est inextricablement mкlйe apparaоt de maniиre particuliиrement visible а une йpoque qui fit de la dйfense de la tolйrance un de ses principaux chevaux de bataille : le xvine siиcle. La tolйrance que l'on revendique au xvine siиcle a une fonction polйmique — donc intolйrante : elle vise а interdire certaines formes d'oppression, en particulier religieuses et sociales, qu'elle rйpute intolйrables. Mais il n'a jamais йtй dйmontrй que le xvme siиcle accordвt une valeur quelconque а la tфle-
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rance considйrйe en elle-mкme. Ce qui est valorisй est alors tout autre chose : la nature, le progrиs, l'accession au pouvoir de certaines classes sociales, l'йtablissement d'un ordre nouveau ; de maniиre gйnйrale, l'йtablissement d'un humanisme riche de possibilitйs qu'aurait interdites une perspective chrйtienne et « obscurantiste », mais riche aussi de nouveaux interdits qu'avaient ignorйs les siиcles prйcйdents. Ce qui devient ainsi intolйrable, au xvine siиcle, est, par exemple, d'кtre insensible aux thиmes du « progrиs » et des « lumiиres », de manquer de confiance philosophique en l'idйe d'homme ou en l'idйe de nature. D'oщ la naissance d'interdits nouveaux, qui se manifestent sous une forme renouvelйe, mais non moins virulente : en rйalitй, beaucoup des йcrits du xvme siиcle peuvent paraоtre empreints du plus singulier fanatisme idйologique que littйrature philosophique ait jamais produit. Dиs la fin du xvne siиcle, la Lettre sur la tolйrance de J. Locke donnait le ton а cette йtrange conception de la largeur d'esprit qui allait prйvaloir au xvme siиcle et aux siиcles suivants : l'auteur n'y rйclamait-il pas une tolйrance universelle en matiиre politique et religieuse, а l'exception toutefois des opinions contraires aux intйrкts de l'Etat et aux vйritйs de la religion ? Et les choses ne feront que se gвter lorsque l'exclusive sera, un peu plus tard, reportйe sur les seuls ennemis de l'homme et de l'йvolution : notions plus vagues donc plus dangereuses, tirant de leur connotation majorйe une majoration d'intolйrance. On invoquera ici une question ancienne : quis cuslodem custodiet ? Libйrйs de l'intolйrance par les bons soins de la tolйrance, qui libйrera, а prйsent, les hommes de la tolйrance? Au siиcle des « libres penseurs », tout penseur libre est йvacuй d'office : le ton sur lequel Diderot parle de Marivaux, Voltaire de Pascal ou de Leibniz, est plus intolйrant en profondeur que celui dont usent les йcrivains chrйtiens pour confondre les ennemis de la religion,- tel·'celui adoptй par l'abbй de Polignac dans son Anti-Lucrиce. Une certaine distance, une certaine dйfйrence а l'йgard de la diffйrence — en quoi se rйsume le sens du mot politesse — viennent soudain а manquer. Car la politesse est comportement tragique par excellence : elle est attention portйe а la diffйrence, accueil а l'йgard de ce qui est pourtant inassimilable dans la pensйe de celui qui accueille. Au xvine siиcle, le sens de la politesse se perd en mкme temps que le sens du tragique : une fois celui-ci йvacuй, l'attention а l'autre en tant qu'autre n'est plus de mise parce qu'elle n'a plus de sens. Face а l'intolйrance religieuse, le xvine siиcle met en effet en place un systиme (la nature) qui embrasse en son sein tous les кtres : excluant ainsi l'autre, dans la mesure oщ l'autre n'est admis que
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pour autant qu'il est semblable. D'oщ une certaine exacerbation — et non une attйnuation — de l'intolйrance : ce qui n'йtait guиre admis de Vautre est encore moins tolйrй du semblable. Paradoxe : le xvme siиcle rйinvestit, dans son programme de tolйrance, toutes les puissances intolйrantes qu'il se proposait d'exorciser. Mais ce genre de contradiction ne gкne guиre, du moins au xvine siиcle. Ainsi Sade peut-il, d'une part nier radicalement l'existence de Dieu, d'autre part s'en prendre constamment а lui pour l'injurier. Ainsi le Systиme de la nature de d'Holbach peut-il а la fois affirmer l'universelle et naturelle nйcessitй de tout ce qui existe, et s'en prendre а l'action obscurantiste des prкtres et des gouvernements, dont l'influence ne peut cependant кtre considйrйe comme intolйrable que dans la mesure oщ elle йchappe elle-mкme а la nйcessitй, ce que nient, prйcisйment, les prйmisses du Systиme de la nature ; d'oщ la rйplique de Frйdйric II : « Aprиs avoir йpuisй toutes les preuves montrant que les hommes sont conduits dans toutes leurs actions par une nйcessitй fatale, l'auteur devrait en tirer la consйquence que nous ne sommes qu'une sorte de machine : des marionnettes mues par Faction d'une force aveugle. Et pourtant il s'йchauffe contre les prкtres, contre les gouvernements, contre tout notre systиme d'йducation : il croit que les hommes qui exercent ces activitйs sont libres puisqu'il leur dйmontre qu'ils sont esclaves ? Quelle folie et quelle absurditй ! Si tout est mы par des causes nйcessaires, tous les conseils, les enseignements, les peines et les rйcompenses sont aussi superflus qu'inexplicables : on pourrait tout aussi bien prкcher un chкne et vouloir le persuader de se transformer en oranger » (1). Toutes remarques qui signifient que le xviue siиcle ne tolиre que son propre tolйrable, de mкme qu'il ne considиre comme nйcessaire que son propre nйcessaire, et qu'il n'appelle athйisme qu'une hostilitй а la religion chrйtienne. En dehors de ces objectifs, il ne s'intйresse nullement а l'idйe de tolйrance : il s'efforce, au contraire, de dire le caractиre intolйrable de certaines formes d'oppression sociale et intellectuelle qui, les temps venant а changer, ont perdu de leur force et de leur raison d'кtre. C'est pourquoi la tolйrance dont parlent Voltaire et Montesquieu est trиs diffйrente de la tolйrance dont, par exemple, se recommandent implicitement les Essais de Montaigne ; la premiиre se dit au nom de valeurs qui, sitфt reconnues, feront peser leur rиgne et leurs interdits ; la seconde, au nom de Vimpossibilitй а reconnaоtre des valeurs.
(1) Citй par E. GASSIRER dans La philosophie des lumiиres, pp. 98-99.
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La valeur des valeurs introduite par l'idйologie maоtresse du xvuie siиcle est, on le sait, l'idйe de nature. Mot employй auparavant, mais jamais dans le sens quasi mйtaphysique qui lui sera progressivement reconnu au xvme siиcle, et parfois en contradiction avec ce sens, comme dans le De rerum nalura de Lucrиce. A partir du xvme siиcle, le mot de nature vient combler un vide laissй par le dйpart de l'idйe religieuse de « substance » ou d' « essence », et hйrite de ses caractиres mйtaphysiques : la principale nouveautй йtant qu'elle rйunit en un tout, en une assise stable, ce qui йtait prйcйdemment considйrй plutфt comme йpars (par opposition aux trois centres fixes de l'кtre qui sont Dieu, l'вme et le monde). Ce qui, par exemple chez Rousseau, est rйvolutionnaire et idйologique n'est donc pas de dйclarer que la nature est « bonne », mais d'abord de considйrer que la nature « est ». On a somment considйrй cette substitution de l'idйe naturaliste а l'idйe thйologique comme un « progrиs » idйologique, quelles que soient les rйserves que l'on pouvait faire а l'йgard de l'idйe de nature : comme le passage d'un obscurantisme majeur а un obscurantisme mineur. Perspective qu'il serait pourtant aisй de retourner, en montrant comment cette reprйsentation de la nature а la place de l'idйe de Dieu reprйsente une aggravation de l'idйologie. Que le culte d'une nature fondйe en raison et constituant une sorte de religion naturelle ne soit en tout cas pas une rйpudiation, mais une perpйtuation de l'esprit religieux, c'est ce que Hume avait dit dиs 1751 dans les Dialogues sur la religion naturelle qui affirment l'йquivalence entre le christianisme et le dйisme, et dйnoncent la maniиre dont prкtres et pasteurs ont dйjа su s'accommoder des prйtendues lumiиres de la religion naturelle, rйinvestissant dans leur propre doctrine la nouvelle et naturelle « raison » des choses (1). И. Gassirer signale justement la mкme conjoncture dans La philosophie des lumiиres : « Que nous parlions des lois de la nature ou des lois de Dieu, ce n'est qu'un changement de langage : les lois universelles de la nature selon lesquelles tout arrive et par lesquelles tout est dйterminй ne sont rien d'autre que les dйcrets йternels de Dieu qui enveloppe toujours une vйritй et une nйcessitй йternelles » (p. 86). Deux siиcles aprиs la rйdaction des Dialogues sur la religion naturelle, lorsqu'on constate l'actualitй superstitieuse et quasi mystique des thиmes que le xvnie siиcle avait opposйs а la superstition chrйtienne, il est permis de supposer que l'apparition de l'idйe de nature marquait l'avиnement d'une idйologie (et d'une intolйrance) plus
(1) Dialogues, I et XI.
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puissante que celle qu'elle supplantait : que l'idйe de nature йtait plus intolйrante encore que l'idйe de Dieu.
Aggravation par extension : en substituant l'idйe de nature а celle de Dieu, l'idйologie qui naоt au xvine siиcle s'assure en effet le contrфle d'un territoire plus vaste que celui qu'elle arrache а la religion affaiblie. Surface plus grande offerte а l'idйologie en ce que la place du hasard — lieu du non-idйologique — y a йtй rйtrйcie : dans la mesure oщ il y a une « nature » des choses, toutes choses se voient progressivement privйes de tout caractиre alйatoire et munies d'un « propre » spйcifique dйsignant la place qui leur est attribuйe dans la nature, somme de tous les « propres ». Toutes choses : notamment l'homme, puis la sociйtй des hommes, puis l'histoire de cette sociйtй. La tolйrance consistera alors а respecter ce « propre » des кtres et des choses — « propre » exactement crйй du limon, en une genиse mystique comparable а toutes les genиses dйcrites par la religion — et а interdire toutes marques d'irrespect а l'йgard de ce propre ; lesquelles, dйclarйes intolйrables, seront rйprimйes dans la mesure du possible : c'est-а-dire, bien souvent, avec une sauvagerie qui ne le cиde pas а celle des bыchers et des autodafйs. L'idйologie chrйtienne, telle qu'elle est agissante au xvine siиcle, a une maоtrise moindre sur le hasard, d'oщ une moindre surface de contrфle sur les кtres, d'oщ aussi une moindre intolйrance. Elle se reprйsente bien une « nature » de l'homme а laquelle il est criminel de porter atteinte ; c'est son appartenance divine. Mais cette nature divine de l'homme est elle-mкme une sorte de hasard mйtaphysique, de miracle par lequel Dieu a fait des hommes а son image. Sans ce hasard providentiel, fruit de la toute-puissance intelligente et misйricordieuse de Dieu — nйcessaire peut-кtre pour Dieu, en raison des attributs divins ; mais pour une perspective strictement humaine, hasardeux — pas de nature de l'homme, pas de « propre » а l'homme. « Ce qui existe », au regard chrйtien, est arrachй au hasard, constituant alors une « nature », dans la seule mesure oщ il est issu d'un miracle (l'intervention de Dieu). La pensйe du hasard (et la tolйrance qui lui est attachйe) est ainsi beaucoup plus vaste au sein de la perspective chrйtienne : le hasard se pensant de toute chose en dehors de l'hypothиse d'une intervention divine qui permet l'avиnement de certaines natures. Il en rйsulte une йthique certainement intolйrante (car elle n'accorde le titre de « nature » qu'а l'homme reconnaissant le Dieu qu'elle reconnaоt, opйration de reconnaissance par laquelle l'homme-hasard se transcende en nature humaine-divine) ; moins intolйrante, pourtant, que l'йthique naturaliste qui, au nom de la
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tolйrance, vise а la remplacer. Elle se diffйrencie de l'йthique moderne en ce qu'elle est capable d'admettre que des кtres (« humains ») ne se rangent pas dans son sein, ne participent pas de Dieu, ne constituent pas des natures. Qu'un homme soit incroyant est, au regard de l'йthique chrйtienne classique (c'est-а-dire non encore contaminйe par l'idйologie des lumiиres qui a rendu, au xxe siиcle, l'idйologie chrйtienne aussi intolйrante que sa rivale du xvme siиcle), un fait assez indiffйrent. Dieu a voulu par hasard que certains hommes, participant de lui-mкme, soient dotйs d'une nature ; par hasard aussi il a fait que certains autres « hommes » restent, malgrй leurs caractйristiques extйrieurement humaines, abandonnйs а l'inertie matйrielle, et n'accиdent pas а la nature humaine, qui est connaissance de sa participation а Dieu. Ce manque de participation n'a pas de quoi inquiйter en profondeur l'homme chrйtien, а qui il importe plus de connaоtre Dieu que de reconnaоtre en autrui des semblables (ce qui signifie : plus de se saisir comme non-hasard que de s'assurer que quelque hasard ne traоne pas chez*telle peuplade ou chez tels individus). Que certains « hommes » soient privйs de nature divine ne choque pas le chrйtien classique prйcisйment dans la mesure oщ il n'est pas complиtement rebelle а l'idйe de hasard. C'est par miracle, pense-t-il, que Dieu m'a accordй une « nature » ; on ne saurait lui demander d'en faire autant pour tout кtre : personne, pas mкme Dieu, n'est tenu de faire des miracles toujours. D'oщ une relative insouciance du chrйtien classique а l'йgard de ses semblables, ou plutфt а l'йgard de ceux qu'il ne peut prйcisйment pas considйrer comme ses semblables — insouciance а laquelle pourrait justement en appeler le christianisme au cas oщ on lui intenterait un procиs sur accusation d'intolйrance. Le christianisme tolиre assez bien que certains « hommes » ne soient pas chrйtiens, dиs lors qu'il renonce а y voir des semblables.
Maigre tolйrance, dira-t-on, qui n'a pas empкchй un certain nombre de ces « hommes » sans « nature » de pйrir dans les flammes et la langue arrachйe. Sans doute : mais c'est paradoxalement une insouciance, plus qu'une intolйrance, а l'йgard de ces hommes qui rend possibles de telles pratiques. Tuer un « homme » qui, malgrй toutes les bienveillantes sollicitations dont il a йtй l'objet, refuse de reconnaоtre en lui une nature divine, c'est attenter а aucune nature, tuer rien ; bien de la bontй, en un sens, qu'on en ait tant fait pour lui. Dans cette barbarie, qu'un des Contes cruels de Villiers de L'Isle-Adam exprime de maniиre а la fois atroce et burlesque (La torture par
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l'espйrance), se manifeste un certain trait de libйralisme par rapport а une йthique fondйe sur le postulat de l'appartenance de tous les hommes а une mкme nature : l'aptitude а reconnaоtre en certains hommes des кtres entiиrement йtrangers а ce qu'on est soi-mкme. Du tribunal ecclйsiastique, qui envoie au bыcher celui dont elle a renoncй а faire un homme, au tribunal politique, qui ne punit son accusй qu'aprиs lui avoir imposй, par une confession publique, une rйintйgration dans la communautй des humains, il y a plutфt une progression qu'une rйgression de l'intolйrance. Simple nuance de toute faзon ; mais qui n'est pas sans importance. Le renoncement chrйtien а la rйcupйration est indice de libertй spirituelle au sein de l'intolйrance : si « nature » il y a, c'est-а-dire un certain « propre » de l'homme qui est son appartenance а Dieu, il est du moins admis qu'а cette nature ne se rattachent pas obligatoirement tous les кtres humains. Le christianisme classique se passe donc de la nйcessitй d'un assentiment universel, de l'hypothиse d'un sensus communis qui, chez Kant par exemple, rйunira bientфt tous les кtres humains au sein d'une mкme communautй. En revanche, l'idйe de nature qui se dйveloppe au xviii6 siиcle est plus intolйrante parce que plus exigeante : s'il est entendu que le « propre » de l'homme n'est pas obligatoirement reliй а l'hypothиse d'un Dieu personnel, il est aussi acquis que tous les hommes, qu'ils soient ou non disposйs а en convenir, participent de ce « propre » dйcouvert par la philosophie des lumiиres. Et, en cas de dйni trop voyant, la rйpression sera plus violente (bien que parfois sous des formes moins sanglantes, pour des raisons d'ordre historique) : nйcessairement, puisque l'homme qui nie son « propre » contredit l'idйe de nature, alors que l'homme qui refusait la croyance en Dieu manifestait certes sa non-appartenance а la Citй de Dieu, mais sans contredire pour autant l'idйe de nature divine. Son empire йtant plus vaste, l'idйologie humaniste, ou naturaliste, est, а la diffйrence de l'idйologie religieuse, toujours concernйe, toujours menacйe. D'oщ une dйfense plus violente, et aussi plus insidieuse, niant chez celui qu'elle accuse le dйfaut mкme qui lui est reprochй, d'кtre privй de ce « propre » de l'homme : en dйfinitive le rebelle est а ses yeux un simulateur, qui feint de n'кtre pas concernй par une nature а laquelle il appartient cependant. Ce que le chrйtien exterminait dans l'autodafй, c'йtait rien ; ce qu'un idйologue moderne traduit en son tribunal, c'est Vautre — soit un semblable rйtif, mais semblable tout de mкme, en vertu de l'idйe de nature.
Il se pourrait ainsi, comme le pressentait Hume, que l'effort
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d'ensemble de ceux qu'au xvme siиcle on appela « philosophes » ait abouti, non а une rйgression, mais а une extension de la religio, au sens lucrйtien du terme. Sous le nom de « nature », puis de « libertй », de « droits fondamentaux » — plus tard, avec Hegel, d' « esprit absolu » —, renaissent en pleine et nouvelle vigueur un certain nombre d'options mйtaphysiques auxquelles le christianisme, affaibli, ne prкtait plus un soutien assez efficace. Vue а long terme, la « crise de la conscience europйenne » dont parle P. Hazard recouvre peut-кtre un simple problиme de transmission de pouvoir (de transfert d'efficacitй) : une affaire d'hйritage plutфt que de rupture. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau apparaоtraient ainsi comme les principaux restaurateurs du sentiment religieux en Europe, contre ce qui, au xvine siиcle, йtait dйjа Γ « agonie » du christianisme. Et peut-кtre un futur historien des idйes dйcrira-t-il un jour l'effervescence intellectuelle du xvuie siиcle comme une explosion d'intolйrance ; du moins, comme le point de dйpart des formes d'intolйrance qui, au xxe siиcle, sont effectivement agissantes.
De maniиre gйnйrale, la pensйe tragique voit dans toute forme d'optimisme philosophique une source assurйe d'intolйrance. Un effet de retour renvoie immanquablement les pensйes non tragiques а l'intolйrance, celle-ci d'autant plus agressive que celles-lа sont plus gйnйreuses et plus utopiques — comme en tйmoignerait, s'il en йtait besoin, un rйcent opuscule d'H. Marcuse, la Critique de la tolйrance pure, dont la thиse, simple mais belle, est d'йtablir que la tolйrance devrait кtre dйsormais limitйe а ce qui est tolйrable. Caricature grossiиre mais significative, en ce qu'elle procиde d'une vision — un peu simplette — de ce que les « philosophes » du xvme siиcle entendaient par « tolйrance ». De fait, il semble que tout effort pour penser la tolйrance en dehors de la tragйdie soit une entreprise vouйe а l'йchec, parce que contradictoire. Ce qui caractйrise la pensйe tragique est sa capacitй digestive (comme la pensйe du hasard se dйfinit par sa surface d'accueil) ; est non tragique toute pensйe prйsentant des symptфmes de rejet, d'intolйrance, au sens physiologique du terme, et qui en dйduit la nйcessitй, donc la possibilitй, d'un « mieux » par rapport а « ce qui existe ». Sitфt reconnue la possibilitй de ce mieux, est prкt le ressort de l'intolйrance : l'interdit se portant sur tout ce dont on estimera qu'il fait obstacle а cette amйlioration. On dira que, si l'intolйrance est ainsi comportement optimiste, la tolйrance est en revanche comportement nйcessairement dйsastreux, puisqu'elle affirme le principe de non-modification (ce qui ne signifie pas qu'elle nie le changement).
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Sans doute. Reste qu'entre un tel comportement dйsastreux et les comportements intolйrants la pensйe tragique n'imagine pas de tierce voie ; et qu'а ses yeux la tolйrance ne se recommandant pas d'une perspective tragique est parole de dupe, qui annonce, sous un apparent libйralisme, des violences aussi intolйrantes que celles contre lesquelles elle s'insurge.
3 — LA CRЙATION IMPOSSIBLE (Esthйtique du pire I)
A Socrate qui lui demande ce qu'est le beau, Hippias, dans Hippias majeur, rйpond que c'est une belle fille. Cette rйponse, qui fait le bonheur d'un certain nombre de professeurs de philosophie (« Est-il bкte, cet Hippias ! »), mйrite sans doute examen plus approfondi que celui auquel procиde Platon dans le dialogue du mкme nom. Peut-кtre mкme toute la dialectique ici mise en њuvre par Platon vise-t-elle а masquer l'objet vйritable du dйbat, а faire semblant de ne pas comprendre ce que veut dire Hippias. Il est йvidemment possible qu'Hippias ait йtй tel que le dйcrit Platon : complиtement incapable de comprendre le trиs simple problиme qui lui est posй, celui de la gйnйralitй — c'est-а-dire un imbйcile. Cette hypothиse ne concorde pourtant guиre avec ce qu'on sait par ailleurs d'Hippias, philosophe de grand renom en son temps et mathйmaticien de gйnie. Il est donc probable que le sens du mot d'Hippias n'est pas dans ce qu'en montre Platon. Ce qu'il veut dire, ou voudrait dire si c'йtait le vйritable Hippias qui parlait, est probablement que le beau n'est qu'une belle fille, telle qu'elle s'offre, а un certain moment, aux regards d'un certain homme. Autrement dit, que ce qu'on appelle « beau » est йpars en une infinitй de circonstances, de rencontres, d'occasions, qu'aucun principe ne relie entre elles : qu'en consйquence « le » beau est quelque chose qui n'existe pas. Une telle perspective qui refuse, non de comprendre, mais d'admettre l'hypothиse de la gйnйralitй est plus conforme а ce qu'on connaоt de la pensйe sophistique dans son ensemble. Pas plus que les sensations dont naissent la science,,l'habiletй et la coutume, celles qui suscitent l'impression de beautй ne sont susceptibles d'une gйnйralisation quelconque. Ce dont l'agrйment se manifeste sous forme de « beautй » n'est issu d'aucun principe et qualifie, chaque fois, un « κούρος », une rencontre « heureuse ». Le beau dйsigne ainsi l'ensemble de toutes les rencontres а « effet de beautй » ; et cet ensemble, dont nulle structure ne saurait donner la loi, ne
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reprйsente que l'addition empirique de tous les « instants » de beautй. Il est donc dans la logique sophistique de dire, comme le fait Hippias, que le beau est une belle fille : « une » comptant ici plus que « fille ».
Ce que Socrate appelle « le beau » est ainsi caractйrisй par un double hasard. Hasard а deux niveaux : d'une part le beau survient par hasard, а l'occasion d'une rencontre qu'aucune loi ne rйgente ; d'autre part la qualitй de cette rencontre, qui la fait dire belle, est elle-mкme d'ordre hasardeux, ne renvoyant а aucune gйnйralitй que dйsignerait le terme « beau ». On dira que la rencontre belle est « bonne », en ce qu'elle procure au sujet de la rencontre un certain agrйment. Mais on ne distinguera pas en nature cet agrйment de toutes les autres possibilitйs d'agrйment : plaisir parmi d'autres, qui ne signifie pas, contrairement а ce que Kant veut йtablir dans la Critique de la facultй de juger, une exception par rapport aux plaisirs intellectuels, moraux et physiques, mais seulement un certain caractиre marginal par rapport aux satisfactions immйdiates de l'intelligence et du corps. Effet de dйcalage, qu'a trиs clairement mis en йvidence la thйorie freudienne de la sublimation, en montrant comment le plaisir esthйtique, qu'il soit d'ordre crйateur ou contemplatif, continue а reprйsenter, quoique sous procuration, les principaux intйrкts du corps et de l'esprit. Rйduit ainsi а la mкme surface hasardeuse de « ce qui existe », le beau йchappe а l'alternative entre « naturel » et « artificiel », sujet d'interminables controverses philosophiques portant sur la prioritй а accorder а l'un ou а l'autre dans la genиse de l'idйe de beautй : plaisir parmi les plaisirs, rencontre agrйable dans l'infinitй des rencontres agrйables, il existe au mкme titre silencieux dans la « nature » et dans Γ « art » des hommes (pour la mкme raison gйnйrale qui fait, aux Sophistes, rйcuser toute distinction entre artifice et nature). Le beau n'est ni artifice ni nature, йtant d'abord hasard. Il en rйsulte que l'acte humain aboutissant а la crйation de belles formes n'est pas irrationnel, comme le dit Platon dans /on, mais hasardeux, comme le sont tous les actes ; qu'au surplus il n'est pas exactement crйateur, si l'on entend par crйation une modification apportйe au statut de ce qui existe : qu'en ce sens — qui est celui habituellement reconnu а l'expression « crйation esthйtique » — toute crйation est impossible.
La crйation esthйtique apparaоt en effet, dans une perspective sophistique et, de maniиre gйnйrale, dans toute perspective tragique, moins comme l'expression d'une facultй proprement « crйatrice » que comme l'expression d'un goыt. Ce « goыt », par
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quoi la philosophie tragique dйsigne tout а la fois ce qui est appelй tantфt talent, tantфt gйnie, tantфt puissance crйatrice ou capacitй productive, ne signifie pas une aptitude а transcender le hasard en des crйations qui йchapperaient elles-mкmes au hasard, mais un art (originellement sophistique) de discerner, dans le hasard des rencontres, celles d'entre elles qui sont agrйables : art non de « crйation », mais d'anticipation (prйvoir, par expйrience et finesse, les bonnes rencontres) et d'arrкt (savoir « arrкter » son њuvre а l'une de ces bonnes rencontres, ce qui signifie qu'on a pu saisir au vol le moment opportun). L'artiste serait ainsi, pour user d'une mйtaphore assez йloignйe de ce qu'elle veut illustrer, comme un homme sous les yeux duquel un mйcanisme cinйmatographique ferait dйfiler sans cesse des tableaux d'un inйgal agrйment, et qui disposerait d'un systиme de commande permettant d'interrompre la projection а tout instant souhaitй. On appellera peintre celui qui sait arrкter le mйcanisme au bon moment : quand apparaоt sur l'йcran une toile de maоtre. Plus gйnйralement, on appellera crйateur celui qui sait, а la fois dans les њuvres d'autrui — qui constituent l'une des sources les plus abondantes а qui sait y puiser : « Un auteur est un homme qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tкte » (Maurepas) — et dans toutes les possibilitйs de rencontres qui traversent le champ de sa visibilitй, choisir les rencontres favorables, sйlectionner les bonnes images, arrкter au moment opportun le vaste mйcanisme de son imagination. Affaire non de crйation mais de goыt, ou de « jugement esthйtique », dont naоtra l'њuvre sans qu'il soit besoin d'invoquer, а son origine, l'effet d'une tierce puissance dite « crйatrice ». Rйduire ainsi la crйation au goыt, а l'habiletй, au jugement, ne signifie pas dйvalorisation de la facultй crйatrice : un caractиre exceptionnel йtant reconnu а la sйlection tout autant qu'а la « crйation ».
De cette conception de la crйation esthйtique dйcoulent deux principales consйquences :
1) La crйation est impossible. Si l'artiste est incapable, comme le dйplore Platon, de rendre compte du processus de sa crйation, ce n'est pas qu'il crйe en йtat de « dйlire », mais d'abord qu'il ne crйe pas. Lui demander compte de sa « crйation », c'est lui demander compte de rien ; c'est lui faire injure parce qu'on lui fait, en un certain sens, trop d'honneur. Que croyez-vous, dira-t-il, que j'aie fait de si important, de si grave, que vous veniez m'en demander compte ? Je n'ai, а strictement parler, rien fait : seulement ajoutй du hasard а du hasard, donc rien
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changй, rien ajoutй, rien фtй а ce qui existe. Mon art ne consiste pas а produire des кtres dont vous pourriez justement me demander la raison, mais seulement, dans l'infinie possibilitй des combinaisons de formes visuelles, sonores ou verbales, а fixer certains temps d'arrкt dont le rythme est le fruit de mon propre goыt : rien qui porte а consйquence, seulement un peu de hasard en plus. Innocence fonciиre du coup de dйs, lequel, comme l'йcrivit Mallarmй, « jamais n'abolira le hasard ». Innocence, mais aussi dйsespйrance, qui fait l'angoisse de Mallarmй devant la page blanche et l'impuissance crйatrice dont Valйry tire paradoxalement la matiиre de ses livres : « Je sentais, certes, qu'il faut bien, et de toute nйcessitй, que notre esprit compte sur ses hasards. (...) Mais je ne croyais pas а la puissance propre du dйlire, а la nйcessitй de l'ignorance, aux йclairs de l'absurde, а l'incohйrence crйatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son pиre ! » (1). C'est la rйussite, plus encore peut-кtre que l'йchec, qui inquiиte ici l'homme йpris de nйcessitй. Dans la mesure oщ elle est а la fois hasardeuse et source d'un plaisir subjectivement ressenti comme nйcessaire, l'њuvre rйussie constitue un paradoxe : elle fait venir а l'existence une nйcessitй issue du hasard (qui « tient de son pиre »). D'oщ le caractиre pйnible de l'expйrience esthйtique, puisqu'elle dispense, tant au crйateur qu'au consommateur, le spectacle d'une nйcessitй ne s'appuyant sur aucune nйcessitй, soulignant ainsi le manque de nйcessitй dans le nйcessaire expйrimentй par l'homme dans tout domaine, et faisant paraоtre sur scиne le hasard en personne. Apparition douloureuse, dont tйmoigne une autre parole de Valйry : « L'art, c'est ce qui dйsespиre. » Le dйsespoir surgit ici, non devant sa propre incapacitй а crйer, ni devant l'impossibilitй gйnйrale de crйer, mais devant la reconnaissance du fait que la « crйation impossible » se manifeste en des њuvres : que l'impossibilitй, philosophiquement reconnue, а transcender le hasard en crйation n'interdit pas а certains de produire des њuvres а allure de nйcessitй. Ce que voudrait Valйry, ce que voudrait aussi Platon — et ce que Kant tente de poser comme acquis dans la Critique de la facultй dйjuger — c'est que le sentiment de nйcessitй qui naоt а toutes les occasions du beau soit lui-mкme fondй en nйcessitй : d'une nйcessitй au second degrй, faute de laquelle la nйcessitй brute et silencieuse de l'њuvre d'art (du premier degrй) est expйrience philosophiquement douloureuse. Faire allusion а la nйcessitй sans en montrer jamais est plus cruel encore, а
(1) Introduction а la mйthode de Lйonard de Vinci.
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l'homme qui rйpugne au hasard, que l'absence reconnue de nйcessitй : et c'est а cette tвche que travaillent les artistes sans relвche. La philosophie (non tragique) ne peut aimer ce masochisme : s'il n'est pas de nйcessitй en ce monde, le mieux serait de n'en plus parler.
2) L'activitй appelйe « crйation esthйtique » est un comportement dйsastreux, ne pouvant s'interprйter que dans le cadre d'une perspective tragique. Dйsastreux en ce qu'elle pratique, а l'йgard du hasard, une sorte de politique du pire : politique du sourire, qui, compte tenu de l'instance а laquelle ce sourire est adressй, peut faire figure, aux yeux d'une pensйe non tragique, de scandaleuse complaisance. Le comportement crйateur consiste en effet а aller au-devant du hasard — non seulement а l'accueillir sans rйticences, mais encore а surenchйrir sur lui. La spйcificitй de l'acte dit « crйateur », par opposition а tous les autres actes de la vie humaine, rйside dans cet « au-devant ». Lа oщ la « nature » conseille de suivre pas а pas le hasard de ce qui existe, Γ « artifice » des hommes consiste а vouloir parfois devancer ce hasard mкme, en ajoutant а l'inйluctable hasard des choses, caprice de l'кtre, un hasard plus imprйvisible encore, nй de son propre caprice : comme si le hasard ambiant ne suffisait pas а la dйlectation de l'homme qui dйsire contribuer, par le modeste apport d'arrangements non prйvus — quoique en derniиre instance prйvisible — au jeu sans rиgles de l'existence. Dans un jeu sans rиgles, introduire d'imprйvus compagnons de jeu : ce surcroоt de hasard dйfinit le champ de l'expйrimentation esthйtique. Il dйfinit aussi son mobile : cйlйbrer l'existence et la vie en les imitant, en doublant l'кtre par un redoublement de hasard. C'est en ce sens que Platon et Aristote ont pu justement, mкme dans une perspective nietzschйenne, dйcrire l'art comme imitation, comme volontй de doubler la vie. La sйvйritй de Platon а l'йgard des artistes, telle que le livre X de la Rйpublique en fournit les attendus, ne provient pas de la conception d'un art imitateur, mais de la conception du modиle а imiter qui, dans une perspective platonicienne, est proprement inimitable. « La vie », « ce qui existe », sont-ils кtre ou paraоtre, nйcessitй ou hasard ? Si c'est l'кtre, ou l'essence, qu'il s'agit "d'imiter, toute imitation sera dйfectueuse, et tout art misйrable. Si c'est, en revanche, le hasard et la diversitй, la crйation esthйtique sera а mкme d'y parvenir, et de s'y montrer, а l'occasion, rivale. De toute maniиre, il est demandй а l'art d'imiter et d'approuver : c'est en bonne logique approbatrice que Platon congйdie l'art, dиs lors que celui-ci est reconnu
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comme incapable d'approbation (ne pouvant copier l'кtre, dont Platon fait dйriver l'existence, il ne peut approuver l'existence). Ce que signifie justement la condamnation platonicienne est que la crйation esthйtique n'est possible que dans une perspective tragique, qui affirme le hasard et abandonne toute conception de l'кtre : l'art sera tragique ou ne sera pas. Un art — en tant que cйlйbration de « ce qui existe » — n'est en effet possible que si, dans la vie а louer, il n'est rien а imiter, que si Γ « кtre » de ce qui est approuvй est hasard, dont l'imitation signifiera nйcessairement — pour кtre fidиle — modification et surenchйrissement. Auquel seul cas l'activitй crйatrice aura un caractиre approbateur et sera а mкme de redoubler « ce qui existe ». Approbation de rien, dont procиde la crйation esthйtique, supposant ainsi une double condition : acceptation sans rйticence du hasard ambiant, et accueil bienveillant а l'йgard du hasard de ses propres trouvailles.
Ce bon accueil du hasard, si l'on en croit tant les rйserves de Freud dans Un souvenir d'enfance de Lйonard de Vinci que les йloges de Valйry dans Y Introduction а la mйthode de Lйonard de Vinci, est prйcisйment la vertu qui vint а manquer а Vinci, ralentissant d'abord, puis paralysant complиtement la facultй crйatrice (le « goыt » а crйer). Exemple qui illustre bien le lien reliant la facultй crйatrice а l'approbation du hasard, а la « volontй » de hasard (« volontй de chance », dit Georges Bataille dans son ouvrage sur Nietzsche). Une des difficultйs du livre de Freud provient de ce que Freud y expose la thйorie de la sublimation en racontant, avec le cas de Lйonard de Vinci, non pas l'histoire d'une rйussite esthйtique due aux effets d'une sublimation rйussie, mais, au contraire, l'histoire d'une « semi-sublimation », d'une sublimation avortйe, finalement manquйe, et aboutissant а un relatif йchec esthйtique. L'objet du Souvenir d'enfance est de montrer comment, chez Vinci, l'activitй esthйtique ne parvint pas а absorber les forces vives de la sexualitй ; du moins, pas complиtement. La sublimation est transfert : de la joie de vivre attachйe aux plaisirs de l'exercice des fonctions vitales, notamment sexuelles, а une mкme joie de vivre attachйe aux plaisirs de la crйation esthйtique (une « capacitй d'abandonner son but immйdiat en faveur d'autres buts non sexuels et йventuellement plus йlevйs dans l'estimation des hommes » (1). Transfert qui signifie que le sublimant retrouve, а l'issue de l'opйration, l'йnergie vitale qu'il a arrachйe а ses manifestations immйdiates.
(1) Souvenir, йd. Gallimard, p. 53.
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Chez Vinci, l'opйration ne s'accomplit pas sans un dйficit йnergйtique : il y a bien transfert de l'йnergie vitale en « curiositй intellectuelle » ; mais en celle-ci ne se rйinvestit pas l'intйgralitй des forces vitales et sexuelles. Prйcisйment parce qu'il s'agit d'une curiositй seulement intellectuelle : comme dit Freud, « on peut se demander si la reconversion de la curiositй intellectuelle en joie de vivre (...) est dans la rйalitй possible » (1). Celle-lа (curiositй intellectuelle) est en effet quкte de raisons, alors que celle-ci (joie de vivre) est reconnaissance du hasard. Investir l'йnergie sexuelle dans la crйation artistique signifie qu'on regarde l'art comme un champ autant ouvert au hasard que l'est la vie а sublimer — car « tout est hasard dans la vie des hommes », dit Freud а la derniиre page de son йtude. Vouloir chercher dans la crйation une nйcessitй dont l'expйrience de la vie n'a pas fourni de manifestation satisfaisante n'est pas sublimer la vie : seulement rйpйter dans l'art un йchec que la vie a dйjа consacrй. Il en rйsulte que Lйonard de Vinci est ce qu'on pourrait appeler un « semi-sublimant », se tenant а mi-chemin entre la vie et sa doublure esthйtique : incapable, dans la vie, de satisfaire ses tendances homosexuelles ; incapable, dans l'art, de parvenir а une cйlйbration de la vie en y reconnaissant le hasard.
L'Introduction а la mйthode de Lйonard de Vinci, de Valйry, confirme a contrario cet йchec esthйtique de Vinci, et le lien qui relie cet йchec а un refus du hasard. Ce que loue Valйry en Vinci, tout au long de cet essai qui est lui-mкme un exemple caractйrisй de « semi-sublimation », est prйcisйment son йchec esthйtique, le fait que Vinci ait refusй que le beau puisse кtre de nature hasardeuse, prйfйrant ainsi renoncer а la crйation plutфt que de conserver une attitude complaisante а l'йgard de ses propres trouvailles. Crйer, dans ces conditions, serait renoncer а la nйcessitй, affirmer le hasard а la fois de ce qui existe et de ce que l'on crйe, accomplir l'acte tragique et contradictoire par excellence : introduire un йlйment de modification dans un ensemble que son hasard rend, par dйfinition, non modifiable. Paradoxe de l'art : l'acceptation de l'impossibilitй, ainsi reconnue, de la crйation, est la condition nйcessaire de la crйation esthйtique. L'acceptation de la crйation impossible, c'est-а-dire l'affirmation tragique : rien n'a'йtй crйй ni n'est susceptible d'кtre crйй, de main d'homme ou de dieu, qui ferait relief de nйcessitй sur fond de hasard. Crйer signifie donc, en dйfinitive, qu'on ne tient pas rigueur, aux plaisirs de la vie, de n'кtre pas nйcessaires ; qu'on
(1) Ibid., p. 46.
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consent, en leur adjoignant une doublure esthйtique, а aimer par hasard. Tel est le principe majeur que ni Freud ni Valйry ne dйveloppent explicitement, mais qui se dйgage de l'ensemble de leurs deux йtudes, et qu'illustrent tant le propre exemple de Valйry que celui de Lйonard de Vinci : refuser de crйer par hasard, c'est refuser de crйer. C'est aussi, probablement, en кtre incapable.
4 — LE RIRE EXTERMINATEUR (Esthйtique du pire II)
On sait que le paquebot Titanic disparut dans les flots de l'Atlantique la nuit du 14 au 15 avril 1912, entraоnant dans la mort quelque 1 500 passagers sur les 2 201 qu'il transportait.
Les faits sont connus. Parti de Southampton а destination de New-York, le Titanic, dont c'йtait lа le voyage inaugural, йtait а l'йpoque le plus grand et le plus luxueux des navires а avoir jamais pris la mer. Le cloisonnement de sa coque en seize compartiments йtanches, qui mettait le navire а l'abri de toute voie d'eau, voire de tout torpillage, lui valait, au surplus, la rйputation d'кtre incoulable. Mais il se passa que, le 14 avril vers 23 h 40, le Titanic heurta un iceberg qui, consйquence fвcheuse d'une tentative pour йviter l'obstacle au dernier moment en faisant donner la barre а bвbord toute, vint а dйchirer la coque du bвtiment sur toute la longueur de son flanc droit, au lieu de n'en endommager que l'йtrave : permettant ainsi а l'eau — la dйchirure intervenant au-dessous du niveau de flottaison — de pйnйtrer dans chacun des seize compartiments йtanches. Blessure mortelle, par consйquent, qui ne pouvait manquer de conduire а l'immersion complиte du navire : ce qui fut chose faite deux heures et demie plus tard. La panique fut cependant assez longue а s'installer, compte tenu du sentiment de sйcuritй qui prйvalait. Au fur et а mesure que l'eau pйnйtrait dans la coque, puis dans les cabines, une rumeur s'imposait de plus en plus tenace dans l'esprit des passagers : le Titanic ne coulera pas, le Titanic ne peut couler. Pourquoi cette assurance ? Parce que le Titanic possиde seize compartiments йtanches qui le rendent invulnйrable, parce qu'il a йtй construit par les chantiers Harland Se Wolfп de Belfast, qui sont les meilleurs du monde. Incoulable aussi parce que c'est un navire anglais, et qu'il y a а bord le Rйvйrend Carter, lequel, quelques heures plus tфt, a donnй un petit concert spirituel а l'issue duquel il a invitй son auditoire au recueillement et а une courte priиre а l'intention de
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tous les voyageurs qui, n'ayant pas la chance de naviguer а bord du Titanic, sont constamment exposйs aux pйrils de la mer. Aussi l'orchestre du bar fut-il requis de ne pas interrompre son programme, et continua-t-il, tandis que le vaisseau sombrait, а йgrener gaiement valses, galops et polkas. D'oщ aussi une dйsaffection а l'йgard des canots de sauvetage qu'en un premier temps on abandonna, plus qu'а moitiй vides, aux quelques esprits inquiets que l'incident avait affolйs. Canots vers lesquels on se pressa pourtant soudain, trиs en dйsordre et beaucoup trop tard, lorsqu'а la forte gоte du vaisseau dйjа partiellement englouti sous les flots, il fut devenu йvident que, malgrй les seize compartiments йtanches, quelque chose n'allait pas. Effet de ce brusque revirement de climat, on ordonna aux musiciens, dont les pieds baignaient а prйsent dans l'eau salйe, d'interrompre leur concert pour entonner quelques cantiques : Plus prиs de Toi, mon Dieu, plus prиs de Toi.
Pareille mйsaventure est certes d'abord regrettable, йmouvante et tragique. Mais elle est aussi, considйrйe sous un certain angle, une histoire dont la puissance comique peut paraоtre assez violente. Comique qui se manifeste а plusieurs niveaux. Au niveau des responsabilitйs humaines : celles-ci non nйgligeables, semble-t-il, pour ne songer qu'а l'ordre йtrange donnй aux machines d'aller au maximum de vitesse а la rencontre des icebergs dont plusieurs messages alarmistes avaient dйjа signalй la prйsence dans ces parages. Plus singuliиre encore peut-кtre, la quiйtude morale qui permit а son auteur, le commandant Smith, d'aller, sitфt l'ordre donnй, chercher dans sa cabine un repos bien gagnй, qu'interrompit seulement, vers 23 h 40, le choc fatal. On remarquera aussi un agrйable contraste entre l'ampleur du sinistre et le caractиre paisible des circonstances qui l'entourиrent : car la mer йtait calme, le ciel йtoile, la visibilitй parfaite, le navire ultra-moderne et muni d'exceptionnels dispositifs de sйcuritй. On apprйciera йgalement le fait que les vigies, chargйes en cette nuit de redoubler d'attention et de donner l'alerte au premier iceberg, mais privйes, а la suite paraоt-il d'un retard de livraison, des instruments optiques adйquats, se soient acquittйes de leur mission de maniиre irrйprochable en signalant la prйsence de l'iceberg aussitфt aprиs que celui-ci eut enfoncй le navire : technique de l'avertissement aprиs coup dont l'effet comique est inusable, et qu'un passage de La famille Fenouillard a rendu cйlиbre. On sera enfin sensible а la tentative de derniиre minute pour se hausser а la hauteur dramatique des circonstances en donnant а la catastrophe, par la substitution
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d'hymnes religieux aux airs de danse, un accompagnement musical idoine.
Mais ces circonstances tragi-comiques n'йpuisent pas la source profonde du rire qui peut se manifester а l'йvocation du naufrage du Titanic. Si ce naufrage fournit l'exemple — parmi une infinitй d'autres — de ce que peut кtre un certain type de comique, une certaine maniиre de rire appartenant en propre а la perspective tragique, c'est que le fait de l'engloutissement possиde en lui-mкme, selon une telle perspective, une vertu comique. Engloutissement, c'est-а-dire : extermination sans restes, disparition que ne compense aucune apparition, pure et simple cessation d'кtre. Ainsi en fut-il du Titanic : une heure auparavant un beau bateau, une heure aprиs plus rien. Que reste-t-il, en effet, du navire vers 2 h 20 du matin ? Gomme le dit un des personnages du film Drфle de drame qui interprиte le rфle d'un йvкque anglican, et comme le pensa alors peut-кtre le Rйvйrend Carter : « Dieu nous l'avait donnй, Dieu nous l'a repris. » Dans ce passage de l'кtre au non-кtre que ne motive aucun facteur nйcessaire — d'oщ la nйcessaire allusion а Dieu — rйside la motivation propre du rire attachй а une perspective tragique. Rire qui naоt lorsque quelque chose vient а disparaоtre sans raison — peut-кtre parce que l'incongru de la disparition rйvиle aprиs coup l'insolite de l'apparition qui la prйcйdait : soit le hasard de toute existence. Rire exterminateur et gratuit, qui supprime sans justification, dйtruit sans inscrire cette destruction dans une perspective explicative, finaliste et compensatrice : il rit, mais ne dit pas pourquoi il rit ni de quoi il y a а rire (si on l'en priait, il serait rйduit а dire qu'en l'occurrence, et а la diffйrence des habituelles occasions de rire, il rit ici de rien). Rire qui peut donc apparaоtre а la fois paradoxal et dйnuй de toute efficacitй vйritablement comique, puisqu'il dissout sans affecter ce qu'il dissout d'un coefficient de risible ou de ridicule qui viendrait justifier la dissolution.
Si cependant un tel comique possиde existence et efficacitй dans l'enceinte d'une certaine disposition d'esprit, on sera amenй а distinguer entre deux grandes maniиres de rire : l'une qui fournit, de son rire, des attendus ; l'autre qui s'en dispense — d'oщ le caractиre honnкte de la premiиre, et scandaleux de la seconde. La premiиre, qui trouve dans l'ironie un de ses terrains d'exercice les plus coutumiers, peut кtre considйrйe comme un rire qui « va loin ». Rire long, dont l'efficacitй n'est pas йpuisйe par l'effet comique, et qui se prolonge en consйquences implicitement attachйes au rire : la destruction est ici compensйe par l'approbation a contrario des principes qui ont contribuй а la mise en
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place d'une agression comique. Non seulement on a ri, mais on avait raison de rire : en cette raison se dйcouvre une instance stable qui surnage dans le naufrage de ce qu'elle vient d'engloutir. Ainsi l'ironiste, par exemple, peut-il dйtruire tout ce qu'il lui plaоt de dйtruire, mais а condition de laisser entendre les idйes au nom desquelles il agit, les principes sur lesquels il prend appui pour procйder а ses exйcutions : il pourra faire apparaоtre le grotesque, mais au nom du raisonnable ; le scandale, au nom du tolйrable ; le non-sens, au nom d'un certain sens. La seconde maniиre de rire, qui s'exprime plus habituellement sous forme d'humour, peut кtre considйrйe, en revanche, comme un rire qui tourne court : une fois l'effet comique passй — si du moins celui-ci a rйussi а faire effet — rien ne se donne а penser qui puisse justifier le rire, offrir а la consommation intellectuelle un aperзu quelconque sur la signification et la portйe de la destruction. Rire court, par consйquent, qui ne dйbouche sur aucune perspective, qui фte sans rien donner en йchange, et qui paraоtra souvent frivole et sans portйe : d'attaquer indiffйremment tout, sans se donner la peine d'organiser ses attaques en systиmes qui permettraient d'y repйrer un certain nombre de thиmes attaquйs et, par voie de consйquence, un certain nombre de thиmes dйfendus, il semblera souvent, а ses contemporains plus particuliиrement axйs sur telle ou telle cible, n'attaquer rien. Aussi faut-il souvent un apprйciable recul dans le temps pour кtre а mкme de mesurer son efficacitй corrosive. Efficacitй qui apparaоt pourtant, avec le recul du temps, beaucoup plus meurtriиre encore que celle du « rire long ». Seul en effet le rire court est, de certaine maniиre, а longue portйe : en un sens а la fois chronologique et philosophique. Chronologique : parce qu'il se passe, pour rire, de rйfйrence а des vйritйs ou des valeurs appelйes, avec le temps, а disparaоtre. Philosophique : parce qu'il constitue, а l'йgard de tout « sens », une agression plus violente que celle du rire long, en ce qu'il refuse d'emblйe toute interprйtation de la destruction, c'est-а-dire tout rйinvestissement des significations dйtruites en d'autres terrains moins exposйs. Prйcisйment, il ne croit pas а l'existence de terrains sыrs oщ loger le sens. Aussi engloutit-il le sens en un seul coup et une fois pour toutes, tout comme les flots de l'Atlantique engloutirent le Titanic. Aprиs quoi plus rien n'est а dire, et le rire tourne naturellement court, en raison mкme de son exceptionnelle capacitй d'absorption. Chacun de ses tirs suffit а l'effondrement d'un йdifice que l'ironiste ne sait dйtruire que pierre а pierre. L'engloutissement de l'humour s'oppose ainsi au dйmantиlement de l'ironie.
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Cette diffйrence entre l'humour et l'ironie n'attente d'ailleurs pas а ce qu'on peut considйrer comme Γ « unitй » du comique, c'est-а-dire la nature gйnйrale du plaisir dispensй par l'expйrience du rire. Sur la diffйrence entre l'ironie et l'humour, celle-lа de caractиre optimiste et moral, celui-ci de caractиre pessimiste et tragique, tout a dйjа йtй dit, notamment par VI. Jankйlйvitch dans L'ironie. Mais on remarquera qu'en derniиre analyse humour et ironie ne diffиrent pas en nature : l'un et l'autre йtant investis d'une mкme fonction comique de destruction qui ne diffиre, lorsqu'on passe de l'humour а l'ironie, que par une question de degrй. Mкme jubilation au spectacle de la catastrophe : mais l'ironiste utilise cette jubilation а des fins plus limitйes. Dйtruire ceci, dйtruire cela, est l'њuvre de l'ironiste, au lieu que dйtruire en gйnйral, sans attention particuliиre prкtйe а ce qui est dйtruit, est le plaisir habituel de l'humoriste. L'ironie se caractйrise ainsi par une certaine timiditй dans l'attaque : non seulement l'ironiste n'ose pas tout dйtruire, encore dйsamorce-t-il souvent ses destructions par l'allusion implicite а des reconstructions possibles. Timiditй qui est l'indice d'un moindre pouvoir destructeur, d'un souci de mйnager ses coups en ne dйcochant que des traits ajustйs а telle ou telle cible : il n'envoie pas tous ses boulets а la fois, ses rйserves de munitions n'йtant pas inйpuisables. A la diffйrence de l'ironiste, l'humoriste paraоt en possession d'inйpuisables forces destructrices, d'oщ une prodigalitй dans la dйpense des munitions а cфtй de laquelle l'art ironiste paraоt quelque peu dйbile. Aussi l'ironie est-elle plutфt intellectuelle, l'humour plutфt artiste : un des caractиres marquants des limites inhйrentes а toute approche spйcifiquement intellectuelle (de la vie, de la littйrature, d'autrui) йtant, tout autant que l'impuissance crйatrice, une certaine inaptitude а la destruction. Si la dйfinition classique de Γ « intellectuel » est de ne pas savoir crйer, son malheur est peut-кtre d'abord de ne pas savoir dйtruire.
Ce qui permet au rire tragique d'intervenir, manifestant un plaisir destructeur indiffйrent а la nature de ce qui est dйtruit, est йvidemment l'idйe de hasard ; plus prйcisйment : la capacitй de reconnaоtre le hasard comme anti-principe de tout ce qui existe. Seule une telle reconnaissance rend possibles а la fois la vision d'une disparition non compensйe (creux qui ne renvoie а aucun plein) et le plaisir au spectacle d'une telle disparition (qui se manifeste prйcisйment dans le rire). Le rire tragique, qui signifie qu'on prend plaisir au hasard et qu'on cйlиbre, par le rire, son apparition, est donc entiиrement йtranger а l'univers
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du sens, des significations et des contre-significations qui peuvent s'y jouer : indiffйrence au sens, mais aussi au non-sens, qui suffit а le diffйrencier en profondeur de toutes les autres formes de rire. La plupart des philosophes dйcrivent en effet le rire comme la consйquence d'un contraste se jouant entre le sens et ses propres contrariйtйs : ainsi G. Deleuze dans la Logique du sens, qui assimile l'humour stoпcien а l'humour anglais du nonsense (de mкme que Lewis Garroll met en prйsence, sur une mкme surface signifiante, les expressions de « table de multiplication » et de « table а manger », de mкme Chrysippe peut enseigner : « Si tu dis quelque chose, cela passe par la bouche ; or tu dis un chariot, donc un chariot passe par ta bouche »). Mкme conception du rire dans les premiиres lignes des Mots et les choses, oщ M. Foucault emprunte а J.-L. Borges un certain catalogue d'objets а l'intitulй contradictoire (l'une des classes d'objets inventoriйs, qui est dite renfermer tous les objets prйsents au catalogue, excluant notamment toutes les autres classes) : d'oщ, йcrit M. Foucault, un rire inextinguible qui secoue le lecteur devant « l'impossibilitй nue de penser cela ». Cette conception gйnйrale du rire attribue l'effet comique а un contraste entre le sens donnй et son incohйrence reconnue aprиs coup, а la maniиre dont l'intelligence peut se laisser surprendre, l'espace d'un instant qui est prйcisйment l'instant comique, en accueillant — а la faveur d'un relвchement d'attention, dirait Bergson — des propositions qui contredisent expressйment son attente. Une telle dйfinition du rire se rattache а une trиs ancienne tradition philosophique, qu'a codifiйe Kant une fois pour toutes dans le § 54 de la Critique du jugement : « Dans tout ce qui excite de violents йclats de rire, il faut qu'il y ait quelque absurditй (oщ l'entendement ne peut trouver pour soi-mкme aucune satisfaction). » Pour illustrer sa thиse, Kant, on le sait, raconte une histoire qui, assure-t-il, a de quoi « faire rire aux йclats une compagnie » : c'est celle « d'un marchand qui revenant des Indes en Europe avec toute sa fortune en marchandises, fut obligй, lors d'une violente tempкte, de tout jeter par-dessus bord et s'en affligea au point que la mкme nuit sa perruque en devint grise » (1). Histoire qui peut sembler misйrable mais qui, si elle l'est, ne l'est ni plus ni moins que le catalogue de Borges, le mot de Chrysippe ou la confusion des deux tables chez Lewis Garroll. Que les cheveux d'une perruque aient pu blanchir sous l'effet d'une йmotion violente, voilа qui conduit — par des voies un peu frustes, il est vrai, mais compte ici l'in-
(1) Critique du jugement, § 54.
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tention plus que la maniиre — а une contrariйtй intellectuelle comparable а toutes les contrariйtйs du mкme ordre : c'est-а-dire, tout comme le catalogue dont s'inspirent Les mots et les choses, а « l'impossibilitй nue de penser cela ». Ce qui est certain, c'est que tout rire issu, immйdiatement comme chez Kant ou mйdiate-ment comme chez Borges, de semblables contrariйtйs demeure entiиrement йtranger а une perspective tragique : l'effet de surprise et de contradiction ne pouvant se jouer sur la surface spйcifique qui est la sienne, et que dйfinit l'idйe de hasard. Le hasard qualifie une surface d'accueil universel, oщ tout apport contradictoire serait prйcisйment contradictoire lui-mкme (ce qui signifie ici impossible, c'est-а-dire n'arrivant jamais) : le hasard йtant, par dйfinition, ce а quoi rien ne peut contrevenir. Aussi le rire tragique ne signifie-t-il jamais qu'en la pensйe une certaine attente a йtй trompйe : pour qu'une telle contrariйtй soit possible, il faut qu'une certaine attente prйexiste а l'administration du dйmenti ; or, celui qui pense par hasard n'attend ni ne demande rien qui puisse ainsi s'offrir а la contradiction. Le rire exterminateur dont se recommande la vision tragique entretient donc avec le sens des rapports trиs particuliers : non de contradiction, mais d'ignorance. Si le rire salue, en certaines occasions, l'irruption du hasard, ce n'est pas qu'il exclue le sens, c'est qu'il l'ignore. Il n'est pas contre-signifiant, mais insignifiant. En revanche, le rire classique, dйcrit par Kant, n'a de sens qu'а partir du moment oщ il y a demande d'ordre, quand mкme l'effet du rire serait-il d'en йtablir l'inanitй. Ici apparaоt la grande faiblesse de l'humour stoпcien et de l'humour cynique, comme de l'humour du nonsense et de l'humour du Zen, tels que les loue G. Deleuze tout au long de sa Logique du sens : d'кtre conditionnйs par une demande d'ordre considйrйe, chez celui qu'on se dispose а confondre par le mot comique, comme йvidente et nйcessaire. C'est-а-dire : de n'кtre efficaces que par voie de riposte, d'avoir besoin du questionnement d'un tiers, d'une intervention extйrieure, pour « montrer » la matiиre de leur rire. Si l'on ne questionne jamais Diogиne le Cynique ou Chrysippe le Stoпcien, jamais ceux-ci ne pourront faire montre d'humour. De maniиre gйnйrale, la faiblesse de tels humours, comme celle du rire dйcrit par Kant, provient de ce qu'ils sont fonction d'une attente : le rфle du tiers-questionneur, chez les Cyniques et les Stoпciens, йtant le symbole d'une nйcessitй plus fondamentale qui est, chez l'humoriste lui-mкme, la prйsence d'une demande prйalable de sens, indispensable а l'apparition du dйrisoire. Le risible sera ici toujours second par rapport а l'intuition premiиre d'un certain
C. ROSSET 12
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ordre, ou d'un certain sens ; de plus, il devra tabler sur une certaine complicitй de la part d'autrui, sur l'hypothиse d'un sensus communis qui rejoint, en dйfinitive, l'idйe d'une « nature » humaine. Risible dont la faiblesse se manifeste ainsi а deux niveaux. En premier lieu, un tel rire est incapable d'accйder а la pensйe du hasard, et dйmontre de la maniиre la plus йvidente les raisons pour lesquelles il en est incapable : puisqu'il dйclare rire а la pensйe que l'ordre puisse faire problиme, ce qui signifie que l'ordre est ce а partir de quoi seulement il peut y avoir, par voie de contrariйtй, possibilitй de bizarre. Autrement dit : celui qui, au moment d'imaginer le dйsordre, ne peut se figurer que le contraire de l'ordre, avoue par lа qu'il ignore, et ignorera toujours, les notions de hasard et de chaos. En second lieu, rire des contrariйtйs du sens ne signifie pas tant ruiner le sens que l'affirmer in extremis et a contrario : comme il se voit dans beaucoup des manifestations du nonsense anglo-saxon, modиle de tenue et de respectabilitй morale, qui aboutit souvent а cйlйbrer implicitement un ordre йtabli, par le fait mкme que son contraire — le non-sens — est rйputй hilarant et impensable. D'oщ une remarquable innocuitй de ce rire, qui ne se divertit du non-sens que dans la mesure oщ il met celui-ci hors circuit, c'est-а-dire hors sens, et finalement hors sйrieux : dиs lors qu'il s'oppose а un sens et а un sйrieux, le rire ne peut fournir que du dйsordre de seconde main, qui sera d'ailleurs souvent un alibi (seul fournit du dйsordre, seul est « sйrieux », c'est-а-dire d'une efficacitй nocive, le rire qui ne s'oppose а aucun sens, а aucun sйrieux). Kant avait dйjа dit cette innocence du comique, au sens oщ il l'entendait, en remarquant que le plaisir attachй au rire intervient « sans dommage aucun pour le sentiment spirituel du respect pour les idйes morales » (1). La mкme remarque vaudrait pour le chariot de Ghrysippe, la table а manger de Lewis Garroll et l'impensable catalogue de Borges.
S'il est йtranger а ces jeux du sens et du non-sens, le rire exterminateur, tel que le conзoit et le pratique la pensйe tragique, est en revanche trиs conforme au schйma du comique proposй par Bergson dans Le rire : « du mйcanique plaquй sur du vivant ». La profondeur des analyses bergsoniennes consiste а avoir constamment dйcrit le rire comme effet de naufrage, en montrant que le rire naissait chaque fois que le « sens » (la libertй, la vie) venait а disparaоtre au profit de l'inertie matйrielle et « mйcanique ». Toutefois, une perspective tragique n'accepte la
(1) Critique du jugement, § 54.
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vйritй de ce schйma bergsonien qu'а la condition d'en inverser les termes : en disant qu'а l'occasion du rire l'illusoire sйrie du « vivant » vient justement coпncider avec la vйridique sйrie du « mйcanique » — l'instant comique reprйsentant ainsi un instant de vйritй, а la faveur duquel se rйvиle le fait que du vivant s'йtait indыment surajoutй au mйcanique dans l'imagination des hommes. Le « vivant » invoquй par Bergson pour rendre compte du rire implique en effet des prйsupposйs tйlйologiques (fоnalisme biologique) que le comique a prйcisйment pour consйquence d'йliminer. En sorte qu'au regard de la pensйe tragique la formule du rire exterminateur est : du vivant plaquй sur du mйcanique — ou du final surimposй au hasard — et, а la faveur d'une coпncidence rendue possible par le rire, se volatilisant а son contact. Un des exemples invoquйs par Bergson а l'appui de sa thиse vient confirmer le bien-fondй — du moins la possibilitй — de ce retournement des termes : « Pourquoi rit-on d'un orateur qui йternue au moment le plus pathйtique de son discours ? » (1) II est йvident qu'ici Bergson propose, sans y prendre garde, un renversement de sa formule : le « mйcanique » se trouvant plutфt du cфtй du sermon, le « vivant » plutфt du cфtй de l'йternuement.
Le rire exterminateur signifie donc, en derniиre analyse, la victoire du chaos sur l'apparence de l'ordre : la reconnaissance du hasard comme « vйritй » de « ce qui existe ». Reconnaissance qui est aussi une approbation, puisque le rire s'accompagne d'un plaisir, lequel signifie nйcessairement acquiescement et assomp-tion, comme l'a йtabli Freud dans Le mot d'esprit et ses rapports avec Γ inconscient. Cependant, on distinguera cette instance approbatrice de l'approbation elle-mкme, qui est le moteur premier du terrorisme intellectuel et de la philosophie tragique. De la seconde, la premiиre n'est que Y indice : offrant le tйmoignage de la possibilitй d'une telle approbation — puisque le hasard est ici source de rire, donc de plaisir — mais non le tйmoignage de l'approbation en personne. En rйalitй, une distance incommensurable sйpare le rire approbateur de l'approbation elle-mкme. Dans une perspective plotinienne, on dirait volontiers que le rire exterminateur n'est que l'hypostase de l'approbation, qui tire son кtre de l'approbation, mais ne se confond pas avec elle. L'approbation elle-mкme n'est pas rire de la mort, mais fкte devant la mort. La philosophie tragique ne commenзa pas lorsque les hommes eurent appris а rire de leurs cadavres, mais plutфt le jour mystйrieux, tardivement reconnu
(1) Le rire, p. 39.
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par Nietzsche dans L'origine de la tragйdie, oщ les Grecs confondirent en une seule fкte le culte des morts, dont йtait nйe la tragйdie, et le culte du dieu symbolisant le vin et l'ivresse : les Grandes Dionysies, qui le mкme jour cйlйbraient tout а la fois les jeux de la vie, de la mort et du hasard.
TABLE DES MATIИRES
PRЙFACE ............................................... 7
CHAPITRE PREMIER. — Du terrorisme en philosophie ....... 9
1 — Possibilitй d'une « philosophie » tragique ? ........ 9
2 — L'intention terroriste : sa nature ................. 14
3 — Digression. Critique d'un certain usage des philosophies
de Nietzsche, Marx et Freud : caractиre idйologique des thйories anti-idйologiques. Savoir tragique et sens
commun. Dйfinition de la philosophie tragique ..... 27
4 — But de l'intention terroriste : une expйrience philo-
sophique de l'approbation ........................ 42
CHAPITRE II. — Tragique et silence........................ 53
1 — Des trois maniиres de philosopher................. 53
2 — Tragique et silence. Des Tragiques grecs а la psycha-
nalyse.......................................... 56
3 — Le tragique de rйpйtition......................... 62
4 — Conclusion ...................................... 70
CHAPITRE III. — Tragique et hasard ...................... 71
1 — Le chвteau de « Hasard »......................... 71
2 — Hasard, principe d'йpouvantй : l'йtat de mort. Dйfinition
du concept de « tragique » ....................... 78
3 — Hasard, principe de fкte : l'йtat d'exception ....... 107
4 — Hasard et philosophie ........................... 117
Appendices :
I. — Lucrиce et la nature des choses ................ 123
II. — Pascal et la nature du savoir ................. 144
CHAPITRE IV. — Pratique du pire......................... 153
1 — Les conduites selon le pire ....................... 153
2 — Tragique et tolйrance (Morale du pire)............ 153
3 — La crйation impossible (Esthйtique du pire I) ...... 164
4 — Le rire exterminateur (Esthйtique du pire II)...... 171
1971. — Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendфme (France) ЛDIT. N° 31 471 IMPRIMЙ EN FRANCE IMP. N° 22 212